Pour un metteur en scène, l’intérêt du Ring, c’est qu’il laisse le temps de corriger une panne d’inspiration. Mais le problème du Ring, c’est que si cette panne s’éternise, ça se voit davantage. Wagner, avec sa théâtralité au long cours, est à la fois clément et impitoyable : appliqué à ses œuvres, un travail intelligent semblera génial, quand un projet inabouti paraîtra parfaitement stupide.
Du Rheingold de Calixto Bieito en janvier dernier, nous n’avions à peu près rien compris, sinon qu’après les Tétralogies industrielles de Patrice Chéreau et de plusieurs de ses imitateurs moins doués et les Tétralogies futuristes de Harry Kupfer ou de la Fura duels Baus, le metteur en scène espagnol entendait signer la première Tétralogie transhumaniste. Un projet qui se confirme dès le premier acte de cette Walkyrie : située dans un univers apocalyptique, où un arbuste qui a connu des jours meilleurs et la carcasse d’un bélier (l’un de ceux qui sont censés tirer le char de Fricka ?) constituent les seules traces de nature, l’action nous montre des protagonistes cernés par des caméras de surveillance, rongés par la peur, écrasés dans ce décor de Tchernobyl moderne. Au deuxième acte, Wotan règne sur une centre informatique transpercé de câbles qui rappellent le Nibelheilm du mois de janvier, et semble moins se préoccuper de Brünnhilde que du chien robot E-doggy développé par la société Ecotech. Au troisième acte, le même Wotan déconnecte une par une les Walkyries-humanoïdes avant d’isoler Brünnhilde en haut de la gigantesque structure métallique qui fait office de décor principal. Une fois qu’on a dit cela… on a à peu près tout dit. Les personnages restent extraordinairement statiques (tout le duo Siegmund-Sieglinde au I se déroule sur l’espace d’un matelas une place, ça facilite forcément le contact), comme si la grandiloquente laideur de décors post-industriels suffisait encore à donner au spectacle son brevet de subversion. Et lorsqu’une idée survient, elle frappe généralement par son incohérence : Sieglinde annonce à Siegmund que Hunding est endormi pendant que ce dernier se promène dans son salon, Brünnhilde apprend à Sieglinde qu’elle est enceinte alors que les costumiers l’ont dotée d’un ventre de fin de grossesse depuis le milieu de l’acte précédent, Wotan est présenté comme un agresseur sexuel dont Brünnhilde aurait été la victime, sans que rien dans le texte ni dans la musique ne vienne rendre cette trouvaille crédible – pas plus que la danse de joie qu’il exécute au moment de ses Adieux… En somme, de ce gros brouillon de projet théâtral, on sort avant tout avec la certitude que Calixto Bieito n’est pas plus doué en nouvelles technologies qu’en direction d’acteurs (qu’on m’explique pourquoi les armoires du data center sont remplies de bons vieux classeurs qui ne dépareraient pas sur les étagères de l’inspecteur Derrick).
© Herwig Prammer
Heureusement, la partie musicale procure des plaisirs contrastés, ce qui constitue un immense progrès par rapport à la partie scénique. On savait, depuis son Max dans le Freischütz de Weber et son Florestan dans le Fidelio de Beethoven, que Stanislas de Barbeyrac avait la voix et l’intelligence pour aborder des rôles de plus en plus lourds. Après Londres en mai dernier, il offre à Paris ce Siegmund en version scénique si attendu. Sans forcer ses moyens, avec une apparente facilité qui force l’admiration il fait de l’homogénéité de sa voix et des teintes chaleureuses de son timbre les atouts d’un personnage à la fois juvénile et touchant. Son partenaire londonien, Christopher Maltman, remplace ce soir Iain Paterson en Wotan. Là encore, on reste coi devant la transformation vocale de ce chanteur abonné, il y a encore quelques années, au Comte des Noces de Figaro. Rien ne semble contraint pourtant chez ce Wotan certes plus baryton que basse, mais souverainement phrasé, projeté, et joué. Pas aidée par son entrée, où on lui demande de sautiller sur un cheval-bâton, Tamara Wilson a les moyens et les notes de Brunnhilde, ce rôle assassin auquel son timbre lacté apporte la jeunesse idoine. Manque encore un soupçon d’abandon pour que le personnage, abordé récemment (l’été dernier à Santa Fe), se révèle dans toute sa fièvre. On s’attendait à n’être qu’enthousiasme pour Elza van den Heever et Günther Groissböck ; mais il semblerait que la première soit désormais plus à l’aise dans des rôles plus lourds que Sieglinde, dont le lyrisme et la douceur lui échappent en partie (elle sacrifie à un parlando malvenu dans le bas de la tessiture et se rattrape avec un « O hehrstes Wunder » au souffle infini et au volume torrentiel), tandis que le second est apparu en petite forme, exposant la trame d’une voix plus métallique qu’à l’accoutumée. On passera, enfin, sur le chant dépourvu de nuances d’Eve-Maud Hubeaux (un certain tempérament n’a jamais fait une Fricka) en saluant un impeccable pupitre de walkyries.
A l’applaudimètre, tout le monde s’incline devant l’Orchestre de l’Opéra de Paris, pourtant pas avare en approximations du côté des cuivres en ce soir de première. Si l’ensemble devrait gagner en précision au fil des représentations, il faudra aussi espérer que la direction de Pablo Heras-Casado se fasse plus tendue et dramatique, pour soutenir pleinement les chanteurs qui portent, seuls sur leurs épaules, le poids d’un drame qui finit quand même par toucher. Il y a décidément des œuvres qui résistent à tout !