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Semyon Bychkov tombe le masque



© Sheila Rock
D’Auber à La Compagnie Créole en passant par Mercadante, les bals masqués se suivent (et ne se ressemblent pas). Pour Semyon Bychkov, un seul importe : celui que Giuseppe Verdi composa aux alentours de 1859 et qu’il dirige à l’Opéra de Paris du 4 juin au 4 juillet. L’occasion d’en savoir plus sur l’homme et sur l’œuvre, plus subtile que certains ont bien voulu le dire, « du champagne empoisonné » même selon le chef d’orchestre russe.




« Après une longue période consacrée à Richard Strauss, il était temps de revenir à Verdi ! » Plus qu’une déclaration, il s’agit d’un aveu. L’actualité lyrique de Semyon Bychkov s’est concentrée ces dernières années sur le répertoire germanique. Sa présence depuis 1997 à la tête de l’orchestre Symphonique de la WDR de Cologne n’y est sans doute pas étrangère. Un enregistrement d’Elektra puis de Daphné en 2005, une captation sur le vif du Chevalier à la rose à Salzbourg en 2004 ont scellé l’alliance. Normal. «  Quatre piliers soutiennent le répertoire lyrique : Wagner, Strauss, Mozart et Verdi. J’ai beaucoup dirigé les deux premiers, Mozart un peu moins - La Finta Giardinera à Aix en 1984, Idoménée à Florence en 1996 et Don Giovanni à Chicago en 1998. Verdi représente la quatrième colonne de l’édifice. » Mais l’attirance du maestro russe pour le maître de Busseto dépasse la simple recherche d’un équilibre lyrique dans une carrière internationale. « J’ai besoin de la musique de Verdi par tempérament. Saint-Pétersbourg, la ville où j’ai grandi, compte trois salles d’opéra. De l’âge de 10 à 18 ans, il ne s’est pas écoulé une semaine sans que j’assiste à une représentation de La Traviata. Par passion uniquement. A chaque fois je terminais la représentation en larmes – sauf quand les chanteurs étaient trop mauvais ! ». Puis, aux souvenirs des premiers émois musicaux s’ajoutent certaines coïncidences troublantes. « Deux ans après mon arrivée aux Etats-Unis, en 1978, le responsable du festival de musique d’Artpark à New York, Christopher Keene, m’a demandé de diriger Le Trouvère au débotté. C’est ce qui a lancé ma carrière outre-atlantique ; j’ai ainsi également rencontré les membres du Buffalo Philharmonic dont je suis devenu le directeur musical quelques années plus tard. »

Cette relation intime tissée au fil des ans n’empêche pas Semyon Bychkov de raison garder. Parmi ses œuvres du compositeur italien, il privilégie celles de la maturité. « Je ne suis pas intéressé par la quantité. Je n’ai qu’une vie et pas assez de temps devant moi pour diriger tous les opéras dont j’aurais envie : Les noces de Figaro, La flûte enchantée, Cosi fan tutte, Wozzeck, La femme sans ombre, Les maîtres chanteurs, etc. Mon choix s’arrête alors sur ceux que je considère comme des chefs d’œuvre : Don Carlo, Otello que j’aborderai au festival de Saint-Sébastien et à Cologne en septembre puis à New York en 2008 sans oublier Le Requiem à Cologne en novembre prochain avec une distribution prestigieuse : Violetta Urmana, Olga Borodina, Ramon Vargas et Ferruccio Furlanetto. Un DVD du concert sera réalisé à cette occasion ; un CD enregistré en studio devrait suivre (1). Et puis il y a La Traviata mais j’attends pour me lancer de rencontrer ma Violetta. »

Et Un bal masqué dans tout ça ? « A quelques jours de la première, il est au cœur de mes préoccupations. Je suis exactement comme Daniel Day Lewis qui pour jouer dans le film The left foot a boité durant plusieurs mois ; je m’identifie totalement au projet du moment. ». D’autant plus qu’il offre au maestro l’opportunité de retrouver Paris. « Après les succès de Salomé, Parsifal et Eugène Onéguine, je me réjouis de renouer avec un public qui à chaque fois m’a soutenu chaleureusement. L’Opéra de Paris est un théâtre de traditions, riche d’une histoire à laquelle Verdi a participé. Ca tombe bien ! Et puis je suis installé en France depuis 20 ans ; j’ai épousé une française (2) ; je peux enfin faire comme tout le monde : travailler dans la ville où j’habite ! »

La culture française n’est pas la seule familière à Semyon Bychkov. Les années passées à Florence, dans le cadre du Mai musical, l’ont amené à vivre au plus près de l’Italie. Les nombreux et longs séjours dans la cité des Médicis se révèlent bénéfiques pour interpréter les opéras de Verdi. « Je me suis imprégné de la langue, de son inflexion, des manières et du comportement des italiens, de leur expression, bref de tout ce qui faisait partie intégrante de l’esprit du compositeur et qui n’a pas manqué d’influencer son écriture. A cette expérience personnelle s’ajoute celle du temps passé à côtoyer Wagner et Strauss car leur musique et celle de Verdi puisent à la même source du bel canto romantique. Tous ces éléments influencent inévitablement ma manière de diriger aujourd’hui Un bal masqué. La différence est encore plus nette si je me réfère à la dernière – et première - fois que j’ai abordé l’œuvre. C’était en 1995 à Florence, il y a douze ans… ».

Depuis l’eau a effectivement coulé sous les ponts mais si la vision du chef a évolué, le regard qu’il porte sur la partition n’a pas changé. « Je la trouve inouïe ; notamment parce que l’orchestre en est l’un des protagonistes, au même titre que les chanteurs. Comme dans Mozart, la variation du phrasé ou du caractère est incessante ; chaque mesure a un sens. Si par exemple un legato succède à deux notes staccato pointues comme un petit couteau, ce n’est pas un hasard ; c’est parce qu’elles expriment un changement d’attitude, qu’elles traduisent une pensée précise dans la tête du personnage à ce moment. L’hypocrisie, l’ironie, l’amour bien sûr, tous les sentiments humains sont présents, parfois en même temps. J’aime le mélange de comique et de tragique, comme dans Mozart encore. »

A côté de ces mesures ciselées comme des orfèvreries, l’écriture du Bal masqué comporte des passages plus convenus, comme les roulements de timbales en fin d’acte ou encore le rythme fruste de certaines cabalettes. Et pourtant… « Quand on aime quelqu’un, on l’aime aussi pour ces défauts. D’abord, qui suis-je pour parler des défauts de Verdi ? Personnellement, je ne lui en trouve pas. Chacun est libre d’avoir sa propre opinion en fonction de sa propre sensibilité. Je souhaiterais qu’on dépasse l’idée du politiquement correct car elle conduit à l’intransigeance et, en poussant le raisonnement, aux dictatures comme celle que j’ai pu connaître durant ma jeunesse en Union Soviétique. Pour en revenir à Verdi, sa musique mérite largement qu’on lui consacre sa vie. »

Semyon Bychkov manifeste la même ouverture d’esprit quand on évoque les libertés que les chanteurs peuvent prendre avec la partition ou certains usages qui ne sont pas écrits : les rires du ténor dans le quintette « E scherzo, od è follia », les fioritures qu’ajoute d’Oscar au « Saper vorreste »… « Je n’ai pas d’a priori. Seul compte l’esprit de la musique, peu importe les moyens par lesquels on y arrive. Hier, les chanteurs se permettaient d’ajouter des notes supplémentaires, puis Toscanini est arrivé en prônant le respect absolu de la partition. Et aujourd’hui ? Nous autres, interprètes, devons juste veiller à exprimer les intentions du compositeur, le reste relève de l’idéologie et je ne suis pas un idéologue. Tous ces discours sont contraires aux valeurs de tolérance et de pluralité qui sont les miennes. Cela ne m’empêche pas de posséder des convictions fortes, formées par la réflexion et l’expérience, mais je n’exige pas des autres qu’ils épousent à tout prix mon point de vue. Les communistes en Union Soviétique pensaient exactement le contraire. Depuis l’histoire a jugé, le monde a changé et j’en suis très heureux. »

Propos recueillis par Christophe Rizoud
 Mai 2007



Notes
(1) la pianiste Marielle Labèque

(2) Parmi les enregistrements à venir de Semyon Bychkov, on note aussi Lohengrin en juin 2008 et – scoop ! - Tristan et Isolde avec Violetta Urmana, Ben Heppner, Franz-Josef Selig…Parution prévue en 2010.

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