C O N C E R T S 
 
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PARIS
24/06/04

Raffaella Milanesi
ANTIGONA

Tommaso TRAETTA (1727-1779)

Tragédie en musique en trois actes
Livret de Marco Coltellini
díaprès líAntigone de Sophocle
Créé le 11 novembre 1772
au Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg

Mise en scène : Éric Vigner
Décors : M/M
Costumes : Paul Quenson
Lumières : Marie-Christine Soma
 

Antigona : Raffaella Milanesi *
Creonte : Kobie van Rensburg
Emone : Laura Polverelli
Ismene : Marina Comparato
Adrasto : John McVeigh

Choeur de Chambre "Les Eléments"

Les Talens Lyriques
Direction : Christophe Rousset

Paris, Théâtre du Châtelet
24 Juin 2004

* Raffaella Milanesi remplace au pied levé Maria Bayo,
"victime d'un heureux événement", pour l'ensemble des représentations.



CHAÎNON MANQUANT

Primo la parola... Primo la musica... A ce vieux débat, une bonne partie de la critique et de l'intelligentsia parisienne apporte sa réponse : primo... la mise en scène !

Créé à Montpellier, le spectacle d'Eric Vigner débarque au Châtelet précédé d'une réputation peu flatteuse ; résultat : une salle à moitié vide en ce soir du 24 juin, et qui n'ose pas vraiment applaudir, comme honteuse d'être là. Quel gâchis. La redécouverte de ce chef-d'oeuvre quasiment inconnu du public aurait mérité un autre accueil et, en tout cas, une autre curiosité intellectuelle.

Né en 1727 (13 ans après Gluck) et mort en 1779 (8 ans avant Gluck cette fois et 23 ans après la naissance de Mozart), Traetta souffre d'être encadré par ces deux géants. Réformiste comme Gluck mais à sa manière, il est parmi les premiers à tourner le dos au modèle de Metastase, composant même sur des livrets de Rameau traduit en italien (Ippolito ed Aricia par exemple en 1758). 

Créé en 1772 à St Petersbourg, Antigona signe une nouvelle évolution dans le langage musical. On sent, certes, l'influence de Gluck, un je ne sais quoi de déclamatoire dans certaines parties ; mais les récitatifs sont bien plus resserrés que chez le compositeur allemand, contribuant à accentuer le sentiment d'urgence du drame.

Comment enfin ne pas céder au charme si "italien" de l'extrême facilité mélodique du compositeur qui nous vaut quelques airs de grande virtuosité ? 

Mais le plus surprenant est ailleurs, dans une architecture totalement novatrice : une formidable liberté dans la forme au regard des canons de l'opera seria (1). Ainsi, l'oeuvre s'ouvre-t-elle sur le duel d'Etéocle et Polynice, les deux fils rivaux d'Oedipe et Jocaste : c'est un ballet-pantomime soutenu par les choeurs.

Au premier acte, le trio "Ah de'tuoi re" démarre comme un air pour Antigone, rattrapée par Ismène, puis par Créonte ; suit un duo Antigone/Ismène puis une séquence identique dans une tonalité différente ; on reprend par un duo Créonte/Antigone qui devient trio puis les choeurs commencent à prendre part à l'ensemble et ainsi jusqu'à une rapide conclusion chorale qui enchaîne avec un récitatif.

Dernier exemple, le final de l'acte I : l'air d'Ismène se transforme en duo avec Emone qui débouche sur un nouveau duo après un récitatif.

De même, les grands airs à vocalises ne se terminent pas nécessairement sur une "simple" cadence finale, mais peuvent "dégénérer" en duo (ou plus si affinités). A noter également, une utilisation très originale du choeur, presque omniprésent, et qui ne se contente plus de commenter l'action mais y participe pleinement.
Voilà ce que nos spectateurs parisiens ont manqué.
Principal "coupable" de ce peu d'empressement du public (par ailleurs très sollicité en matière d'opéra baroque cette saison il faut bien le dire (2)), la mise en scène d'Éric Vigner n'a rien de génial, mais surtout rien de scandaleux.
Décors et costumes jouent essentiellement sur le noir et le blanc, sans qu'une signification particulière ne soit donnée à chacune de ces couleurs.
Une avancée de la scène (noire) vient encadrer la fosse d'orchestre (à la manière du célèbre Viaggio a Reims de Ronconi), ce qui permet aux interprètes de chanter ou de danser devant la fosse. Ainsi du duel qui oppose les deux frères.

L'inconvénient d'un tel dispositif, c'est malheureusement qu'il altère le son de l'orchestre des Talens Lyriques, plus étouffé.
La scène est recouverte de lettres géantes ("T", "H", "E", "B", "E" et "S" : on se demande vraiment ce que ces lettres peuvent bien désigner... ) qui bougent au hasard des scènes ainsi que de quelques accessoires suivant les nécessités de l'action.
De grands rideaux de toiles peintes, plus ou moins ajourés, complètent le dispositif ; les dessins en noir et blanc ne sont pas du meilleur goût : sexe en érection, flot de spermatozoïdes, poisson plat et autres légumes. Sans doute pour mieux insister sur le poids de l'hérédité chez les Grecs et sur le fait qu'ils habitent au bord de la mer.
Les costumes sont très variés, mais toujours en noir et blanc (je précise pour ceux qui auraient du mal à saisir le concept) : à la longue, on a un peu l'impression de contempler un défilé de "codes-barres". Créonte est en noir, Ismène en blanc et Antigone en noir & blanc : difficile d'en tirer une lecture particulière ; admettons que Créonte soit le méchant (en noir), Ismène n'en est pas pour autant une sainte (ni une oie blanche). 
Les deux frères (incarnés par des jumeaux, du moins cela y ressemble) sont en chemise blanche et pantalon noir : après s'être entretués dès la première scène, ils restent présents tout au long du spectacle, témoins muets du drame qui se joue.
Au global, un spectacle avec quelques côtés éventuellement irritants (c'est la rançon d'une tentative d'originalité) mais rien qui ne justifie une "descente en flamme" (3). Beaucoup plus contestables en revanche, les coupures dans le final, destinées à évacuer le lieto fine original (comme si Traetta n'était pas été assez grand pour décider de lui-même ce qu'il fallait garder de l'école qu'il remettait en cause).

Vocalement, le plateau est d'excellente tenue.
Raffaella Milanesi remplace Maria Bayo, qui n'aura pu assurer que la répétition générale de l'ouvrage. Il est difficile de dire si l'on y perd véritablement au change tant cette jeune chanteuse relève avec succès ce terrible défi : une belle voix, sans difficulté particulière malgré les pièges d'une écriture vocale parfois très ornée. L'acoustique du Châtelet aidant (et les musiciens se retrouvant un peu en sourdine du fait du dispositif scénique), le volume vocal est suffisant pour remplir la salle ; enfin, malgré sa jeunesse, la chanteuse sait déjà varier les couleurs en fonction des situations : du beau travail. Scéniquement, l'incarnation est un peu froide au début, puis plus investie par la suite : une vision intéressante et juste, assez proche finalement de la tragédie grecque.
Kobie van Rensburg est un cas à part : le timbre, assez nasillard, est associé à une voix relativement puissante, instinctivement, on pense à Michel Sénéchal en Siegfried. L'effet de surprise passé, il faut reconnaître à cet artiste un engagement dramatique sans faille (notamment dans sa dernière scène) doublé de grandes qualités techniques qui lui permettent de triompher des écueils dont sa partie n'est pas en reste. Il remporte ainsi un triomphe bien mérité au rideau final.
Marina Comparato incarne merveilleusement Ismène, la soeur d'Antigone, un rôle finalement un peu secondaire dramatiquement, mais musicalement important. La voix se marie à merveille à celle de Raffaella Milanesi : on est étonné d'un pareil résultat, sans répétitions.
Laura Polverelli est Emone, l'amant d'Antigona ; comme celui d'Ismène, le rôle est peut-être un peu sacrifié dramatiquement mais certainement pas vocalement (Emone chante d'ailleurs surtout avec Ismène et peu avec Antigone) et le mezzo y est parfaite de musicalité et d'intelligence.
Le rôle d'Adrasto est franchement secondaire : le ténor John McVeigh n'en a que plus de mérite à se faire remarquer : agilité, style et belle tenue de scène, voilà une voix jeune mais déjà remarquable.
Le choeur "Les Eléments" succède à celui de l'Opéra de Montpellier : c'est une véritable réussite, d'autant que son rôle est absolument primordial dans l'oeuvre de Traetta. Très à l'aise dans le lamento, la formation est aussi capable d'une grande énergie, témoignant d'une dynamique qu'on ne trouve pas souvent dans ce répertoire.
Mais c'est à Christophe Rousset à la tête de sa formation que revient le mérite de la réussite de cette soirée. Portant à bout de bras cette partition dont il comprend parfaitement les enjeux et les ressorts, Rousset imprime de bout en bout une tension implacable, sans jamais sacrifier à la musicalité. Les attaques sont précises sans sécheresse, les tempi vifs mais laissant respirer les chanteurs, les "cordes" sont divines et, cerise sur le gâteau baroque, non seulement il n'y a pas de couacs dans les vents, mais en plus leur couleur est superbe ! Bref : comment font-ils ?
Vous l'aurez compris : si une faille dans l'espace temps vous ramène quelques semaines en arrière, courrez voir cette Antigona.
 
 

Placido CARREROTTI
Notes

1. Mozart n'aura pas les mêmes audaces, conservant cette même architecture, sans remise en cause en profondeur, jusqu'à son ultime Clemenza di Tito.

2.  Alcina à Garnier, Les Paladins au Châtelet, Serse et Semele au TCE, des 
baroqueuses pour ne parler que des versions scéniques parisiennes (et j'en oublie sûrement).

3. Et il faudrait sans doute aller chercher ailleurs les raisons de l'unanimité du mauvais accueil critique, sans doute dans des querelles de chapelle.

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