C O N C E R T S
 
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STRASBOURG
15/06/2007
 
© Alain KAISER

Modest MOUSSORGSKY

BORIS GODOUNOV

Drame populaire en un Prologue et 3 actes
Livret du compositeur d’après Alexandre Pouchkine
Créé le 27 janvier 1874 au Théâtre Marynski de Saint-Pétersbourg

Edition critique de David Lloyd Jones / Pavel Lamm
(Oxford University Press 1975)

Direction musicale : Hans Graf
Mise en scène : Klaus Michael Grüber
Collaboration à la mise en scène : Ellen Hammer
Décors : Eduardo Arroyo
Costumes : Rudy Sabounghi
Chorégraphie et mouvements du chœur : Giuseppe Frigeni
Éclairages : Dominique Borrini
Assistant à la direction musicale : Geoffrey Styles
Collaboration aux décors : Bernard Michel
Assistante costumes : Stéphanie Zani

Boris : John Tomlinson
Feodor : Carolina Bruck Santos
Xenia : Elena Xanthoudakis
La Nourrice : Naīra Ghazaryan
Chouiski : Ian Caley
Tchelkalov : Cyril Rovery
Pimène : Kisselev
Grigori (le Faux Dimitri) : Grivnov
Varlaam : Vladimir Matorin
Missaïl : Ivan Matiakh
L'Hôtesse : Ardam
L'Innocent : Dmitri Voropaev
Nikititch : Bolleire
Boyard de la cour : Schann
Boyard Khruchtchov : Roger Padullés
Lavitski : Carlos Aguirre
Czernikowskich : Dominic Burns
Mitioukha : Mario Brazitzov

Chœurs de l'Opéra national du Rhin
Direction des Chœurs : Michel Capperon

Les Petits Chanteurs de Strasbourg
Direction : Philippe Utard

Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Coproduction Opéra National du Rhin,
Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles
et Teatro Real de Madrid


Strasbourg, Opéra, 15 juin 2007

Un Boris anti-russe irritant.


Cette production de Boris Godounov laisse songeur.
D’où vient ainsi la sensation qu’un chanteur, bien que semblant investi dans son rôle et se donnant visiblement à fond, n’émeut pas, ne touche pas ? Joue-t-il mal  (mais qu’est-ce que « bien jouer » ?), est-il mal dirigé ? Chante-t-il mal ? Toujours est-il que le Boris de John Tomlinson ne passe pas la rampe. On ne saura pour notre part dire vraiment pourquoi mais le fait est que nous sommes hélas resté assez indifférent au personnage qu’il campe. Et pourtant, le chanteur évite toute facilité, la voix, certes usée, affiche encore un très beau grave, mais dès le haut-medium, un vibrato lent et large entache le chant qui, par ailleurs, est intelligemment mené.
Cela n’est-il dû qu’au chanteur ? Car John Tomlinson n’est pas le seul à tourner à vide. Ian Caley passe complètement à côté du personnage de Chouisky (la mise en scène ne l’aide certes pas) et n’est à aucun moment l’inquiétant intrigant tel un serpent se glissant partout tandis que l’Innocent de Dmitri Voropaev n’émeut pas un instant alors que Moussorgsky lui a écrit la plus belle musique du monde.


© Alain KAISER

Cette production rend également perplexe.
La mise en scène de Klaus Michael Grüber élimine quasiment toute référence à la Russie, ce qui est certes envisageable bien que l’œuvre crie son « russisme », mais en profite pour nous offrir un méli-mélo qui tourne au fourre-tout, qui plus est encombré de symboles incompréhensibles.
Pimène devient ainsi un Saint-Jérôme tout droit sorti d’un tableau de Dürer (avec le lion à ses pieds), le tableau de la Cathédrale Sainte Basile se voit affublé d’un ballon dirigeable dans les airs (avec un œil dessiné sur la toile) et d’une maquette géante de mouche en plastique (?), le tableau de la Douma voit une pyramide (aztèque ?) sur laquelle Boris siège au milieu de ses boyards tel un Dieu entouré de ses saints comme dans un tympan roman, tandis que la scène de la forêt de Kromy voit une boîte en verre renfermant des néons dessinant un motif indéfini (pour nous en tout cas).


© Alain KAISER

Nous ne sommes pas contre des symboles dont la signification ne transparaît qu’au fur et à mesure du déroulement de l’action, mais ici, nous n’avons pu trouver un sens à ces originalités. Surtout, nous avons le sentiment que Grüber veut coller son univers, ses goûts, sur un sujet qui ne s’accommode pas de cela, ce qui brouille la vision d’ensemble (on avait déjà fait le même reproche à sa vision de Parsifal).
La perplexité vire à l’agacement lorsque les situations les plus fortes sont affadies par des images incongrues : le policier qui moleste la foule dans le premier tableau semble issu d’un théâtre de Guignol (tous comme les policiers du tableau de l’auberge (1)) et ne suscite aucune peur comme il devrait le faire (le chanteur éructant un mauvais russe, avec des aigus trop ouverts, n’aide pas à la crédibilité du personnage). On constate le même détournement et le même affadissement avec le personnage de l’Innocent, l’un de ces « fous de Dieu » dont la clairvoyance inspire en Russie le respect (Boris d’ailleurs interdit qu’on le touche après qu’il ait pourtant dit des paroles offensantes à son égard). Ici, nous voyons un être bossu traînant la jambe qui suscite la pitié sur son seul sort d’handicapé, alors que dans l’opéra de Moussorgsky, il est le symbole de tout un peuple miséreux crevant de faim.
Autre personnage, autre incohérence : celui de Chouiski qui doit tirer toutes les ficelles, un manipulateur vicieux et malfaisant alors qu’il est ici d’une transparence que sans doute aucun autre metteur en scène de l’ouvrage ne pourrait envisager. Consternant.
Dernier exemple de ces incohérences lorsque la foule réclame la charité et du pain au Tsar (dans un chœur d’une intensité exceptionnelle), sa vindicte tombe complètement à plat puisque avant même que les malheureux n’aient commencé à supplier, des boyards leur jettent des pièces : à quoi bon réclamer la charité puisqu’on vous lance des pièces ?
Au vu de ces quelques exemples, peut-on dire que Klaus-Michael Grüber est passé à côté du sujet ? A notre sens, pratiquement. Qu’a donc voulu faire le metteur en scène ? Montrer, à travers le sort de Boris, l’errance psychologique d’un assassin ? La difficulté de gouverner ? Un trône qui vacille par la ruse d’opportunistes ? Difficile de cerner un fil conducteur dans cette vision esthétisante, abstraite, qui mélange les genres, fait des images - parfois certes belles, souvent absconses - mais pas vraiment du théâtre. Le propos en devient plat - ce qui est un comble quand on connaît la force dramatique de l’ouvrage - et d’une incongruité irritante.

© Alain KAISER

Ce Boris rend enfin... mécontent (gardons notre calme car nous l’avons déjà un peu perdu...).
Pourquoi ne pas jouer intégralement l’une des deux versions de Boris Godounov (1869 ou 1872) au lieu de nous offrir un mélange invraisemblable des deux, qui plus est affublé de coupures ? La partition est tout bonnement et honteusement charcutée. Au moins l’Opéra du Rhin a-t-il l’honnêteté d’indiquer dans le programme ce mélange (mais avec des erreurs (2)) qui ainsi, même pour le profane, ne peut que sauter aux yeux.
On ne s’éternisera pas ici sur ce tripatouillage sauf lorsque cela ajoute à l’incohérence scénique. Ainsi, dans cette production, le personnage de l’Innocent apparaît à deux reprises et chante deux fois la même chose. Abbado, qui tenait lui aussi à jouer les deux tableaux où intervient cette scène (les deux tableaux appartenant chacun à l’une des versions) a proposé une solution ingénieuse pour éviter cela : la scène de l’Innocent est coupée en deux, la première partie intervient dans le tableau de la Cathédrale Ste Basile et la deuxième à la toute fin du dernier tableau. Au moins cela a-t-il le mérite de ne pas faire entendre la même musique et de ne pas offrir la même conclusion orchestrale à deux tableaux, chose absolument impossible et navrante pourtant offerte ici.
Autre incohérence, due cette fois aux coupures : dans le dernier tableau, la scène des jésuites malmenés par la foule est coupée, mais, problème, le dernier chœur fait intervenir quelques répliques de ces personnages... Qu’à cela ne tienne, on les fait rentrer sur scène juste pour chanter leurs phrases (en latin) et au diable la cohérence !
Arrêtons-là notre énumération tant l’énervement est déjà grand...

© Alain KAISER

Où sont donc les bonheurs de ce spectacle ? (car il y en a !)
Dans la direction musicale de Hans Graf tout d’abord. La musique orchestrale de Moussorgsky est sans doute l’une des plus difficiles à faire sonner et bien des chefs l’ont rendue soit terne et fade, soit clinquante et bruyante (ce qui ne lui réussit pas du tout). A l’instar d’Abbado, « LE » chef qui a parfaitement su faire sonner l’orchestre moussorgskien, Hans Graf sait doser les éléments qui font la particularité d’une orchestration hors-norme et lui donner toute son originalité et sa splendeur. Le discours est par ailleurs remarquablement mené et modelé. L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, malgré quelques accrocs, répond efficacement à ces exigences.
Bonheur aussi avec les chœurs, solides et fort beaux (avec notamment d’impeccables Petits Chanteurs de Strasbourg) et certains chanteurs dont l’irréprochable Pimène d’Alexander Kisselev, bon et doux, le truculent Varlaam de l’excellent Vladimir Matorin, les très convaincantes Carolina Bruck-Santos en Féodor, Elena Xanthoudakis en Xénia et Elsbieta Ardam en Aubergiste (d’ailleurs transformée en fermière...) et le remarquable Dmitri d’un ténor à suivre : Vsevolod Grivnov.
Malgré tout, ces bonheurs ne parviennent pas à compenser l’irritation de l’amoureux de Moussorgsky. Après avoir subi l’orchestration de Rimsky-Korsakov de nombreuses années, nous voici heureusement revenus à l’orchestration de Moussorgsky. Le prochain combat est de revenir à l’une ou l’autre des deux versions, sans mélange, sans coupures, par honnêteté, tout simplement. Ce combat est loin d’être gagné à en juger par cette production ou par celle présentée à Barcelone en octobre 2004 (un DVD paru récemment en témoigne)...


Pierre-Emmanuel LEPHAY


Prochaines représentations :
STRASBOURG, Opéra : 19, 21, 23, 25 juin 20 h ; 17 juin 17 h
MULHOUSE, La Filature : 1er juillet 17 h ; 3 juillet 20 h
Renseignements : operanationaldurhin.fr


Notes
(1) D’ailleurs, de manière générale, les costumes ne sont pas vraiment beaux : des policiers sortis d’une opérette au Boris couvert d’une chape dorée, en passant par les enfants du Tsar tout en bleu électrique et les habits chocolat des boyards, on frise parfois le grotesque.

(2) Le tableau de l’Auberge est annoncé dans sa version initiale pour l’introduction jusqu’à l’arrivée de Varlaam et Missail, or on entend la « chanson du canard » qui est propre à la deuxième version. Par ailleurs, la scène du perroquet est dite coupée, elle l’est en fait à moitié : on entend bien le chœur de femmes en coulisse s’énerver, Féodor sort de scène pour savoir ce qui se passe... On ne le saura jamais puisque Féodor ne fera pas son récit où il explique que c’est un perroquet qui avait créé toute cette panique. Quitte à couper cette scène, autant couper le chœur de femmes dont on ne connaît ici absolument pas la motivation. Enfin, la coupure de la scène des jésuites dans le dernier tableau n’est pas indiquée, ce qui prive pourtant la référence aux catholiques qui ont pris le parti du faux Dmitri : cela aurait dû plaire à Grüber qui s’est ingénié à coller des références au monde catholique dans sa mise en scène...




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