C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
BERLIN
Staatsoper unter den Linden
29/06/02

(Photo : Olivier Lallouette et Rosemary Joshua)

La Calisto
Opéra de Pier Francesco CAVALLI

Calisto, Eternità : Rosemary JOSHUA
Giove : Olivier LALLOUETTE
Diana, : Luise WINTER
Mercurio : Hans Peter KAMMERER
Endimione : Graham PUSHEE
Linfea : Bernard LOONEN
Giunone : Sonia TEODORIDOU
Pane, : Barry BANKS
Satirino, 1. Furie : Dominique VISSE
Silvano : Antonio ABETE
2. Furie : Stephen WALLACE
 

CONCERTO VOCALE
Direction : René JACOBS / Attilio CREMONESI*

Mise en scène, décors et costumes : Herbert WERNICKE

Berlin, Staatsoper unter den Linden,
les 29 et 30 juin et 3*, 5 et 6 juillet 2002



Commedia érotique d'un soir d'été
 

Fantaisie érotico-baroque dans le mode vénitien revenue à la popularité voilà dix ans par la grâce de cette production, à présent incontournable, du tandem Wernicke/Jacobs, La Calisto semble avoir depuis rejoint le groupe de tête des favoris du public du Staatsoper, quelque part entre la dernière trilogie Mozart/Da Ponte et l'intégrale Wagner maison. La foule se presse en rangs serrés à l'Abendkasse pour s'arracher les quelques places restantes le soir même et, dans la salle remplie à ras bord, les populations se mélangent allègrement, les petites Rosenkohlenköpfe (mot à mot les "têtes de choux-fleurs", entendez par-là les ravissantes mamies impeccablement brushées et permanentées) se trouvant prises en sandwich entre couples gays branchés sur leur trente-et-un, jeunesse piercée en baggy trousers et survêtement Quicksilver à capuchon, et mères de familles bourgeoises entourées de leurs marmots endimanchés. A peine a-t-on pris le temps de se dire que la marmaille en question est peut-être un peu jeune pour un tel livret, que le rideau se lève et rectifie ce jugement trop hâtif : si, en effet, le livret follement, délicieusement licencieux de Faustini risque de les dérouter (quoique, la jeunesse, de nos jours... ), l'imagerie convoquée par le regretté metteur en scène allemand a tout pour les séduire.

La Calisto, en effet, compte incontestablement parmi les plus grandioses réussites de Wernicke qui, en prenant le parti de la transposition commedia dell'artesque, faisait un choix décisif pour la longévité de cette production. Le décor ingénieux, les couleurs festives, les costumes raffinés et l'humour burlesque suscitent toujours le même enthousiasme, la même fascination, et c'est l'auditoire au grand complet qui retombe en enfance en regardant ces personnages se débattre dans des situations toutes plus délirantes et ambiguës les unes que les autres (qui a dit que l'enfance était innocente?). Comme quoi l'émerveillement au théâtre tient parfois à vraiment bien peu de choses: un dispositif scénique malin (auquel une machinerie antique et apparente ne retire rien de sa magie, bien au contraire), un timing dramatique parfaitement réglé, une galerie de personnages bien campés, de la suite dans les idées, et surtout ce petit grain de folie supplémentaire qui fait qu'un très beau spectacle se fait génial.

Toute extraordinaire que soit la production, on aurait pu cependant craindre un essoufflement du fait des multiples reprises - ce d'autant plus que la distribution réunie ici avait déjà participé aux reprises précédentes (et plus de la moitié, même à la création). Que nenni! Il semblerait même que les chanteurs se soient enfin totalement approprié la pièce et ses personnages, livrant une interprétation proprement électrisante. 
Hans Peter Kammerer notamment est un Mercurio roublard et agile, à la belle présence vocale, et fait parfaitement la paire avec le Giove hilarant d'Olivier Lallouette (sommet: le duo génialement machiste È spedito quel marito au deuxième acte). Lallouette, qui par ailleurs tire merveilleusement son épingle du jeu dans le rôle presque double du maître de l'Olympe, s'acquittant sans problème apparent des incessants passages du registre naturel au falsetto (et vice-versa) et composant un Jupiter particulièrement irrésistible dans ses scènes de travestissement, mais également véritablement majestueux dans ses dernières scènes avec Calisto. Les personnages plus purement bouffes sont incarnés avec toute la folie requise par un trio parfaitement adéquat: Banks, Pan impressionnant de ridicule et d'orgueil mal placé; Abete, Silvano sérieux et très pince-sans-rire; et surtout Visse, Satirino totalement déjanté et hallucinant d'agilité tant physique que vocale, mettant parfaitement à profit son timbre si particulier. 

Si Endimione, lui, souffre toujours du timbre peu séduisant de Graham Pushee, la caractérisation du pâtre amoureux de la lune n'en est pas moins touchante et fait entendre un chanteur plus inspiré qu'il ne nous en avait laissé le souvenir dans d'autres rôles (par exemple Andronico dans deux Tamerlano tous deux de sinistre mémoire). Du côté des hommes, la seule déception touche la Linfea de Bernard Loonen - mais elle est malheureusement de taille. Voix débraillée, chant peu raffiné et intonation redoutable, Loonen, qui par ailleurs en fait des tonnes, passe complètement à côté d'un personnage qui devrait être délirant de drôlerie; pas à un seul instant la vieille nymphe sur le retour ne suscite l'hilarité par elle-même, et l'on regrette terriblement celle, autrement subtile et burlesque, d'Alexander Oliver.

Le versant (purement) féminin de la distribution, en revanche, n'appelle que des éloges, et l'on ne sait quelle déesse est la plus impressionnante, de la Giunone spectaculaire (parfois même un peu trop) de Sonia Theodoridou ou de la Diane autoritaire mais également si faillible de Luise Winter, à qui ce rôle va décidément comme l'arc à la patronne de la chasse.

Mais le clou de la soirée, c'est sans conteste aucun la Calisto de Rosemary Joshua. Fraîche, suave, impertinente, délicieusement crédule, étonnamment friponne et en définitive réellement émouvante en même temps qu'incroyablement sensuelle, la soprano galloise incarne une nymphe de chair et de désir, parfaitement décomplexée (y compris lorsqu'elle se jette avec lascivité sur sa vraie déesse tutélaire), en osmose parfaite avec la musique incandescente de Cavalli et le texte somptueux de Faustini. Profitant du soutien de Jacobs et surtout de la connivence totale de Lallouette avec lequel elle compose un de ces onstage couples qui paraissent assemblés dans le ciel étoilé du décor de Wernicke, elle nous livre une interprétation d'une finesse magistrale, bonheur de tous les instants dont il faudrait détailler chaque inflexion, chaque phrasé, chaque nuance. On n'est pas prêt d'oublier notamment un T'aspetto e tu non vien brûlant de langueur et d'impatience, ou plus encore un extraordinaire Piangete, lamento poignant d'incompréhension et de détresse face au rejet dont fait l'objet la nymphe de la part de celle qu'elle croit être sa bien-aimée.

Mais le bonheur est également dans la fosse, et ce serait être grossier que d'oublier la part (énorme) de louanges qui revient à Jacobs et à son Concerto Vocale, dont l'accompagnement attentif et d'une somptueuse richesse sonore fait littéralement tourner la tête de pure jouissance auditive. Cela danse, cela sautille, mieux encore cela swingue (chaconne irrésistiblement jazzy de Tarquinio Merula dont la ligne de basse, d'ailleurs, s'apparente, avec un surprenant mimétisme rétrospectif, au blues), et surtout cela ne donne qu'une envie: se lever de son siège pour aller danser avec le petit Satyre et son ours de foire. Le public ne s'y est pas trompé, qui a réservé une standing ovation digne des plus grandes stars à l'orchestre et au chef, au même titre qu'à la distribution. Merveilleux paradoxe que celui de cette production importée, qui, profitant de l'absence de l'orchestre maison (la Staatskapelle était en tournée), s'impose comme la plus belle des conclusions imaginables pour la si riche saison 2001/02 du Staatsoper unter den Linden. 


Mathilde Bouhon

________

Lire aussi  : 
l'interview de Rosemary Joshua
L'hommage rendu par la rédaction à Herbert Wernicke disparu en avril 2002
 

[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]