A C T U A L I T E (S)
 
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Cunning little singer
(Petite soprano rusée)

Rencontre avec Rosemary Joshua
Berlin, 3 juillet 2002


Photo © Askonas Holt Management
Voix fraîche et fruitée, tempérament mutin, minois malicieusement juvénile et regard rieur : la soprano galloise Rosemary Joshua, qui semble réunir en une seule frêle personne toutes les caractéristiques les plus sympathiques de ces rôles d'allumeuses baroques que l'on aime tant à lui attribuer, est de ces artistes que l'on connaît à la fois très bien (impossible de ne l'avoir croisée au détour d'un opéra haendelien) et très mal (le moins que l'on puisse dire est qu'elle est médiatiquement discrète).

Profitant de la reprise berlinoise de l'irrésistible fable érotico-délirante de Cavalli, La Calisto, je suis allée à la rencontre de cette experte ès ensorcellements de barytons-basses (et pour cause... son mari en est un) sur la terrasse de son hôtel berlinois. C'est avec une vue imprenable sur le centre en perpétuelle mutation de la capitale allemande que nous avons discouru sur ses personnages fétiches, dont elle-même semble être une parfaite et fascinante fusion : drôle (jusqu'au "nonsense") telle Calisto, rayonnante d'un charme tout sémélien et d'un enthousiasme proprement cléopatresque, prolixe telle une Poppée remontée au Martini dans un clavecin-bar enfumé - mais également touchante et réfléchie à l'image d'Iphis, qu'elle vient d'incarner à Innsbruck.
Le mois prochain, elle part une nouvelle fois à l'assaut du Théâtre des Champs-Elysées dans La Petite Renarde Rusée de Janacek sous la houlette d'André Engel - à coup sûr un spectacle à ne pas manquer. Car, loin d'être "just a pretty voice", cette Bystrouska-là est sacrément brainy !


Pourriez-vous, pour commencer, présenter le personnage de Calisto ?

Haha ! Difficile... C'est le type même de la nymphette - j'en ai un certain nombre à mon répertoire, d'ailleurs - ; le scénario est ici assez proche de celui de Semele, avec Jupiter qui séduit une de ces petites nymphettes, l'emmène faire un petit tour là-haut, lui donnant au passage un avant-goût de l'éternité... C'est bien sûr une pièce totalement différente, mais c'est toujours le même bon vieux scénario - à ceci près qu'il ne détruit pas complètement Calisto, il a un peu plus de sympathie pour elle ; transformée en ourse, elle doit errer sur la terre un certain temps avant de finalement être transformée en constellation et ainsi atteindre l'éternité...
C'est un personnage difficile, car au départ c'est une jeune fille innocente, très naïve, selon toute évidence incroyablement sensuelle - ce qui ressort également de la façon dont le texte est écrit, avec ce vocabulaire extrêmement sensuel, voire "sexuel"... Mais elle croit vouloir rester éternellement vierge, suivre et adorer Diane... jusqu'à ce qu'elle soit séduite par Jupiter - là où cela devient drôle, c'est que, visiblement, elle n'est pas au courant de ce dernier détail- et alors, elle se développe énormément. Mais je ne dirais pas, par exemple, que c'est un personnage qui se développe particulièrement sur le plan émotionnel - il s'agit plutôt d'un personnage qui découvre sa sexualité. Elle se développe sexuellement, du prototype qu'elle est au départ, de la jeune et innocente vierge, à cette expérience incroyable, au cours de laquelle elle ne comprend pas du tout ce qui lui arrive - elle pense avoir été avec Diane et, à l'évidence, ce n'était pas le cas, pas du tout, même ! [rires] Et la fin est finalement assez ambiguë, on reste dans le doute... Enfin, vous pouvez croire ce que vous voulez... Pour ma part je pense qu'elle a eu cette relation totalement épanouie avec Jupiter... Mais à la fin de la pièce, elle est plus éclairée, sexuellement, et je pense que le résultat en est qu'elle est également plus consciente de la vie en général, mais ce n'est pas un personnage qui se développe beaucoup - à l'opposé d'autres, comme Sémélé, qui effectue un incroyable parcours émotionnel ; Calisto est un personnage plus abstrait, je pense. C'est un symbole. Et le texte est si important. C'est un élément qui se développe plus que tout le reste. 
Mais ce disant, je parle en même temps de la présente production... Et, là aussi, c'est une production très abstraite - elle a été créée il y a dix ans, et elle est incroyable. En ce sens, à présent, elle n'a absolument pas vieilli ! Elle est toujours aussi fraîche et contemporaine maintenant, qu'elle a dû l'être à l'époque. Et je pense que cela est dû en grande partie au fait qu'on n'y interprète pas le texte. Ce que nous faisons sur scène n'est pas une réflexion de ce que le texte dit - ce qui rend difficile de se rappeler le texte, car tout en parlant d'une chose vous en faites une autre ; mais le résultat est que cela ne date pas, car ce n'est pas l'interprétation par quelqu'un du texte, c'est l'interprétation générale de la production par quelqu'un que vous voyez... C'est à mon avis très intelligent, c'est la raison pour laquelle c'est si frais et cela marche si bien, même maintenant ; et je pense que cela marchera encore pour des années. Mais, en ce qui concerne le développement des personnages, cela dépend vraiment beaucoup du type de production sur lequel vous vous trouvez - par exemple, j'ai fait ici-même une production de Semele qui était dans le même genre, le "style allemand", d'une certaine manière, et là encore, dans cette production (c'était la production des Herrmann), le personnage de Sémélé ne se développait pas particulièrement ...
Pour en revenir à Calisto, si je ne devais que regarder la pièce, la tête froide, et lire son texte, la considérer comme un être humain, j'aurais sur elle un regard radicalement différent de ce que j'incarne dans cette production. Je pense, personnellement, qu'elle en sait bien plus au début de l'opéra que ce que nous dépeignons ici. Il s'agit d'une jeune fille sur le point de l'éveil ; et son utilisation du langage, très directe, est incroyablement sensuelle ; elle est comme une plaie ouverte, dans un sens... Elle chante presque immédiatement "Verginella io morir' vò", "Je veux mourir jeune vierge, je vivrai et mourrai vierge !", et je n'y crois pas une seule minute - ceci est mon avis personnel, même si ce n'est pas le cas dans cette production... Elle chante ça les mains jointes et tout, mais pas un seul instant elle ne le pense réellement ! Il y a, pour moi, beaucoup de sous-entendus à l'endroit de ce texte, de non-dits dans ce langage ; et je pense que c'est, finalement, une personne de moeurs assez légères, d'une certaine façon. Mais c'est un personnage merveilleux - ne serait-ce que parce que le texte est si beau à chanter, si poétique ; c'est un texte époustouflant, mais délicieux, ça roule sur la langue, c'est superbe !

La farouche nymphe des bois dans les bras de sa tendre déesse tutélaire.
Enfin, c'est elle qui le dit...
Avec Olivier Lallouette, Jupiter (ici déguisé en Diane), 
dans la Calisto de Pier Francesco Cavalli
lors de la reprise de la production d'Herbert Wernicke en 1996.
Photo © Théâtre de la Monnaie.


Et vocalement ?

Vocalement c'est intéressant, en fait, parce que j'ai l'impression que c'est très grave, et le rôle est vraiment centré au plus bas du registre. En y revenant, j'ai repensé à mes sensations d'il y a sept ans : j'étais alors sept ans plus jeune, je ne me souciais pas de ces détails, j'ai juste pensé "oh, c'est chouette, c'est grave, je n'aurai pas à me lever le matin en m'inquiétant pour mes aigus !", et je me contentais de chanter, comme ça. Mais maintenant que ma voix est beaucoup plus développée, je dois presque trouver un emplacement où je puisse m'installer sans aucun dommage, car à présent j'ai plus de voix de poitrine, je mélange beaucoup plus ma voix - ce n'est plus seulement la jolie et juvénile voix d'autrefois, cela descend, et je dois donc trouver un emplacement qui soit sûr, sans avoir à "surpousser".
C'est très similaire à Susanna, par exemple ; lorsque vous chantez un rôle comme Susanna, qui est très grave aussi, vous devez trouver un bon médium de façon à pouvoir vous reposer dessus et descendre. Avec ce rôle en particulier, c'est si grave, et vous devez trouver une couleur très riche et presque dire le texte ; et c'est si grave alors qu'il y a énormément de récitatifs - accompagnés, certes, mais vous devez toujours y faire ressortir le texte- , et ensuite vous avez un petit arioso où vous devez vous envoler et redescendre légèrement, sans exagérer. Alors, conserver à la voix cette qualité riche dans le grave tout en étant capable de grimper avec légèreté dans l'aigu, c'est assez exigeant, d'une certaine manière ; mais avec suffisamment de temps de répétition, on y arrive.
Le plus important avec ce rôle est la préparation du texte, ainsi que celle des récitatifs ; car ce sont des accompagnati, qui sont donc pulsés, et vous n'y avez pas la liberté que vous auriez dans le recitativo secco mozartien, par exemple. Vous devez constamment garder la pulsation en tête, tout en trouvant un moyen, à l'intérieur de cette pulsation, d'exprimer ce que vous voulez ; et c'est un défi, c'est le défi de ce rôle, car cela peut si facilement devenir ennuyeux si vous vous bornez à chanter du récitatif à 4/4... Et l'essentiel est donc, je pense, de trouver la couleur, de trouver toutes sortes de nuances... Mais vocalement ce n'est pas un "killer", ce n'est pas un rôle au sujet duquel je me réveille en me disant "oh gosh ! il faut que je chante ÇA ?!". Avec des rôles plus exigeants, comme Sémélé, vous êtes vraiment à la merci de votre voix, alors que je me sens plus, bien plus de marge de manoeuvre avec Calisto. Et, de fait, la bière allemande n'est en général pas très recommandée [rires], parce qu'elle a tendance à relâcher la voix - et en temps normal je n'y toucherais pas durant pendant les représentations - ; mais cette fois-ci, je me suis dit "hm, ça ne serait pas une mauvaise chose"... Vous savez, je me retrouve toujours en face des barytons avec devant eux une bonne vieille bière après les représentations, et c'est un bon truc que j'ai appris ici, c'est très bon pour la voix ! [rires]


Avez-vous eu l'occasion de travailler directement avec Wernicke sur cette production ?

Malheureusement non... Il avait fait la première série de représentations, et par la suite, quand le spectacle a été repris à la Monnaie et ici à Berlin, ils ont dû engager une double distribution, en raison du nombre et de la fréquence des représentations à dates consécutives - et c'est ainsi que j'ai été engagée dans la deuxième distribution, qui était pleine de jeunes sortant tout droit du jardin d'enfants ! [rires]. Nous avons donc répété sous la houlette de l'assistante de Wernicke - parce qu'évidemment il était occupé avec la première distribution- ; et je n'ai pas eu une seule occasion de le rencontrer ou de travailler avec lui - ce qui est tellement dommage, car je me souviens, pendant tout ce temps, avoir observé la production, avoir observé l'autre distribution, et c'était tellement fantastique ! J'étais tellement enthousiasmée par la production, mais je ne saisissais pas, en tant que personnage, le concept, parce que par de nombreux aspects, ce n'est pas un concept, et on pourrait même dire qu'il n'y a pas de concept. 
Ce spectacle a été élaboré par des individus ayant une certaine personnalité à apporter, et Wernicke l'a développé à partir de là. Dans un sens, la transposition, le décor, sont le concept, et à l'intérieur de cela vous avez ces personnages qui expérimentent beaucoup et font leur cuisine ; chacun a une drôle de façon de marcher... Et de trouver l'origine, le point de départ de ces idées, était très difficile - même pour l'assistante à la mise en scène, d'ailleurs ; elle avait tous les mouvements notés dans son carnet, mais pas le parcours émotionnel de chaque personnage, pourquoi il faisait ceci ou cela... C'était comme être une pièce d'un puzzle, mais ne pas trouver le moyen de s'y emboîter... Nous avions un temps de répétition très, très limité, et en fin de compte tout ce qu'il nous restait à faire était de copier énormément ce que faisait l'autre distribution, mais sans réellement le comprendre. Et cela marchait parce que c'est une superbe production... Mais cette fois-ci, nous avons eu un peu plus de temps ; et selon toute évidence nous avons tous sept ans de plus et sommes plus mûrs, ayant plus d'expérience sous notre ceinture, et nous trouvons un moyen de nous approprier ces personnages et de faire marcher le tout pour nous-mêmes. J'espère que c'est ce que Wernicke aurait voulu - quelle tragédie [que sa disparition prématurée] ! Nous espérions tous qu'il viendrait quelques jours répéter avec nous cette fois-ci, juste le temps des scéniques ; et moi en particulier, j'espérais tellement le rencontrer et pouvoir triturer un peu son cerveau, car c'est à l'évidence une personne géniale. C'est tout simplement tragique de perdre quelqu'un de cette envergure, de perdre un tel talent et un tel tempérament artistiques...
Mais, vous savez, c'est étrange - à la deuxième représentation, nous avons eu un de ces moments vraiment spéciaux qui n'arrivent qu'au théâtre : à la fin du spectacle, lors de la dernière ritournelle orchestrale, il y a cet ours, qui est en fait un morceau du plancher, qui se détache et traverse [la scène pour aller s'encastrer en haut, dans le mur du fond] ; et c'est un trajet qui doit être fait dans un laps de temps très précis, il suffit d'un rien - quelques secondes, dans un sens ou dans l'autre, si les techniciens sont absents un instant, ou si l'orchestre décide de jouer un peu plus vite ou plus lentement un soir...- pour que cela soit raté. Et c'était si parfait l'autre soir ! Ça vous donne alors des frissons le long de l'épine dorsale, et l'on ne pouvait s'empêcher de se demander s'il était présent de quelque manière que ce soit... Parce que la nouvelle avait été un tel choc, et évidemment nous en parlions tous entre nous, en se disant à quel point c'était tragique... et soudain ceci est arrivé, et il y a eu un silence de plomb, un très long silence dans le public - et lorsque cela se produit après une représentation, vous savez tout de suite qu'elle a eu un certain impact, que le public l'a, à l'évidence, appréciée, et qu'il est encore un peu sonné, ce silence est alors tellement plus important que des applaudissements à tout rompre - ...et nous étions tous un peu émerveillés...On pouvait penser que, hé bien, peut-être, vous savez, peut-être son esprit flottait par là... et peut-être avait-il apprécié. Je l'espère.


Comme vous le disiez plus tôt, vous avez déjà endossé ce personnage, il y a six ans - quel a été votre sentiment lorsque vous y êtes revenue pour cette reprise ? Aviez-vous plutôt la sensation d'avoir vécu six ou sept ans avec, ou au contraire l'avez-vous abordé différemment ?

Je pense plutôt que je l'ai abordé différemment... La vie, l'expérience, et toutes ces choses qui vous arrivent et jouent un rôle dans votre vie personnelle vous font de toute façon évoluer en tant que chanteur ; plus vous avez vécu, plus vous avez à dire, c'est évident - par exemple, il m'arrive de penser : "ah, si seulement j'avais su il y a dix ans ce que je sais aujourd'hui, si j'avais fait ce rôle à ce moment-là, j'aurais...". Parce que vous percevez tellement plus, suivant différentes perspectives, et vous pensez aussi beaucoup plus... Vous savez, quand vous êtes jeune, vous n'allez pas regarder plus loin qu'à la surface des choses, vous avez tendance à accepter les choses pour leur valeur faciale, vous écoutez les idées des autres, mais vous marchez beaucoup à l'instinct, vous vous débrouillez ; mais plus vous accumulez d'expérience, plus vous pouvez apporter de qualités et de couleurs! Et je crois que cela a beaucoup modifié cette Calisto cette fois... En termes de confiance, à l'évidence, le fait d'avoir la confiance de s'exprimer et d'essayer quelque chose de différent. En termes d'humour, aussi, car je pense que l'humour est également quelque chose qui vient avec le temps ; vous pouvez voir l'humour derrière les choses, et ne pas être effrayé de jouer un peu là-dessus... Et je pense que Calisto est une pièce où l'on a réellement besoin, non pas de jouer directement l'humour, mais d'être capable de le voir à distance, de le sentir, de manière à ce que cela fonctionne, car il y a énormément d'humour impliqué - ne serait-ce que dans le personnage de Jupiter... et la relation qui se développe ici est incroyablement drôle !
Mais je pense, oui, que c'est bien plus étoffé que ce ne l'était il y a six ans ; à l'époque je faisais ce que l'on me disait de faire, vous savez, j'étais la jeune-professionnelle-qui-veut-faire-plaisir-à-tout-le-monde - et-veut-toujours-être-au-bon-emplacement-au-bon-moment - parce-que-c'est-là-que-tombe-la-lumière... Mais à présent je ne me soucie plus de faire plaisir aux gens - bien sûr, vous voulez toujours être aimé, mais vous commencez à croire en ce que vous faites et vous vous dites : "voilà ce que je fais, ce que je veux exprimer, certains vont l'aimer, certains ne vont pas l'aimer, il n'y a rien que je puisse y faire, mais je me dois d'être intègre, et donc je mets ma conception sur le tapis". Et il ne peut en être autrement car, quel que soit le personnage, il y a toujours une part de vous-même. Bien sûr, vous chaussez les souliers de cette personne, vous pensez à sa vie, sa situation, tout ce qui tourne autour et vous pouvez en dresser un portrait, mais en définitive, vous devez toujours vous peindre vous-même, vous vivez des expériences similaires dans votre vie, et elles affectent votre interprétation... Et, par ailleurs, je suis quasiment certaine que si vous interrogez l'assistante à la mise en scène maintenant, elle vous dira qu 'il est beaucoup plus facile de travailler avec moi aujourd'hui qu'il y a six ans... Parce qu'à l'époque j'étais beaucoup plus sur la défensive, étant soucieuse de tout faire impeccablement, alors que maintenant, peu importe si c'est juste ou non, tout ce que je veux, c'est exprimer quelque chose et le communiquer d'une manière différente. Et je crois que c'est ainsi bien plus intéressant pour tout le monde, vraiment.


Qu'est-ce que cela fait d'être constamment harcelée par Jupiter ou d'autres héros mythiques ? [rires] Parce que vous avez incarné Sémélé, Poppée dans Agrippina, Angelica dans Orlando, et maintenant Calisto... Quel est votre relation à ces rôles ?

Je pense qu'ils m'ont tous été bons, je dois dire... Sémélé, par exemple, a été un rôle incroyable... C'est comme une vieille amie, à présent, car je l'ai jouée dans tellement de situations différentes, différentes productions, avec différents chefs...


Je crois que vous l'avez chantée avec quasiment tous les chefs baroques possibles et imaginables, non ?

Oh oui, tous ! Et c'est un de ces rôles qui vous donnent l'impression d'enfiler un gant, vous savez - bien qu'au premier coup d'oeil sur la partition on se dise "OH MY GOD ! ÇA c'est un rôle difficile !", parce qu'au fil de la soirée les difficultés ne font qu'augmenter. Mais c'était tout simplement quelque chose qui est venu au bon moment, et mon développement scénique était alors parfait pour ce type de personnalité que je peux incarner facilement. Et, en même temps, c'était tout simplement génial, c'était un merveilleux vecteur pour moi aussi - pour me montrer. Parce que, franchement, c'est un vrai rôle-spectacle ["a real showy part"] - à l'inverse de Calisto, qui n'est pas du tout un rôle spectaculaire, c'est un rôle bien plus introspectif, et dans lequel vous devez plonger en vous-même, afin d'apporter quelque chose ; alors que Sémélé est vraiment [elle tape du pied par terre et prend une pose façon musical, les bras tendus vers le public, secouant les mains et offrant un sourire Ultrabright] "stand and deliveeeeer!" [littéralement: "tiens-toi là et brille"], et tout brille, et vous agitez les mains sous les néons [rires] - c'est un rôle très "hey, Broadway musical, baby!"... Je crois que j'en suis sortie à présent ; vocalement parlant, je suis très, très, très triste de ne pas l'avoir enregistrée - il y a eu quelques occasions qui ne se sont pas concrétisées, et c'est tellement dommage! Car j'ai le sentiment, même maintenant, d'avoir encore beaucoup à mettre sur le tapis avec un rôle comme celui-là, c'est un type de rôle spécifique, et même s'il y a énormément de sopranos fantastiques en activité, il est très difficile à bien distribuer - ça passe ou ça casse. Et je suis triste de ne pas l'avoir enregistré - bien sûr, on ne sait jamais, mais...


Croisons les doigts !

Oui ! Mais, d'une certaine manière, je suis un peu lassée de ce type de rôle : en ce qui concerne le personnage, elle est relativement unidimensionnelle et je pense, en tant que femme en évolution, ayant eu des enfants, et ayant traversé toutes sortes d'expériences, que je commence à m'en lasser... 
Même si c'est un rôle merveilleux, que j'adore jouer, et dans lequel on adore me distribuer - principalement en raison de mon physique, d'ailleurs ! Parce que je suis petite, je suis menue, je peux faire tout un tas de choses qu'on attend de ce personnage... Mais en fait, je commence à m'intéresser beaucoup plus à mon versant sérieux, j'aimerais beaucoup faire des rôles plus réflexifs, des rôles émouvants... Or, il est très difficile d'amener les gens à changer leur point de vue sur vous ! Vous savez, quand vous êtes vue d'une certaine manière, les gens ne sont pas prêts à vous voir autrement ! Prenons Sémélé : elle n'est pas très différente de moi, ce n'est pas quelque chose que j'ai besoin de jouer, vous savez, c'est juste [elle reprend son attitude musical] ma façon d'être, à moi [rires], ces rôles sont tout simplement moi, je suis vraiment comme ça ! Mais en fait, il y a également en moi un versant plus sombre qui devient incroyablement puissant quand je me mets à l'exprimer, parce que c'est une chose à laquelle je dois vraiment, vraiment réfléchir, et que je dois vraiment sentir, ce n'est pas quelque chose que je peux faire comme ça, paf, en me levant - je dois faire ma propre recherche, et c'est, je crois, incroyablement gratifiant pour moi... 
Une anecdote : nous avons fait il y a peu avec René [Jacobs] une série de Jephtha - une pièce incroyable- , et je chantais Iphis, un rôle merveilleux, bouleversant ; nous l'avons fait en tournée - une tournée qui s'est achevée à New York, au Lincoln Center, le dimanche de Pâques. Et c'était tellement émouvant - rendez-vous compte de l'adéquation du sujet au contexte, c'était vraiment palpable... René est venu me voir après et m'a dit "c'était tellement émouvant de t'entendre faire ce genre de choses", parce qu'il me connaît par mes habituels tits and teeth, if you excuse the expression... [(!) contentons-nous de traduire pudiquement par "rôles d'allumeuses"...] 
Je crois qu'il est temps pour moi de grandir un peu, même dans le monde baroque, et ce avec des rôles plus sérieux... Bien sûr, j'ai fait, par exemple, Cleopatra [dans Giulio Cesare] il y a quelques années, et là encore, endosser ce rôle, gosh ! Dix airs, des arie da capo, renfermant des trésors de musique, une longue soirée pour la soprano, un développement incroyable du personnage - je pense que c'est l'un des chefs-d'oeuvre de Haendel en termes de développement d'un seul et unique personnage et c'est réellement un défi théâtral, en même temps qu'un véritable marathon vocal ! Mais c'est si merveilleusement composé, si merveilleusement structuré... Je pense que même il y a deux ans encore, je l'ai traitée de manière très frivole, c'était ma première Cléopâtre, je me souciais bien plus d'arriver au bout et me frayer un chemin vocalement, plutôt que d'aller vraiment au fond du personnage ; mais je vais la refaire en 2005 à Glyndebourne, et ce sera à nouveau une production de David McVicar - avec qui j'ai fait la fameuse Agrippina ! Je pense que cela risque d'être assez superbe, car il a, à mon avis, un vrai talent pour ces récitatifs sans fin - pour les rendre intéressants. Voilà quelqu'un qui fait vraiment de la recherche, qui connaît la partie de chacun, de la première à la dernière note ; et travailler avec un metteur en scène comme lui, sur un rôle comme celui-là, c'est vraiment une bénédiction ! J'ai vraiment hâte de le faire, de me jeter à corps perdu dans ce personnage, sans me soucier trop de la musique, parce que, vous savez... Euh... J'ai perdu le fil de ma réponse ! Quelle était la question, déjà, à quoi suis-je en train de répondre... ?


Euh... Nous étions en train de parler de ces ---

...de ces personnages, oui ! Mais je pense, vous savez, que pour moi, maintenant, c'est bien plus intéressant de me diriger vers des personnages plus... "héroïques", si vous voulez... 
Bien sûr, j'ai absolument a-do-ré Agrippina - et, de fait, depuis cette production, on m'a demandé de chanter Agrippina, le personnage même d'Agrippina, quelque part, et je me suis dit "ben... c'est vrai, j'ai réellement envie d'avancer, mais peut-être pas tout à fait de manière si radicale !" [rires] Le tempérament impliqué est totalement différent, c'est autre chose, complètement [que celui requis pour Poppée]... Hm... Et, [passant négligemment la main sur ses tempes or et argent] c'est vrai que j'ai quelques cheveux gris, mais je pense pouvoir... [éclat de rire des deux côtés]... je pense pouvoir laisser cela de côté encore quelque temps ! À ce stade de ma carrière, je pense qu'il est agréable d'avoir un mélange : d'un côté il est agréable de faire des choses que vous pouvez faire dès le lever en étant simplement vous-même, mais de l'autre, également, de relever des défis en tant qu'artiste. C'est une profession difficile, vous savez - plus vous êtes dedans, plus vous avez besoin de justifier vos raisons d'être loin de chez vous ! Et en ce qui me concerne, maintenant, j'ai besoin d'être motivée... Je fais ce métier parce que je ressens le besoin d'extraire de moi quelque chose qui me donne envie d'exprimer quelque chose - vous voyez ce que je veux dire ? Et, au plus vous avancez dans quoi que ce soit que vous faites, au plus vous avez envie d'être étiré, en fait, de voir jusqu'où vous êtes effectivement capable d'aller... 
Mais, à l'intérieur de cela, je dois faire attention à garder mes possibilités ouvertes dans tout ce milieu baroque, parce qu'à l'évidence, je me suis fait un nom dans ce répertoire, et c'est ce que l'on me demande de faire, c'est vraiment le noyau de mon répertoire. Beaucoup de gens pensent que c'est très limité, mais je sens que c'est là que ma voix parle, c'est là que je peux être sûre d'être toujours en sécurité... Je ne ressens jamais de fatigue après avoir chanté cette musique. Jamais. Même avec une pièce comme Semele ou Giulio Cesare... C'est très bon pour ma voix.
Mais ! Je me dois, en tant qu'artiste, de toujours garder un sentier ouvert sur l'extérieur, et, par exemple, j'ai fait une Renarde, il y a quelques mois [à Anvers] et je vais en faire une nouvelle prochainement à Paris, aux Champs-Elysées. Et, d'ailleurs, cette semaine, j'ai été invitée à auditionner à La Scala, parce qu'ils veulent monter leur première Renarde - elle n'a jamais été donnée à Milan auparavant !- ; et donc, au lendemain de deux représentations consécutives de Calisto, j'ai sauté dans un avion, grimpé sur la scène et chanté des bouts de La Renarde, comme ça, en tchèque, dix-huit mois après ma dernière représentation de cet opéra ! ...mais ils ont dit "Yes ! Braviiissssssimaaaaaaaaaa !", et donc comme ça je vais faire mes débuts là-bas, en chantant La Renarde !
Voilà donc un autre rôle qui, d'une certaine manière m'entraîne en avant, et là encore, vous savez, dans ces circonstances - aller auditionner comme cela, après avoir fait deux représentations un peu fatigantes vocalement - , si c'était n'importe quel rôle, un rôle dans lequel vous ne vous sentiriez pas totalement à l'aise, vous ne le feriez pas. Mais là aussi, c'est un rôle dont je me sens très proche, exactement comme Sémélé - cela fait tellement partie de moi, c'est une partie de mon caractère... J'ai envie d'être un renard, j'ai envie de rentrer dans ce genre de choses, qui sont tellement excitantes pour moi, que je ne me soucie plus du chant, parce qu'il est là de toute façon, pour ce rôle en particulier. Je pense donc vraiment que c'est un rôle qui me fait avancer, d'une certaine manière...

Bystrouska dans La Petite Renarde Rusée de Leos Janacek en 2001, dans une production de l'Opéra des Flandres mise en scène par Robert Carsen. 
Un rôle qui, mine de rien, lui ouvre les portes de la Scala.
Photo © Annemie Augustijns, Vlaamse Opera

Mais je fais également du Mozart, et Sophie dans Rosenkavalier, la Juliette de Gounod...J'aimerais faire plus de Bellini, finalement, mais j'y pensais l'autre jour : la carrière est quelque chose de tellement précaire, soit vous réussissez, soit vous vous plantez horriblement, et je pense que le plus important, c'est la longévité, d'être sur pied aussi longtemps que vous le pouvez, à rester en bonne santé vocale, et à toujours donner le meilleur de vous-même. Et, à l'évidence, c'est une question de choix, réfléchi, en matière de répertoire, mais il s'agit aussi de faire les bonnes choses juste au bon moment. La chance y est à mon avis un facteur très important et, apparemment, jusqu'à présent, je n'ai pas accepté de rôles avant d'être prête.
Parfois, les gens vous demandent vraiment les choses les plus bizarres - par exemple, ces six dernières années, on m'a demandé de chanter...[elle énumère dans un effarement croissant] Konstanze, de chanter Gilda, euh... quoi d'autre ?... de chanter Fiordiligi ! [l'air totalement atterrée] On m'a même demandé de chanter la Comtesse !!! ... Ce que je veux dire par là, c'est qu'il y a toujours un danger, lorsque l'on vous demande certaines choses - ce n'est pas le cas avec moi, mais le risque existe- d'en être très excité et de dire, oh, oui oui oui ! Mais c'est le défi dans ce métier, de dire "non" plus souvent que "oui". Et soudainement, on va venir vous dire "nous pensons que d'ici cinq ans vous serez prête pour Konstanze", et vous vous dites, très bien, mais comment puis-je savoir ceci maintenant ?! Pour l'instant je ne le suis pas ! Peut-être que vous pensez que dans cinq ans ça ira, mais que se passera-t-il si j'ai signé le contrat, que je le fais, et [elle se passe l'index sur la gorge] "khrrr !" ? Cela arrive si souvent ! Et je pense avoir eu beaucoup de chance que cela ne me soit pas arrivé, vous savez, parce que ce genre de tentations s'est manifesté, mais, à chaque fois, soit elles ont été balayées d'un revers de main par mon agent, soit j'ai pensé que, oh non, ce n'était pas ce que j'avais envie de faire. Et je pense que le monde baroque m'a maintenue dans le droit chemin de bien des façons, parce que j'ai été capable de m'accorder ces incursions dans d'autres répertoires à côté, mais en toujours gardant ma voix en sécurité. Et ça, vous savez, c'est vraiment une chance.


Puisque nous en sommes à parler de rôles plus "sérieux" - diriez-vous par exemple que Ginevra fait partie de ce voyage ?

Oooh, je mourais d'envie d'endosser ce rôle, je dois dire ! Je pense que cela a été, jusqu'à présent, l'une des plus belles expériences scéniques que j'aie eues. Elle m'a causé pas mal de sueurs froides, car c'est le genre de personnage avec lequel vous passez votre premier air submergée par les joies du printemps, vous êtes follement amoureuse et tout baigne - et soudain, clac, pour le restant de la soirée, vous souffrez. Et il n'y a aucun doute : vous ne pouvez pas jouer ces choses-là - vous pouvez toujours sourire et vous réjouir, mais vous ne pouvez pas faire semblant de souffrir, c'est quelque chose que vous devez ressentir, de manière à colorer votre voix, à réellement exprimer quelque chose et à passer l'orchestre pour atteindre votre auditoire... et au bout du compte, à l'évidence, les personnes les plus importantes, ce sont les auditeurs, ce sont eux qui doivent être émus. Et en même temps vous devez toujours garder une distanciation et ne pas vous laisser emporter, vous perdre...

Ginevra, un personnage aux affetti extrêmes...
Dans Ariodante à l'Opéra de San Diego en 2002
Photo © 2002 San Diego Opera

J'ai eu tellement de migraines sur ce rôle, parce qu'il est si intense, son parcours est tellement incroyable - et c'est un parcours piégé. Car, à la fin, elle est jetée en prison, elle va sans doute être brûlée vive - à l'époque c'était le sort réservé aux femmes adultères...- , et elle, totalement innocente, souffre tout cela. Mais soudain Ariodante, qu'elle croyait mort, apparaît et lui dit "ma chère, vous êtes libre, vous êtes blanchie, nous avons découvert le complot de Polinesso". Et en l'espace d'à peine une minute vous devez vous métamorphoser pour passer de cette prostration de martyre à chanter "tatatitatatitatatiiiii, tata tatatitatatitatataaaaaa" [note : il s'agit de la première phrase du duetto "Bramo aver mille vite", à l'acte III] ! Et je trouve cela vraiment difficile ; c'est presque impossible, en tant qu'actrice, de le faire marcher - vous devez littéralement sauter de l'un à l'autre, et laisser tout ce fardeau de souffrance derrière vous...


...heureusement, tout est bien qui finit bien. Tatatitatatitatatiiiii...
Avec Vivica Genaux (Ariodante
Photo © 2002 San Diego Opera

Mais c'est un rôle tellement magnifique ! Encore un dont j'ai le même sentiment - il n'y a pas une seule note dans laquelle je ne me sois sentie confortable. Et j'ai senti que prendre un rôle comme celui là m'éloignait encore un peu plus de Sémélé, dans un sens. Car c'est incroyablement spectaculaire vocalement, Ginevra, parce qu'il y a tant à faire techniquement - vous devez avoir le legato long, vous devez avoir la bravura, vous avez du très mélodramatique, du dramatique... vous avez tout dans ce seul et même rôle. Ah, je l'adore ! J'aimerais le refaire et souvent, parce que j'ai adoré ce personnage, cette musique, c'est l'une des choses les plus émouvantes que j'ai jamais eues à faire, finalement. Oui, je veux le refaire. Souvent ! C'est génial...
Et il y a tant de rôles comme cela - par exemple, ce n'est pas un personnage aussi émouvant, mais Romilda, dans Serse, est un autre rôle sur lequel j'aimerais mettre le grappin. D'ailleurs, on m'a demandé de le faire au Théâtre des Champs-Elysées, mais j'étais déjà engagée sur autre chose à la même période, ça n'a pas marché...


...vous voulez dire, avec William Christie ?

Oui ! C'est encore quelque chose que j'aimerais faire. Parce qu'il n'y a aucun doute que je dois m'accrocher à Haendel aussi, c'est une musique avec laquelle je me sens de réelles affinités. Et lorsque l'on trouve cela, pourquoi aller à l'encontre ? Les gens disent "oooh, vous ne pouvez pas faire ça" - pourquoi ?! Il y a déjà tant de chanteurs qui chantent très bien tout le répertoire italien, je dois dès lors me trouver une niche, dans un sens, je dois trouver ma voie, et tant que ma voix sera fraîche je continuerai dans ce sens parce que je pense que c'est bon également pour la technique. Vous devez y exploiter tous vos potentiels. Et je pense que cela maintient la voix dans de bonnes conditions.


C'est également intéressant du point de vue dramatique. Parce que les personnages sont si riches et il y a tant à faire avec...

Oui, c'est absolument incroyable. Le défi avec ça, c'est tout ce concept de l'aria da capo, où vous avez vos récitatifs qui relient vos airs, puis vous passez la section A de l'aria à faire une déclaration, vous employez la section B à réfléchir sur ce que vous avez dit dans la section A, ce qui peut durer une minute ou deux, puis vous retournez au début et réaffirmez le tout ! C'est un incroyable défi, pour un artiste - et ça vire parfois au cauchemar pour les metteurs en scène ! Parce que vous avez un fragment de texte, que vous répétez encore et encore, et vous devez trouver à chaque fois une nouvelle signification ou un nouvel éclairage, ou un nouveau que sais-je encore ! Et, franchement, j'ai vu des fois où c'était assez mal goupillé. Les opéras de Haendel peuvent devenir assez ennuyeux si c'est mal fait, mal joué. Car c'est si répétitif ! Mais avec un metteur en scène imaginatif, et des chanteurs qui ont vraiment la volonté de faire un effort, c'est une forme d'art tellement excitante, le da capo !
C'est à mes yeux un véritable test, ces longues arie, où l'on vous laisse parfois, sur scène, avec pas grand-chose à faire. Parce que la musique parle pour elle-même, et vous devez alors trouver le moyen de faire en sorte que cinq minutes passent en quelques secondes ! Par l'intensité et... juste les couleurs, et la profondeur, l'intérêt, vous devez tenir votre auditoire pendant ces cinq minutes avec le même vieux texte ! Mais en lui redonnant un sens à chaque fois. Et c'est vraiment dur, ça ! C'est très dur... Je sais qu'il y a une grande "mode" de couper pas mal dans les opéras de Haendel. Prenez Agrippina : c'est une pièce très, très longue. Avec tellement de récitatifs... Mais René, par exemple, lorsqu'on l'a faite ensemble, au lieu de couper, il en a ajouté ! [rires] Il ajoutait sans cesse, il arrivait et disait : "Aïe found é fantasstick arrria ! In Milàn ! It's grrrréït ! It's wouize di harpsikorrrrd !" ["J'ai trrrouvé une arrria fanntaaasstique ! à Milàn ! C'est superrrbe ! Avec unn solo de clavecin !"] - et ma première réaction fut "QUOI ?!" J'avais déjà fait une autre production de cet opéra en Allemagne, qui avait duré moitié moins que celle-là... Et lui, il nous a trouvé deux arias supplémentaires, plus ce duo entre Poppée et Othon, et je me suis dit : "Blyme ! Ça, ça va être une longue soirée ! Les gens vont apporter leur panier-repas avec eux !" [rires] Et il n'a pas coupé beaucoup de récitatifs, parce qu'ils sont si merveilleux, si vitaux, c'est très difficile de trouver matière à couper dans une pièce comme celle-ci. Et vous savez, lorsque vous êtes en face de quelqu'un qui croit, comme ça, si fort en quelque chose - il croit réellement enchaque note - , en tant qu'artiste, vous accrochez totalement ; et je crois que pour le public, il est également difficile de décrocher, parce qu'il est si convaincu par ce qu'il fait. Et d'avoir un metteur en scène qui était aussi challenged, aussi stimulé par la pièce - c'était, je crois, de très loin l'une des choses vraiment les plus incroyables dans lesquelles j'ai été impliquée jusqu'à présent. Si clever, si contemporain, si excitant, visuellement magnifique - et chaque personnage avait quelque chose à dire. Ce n'était le schéma habituel avec d'un côté les personnages principaux et de l'autre les petits rôles gravitant autour - c'était un spectacle dont chacun des participants était artisan du succès.


Jusqu'au personnage de Lesbo !

Oh oui, absolument, c'était fantastique ! Et le temps passé sur chacun était très important - Lesbo, par exemple, s'est vu accorder la même importance que tous les autres, et on a répété ses petites interventions jusqu'à ce que [Lynton Black] trouve le bon rythme, la bonne motivation, ou que sais-je encore - gosh ! C'est un tel luxe de pouvoir répéter ce genre de pièce cinq semaines... ce qui peut être tellement... [air à la fois atterré et las] On se retrouve parfois à faire des choses vraiment angoissantes sur le papier (comme sept semaines de répétitions pour Saul à Munich l'an prochain !). Mais d'un autre côté, avec une pièce comme Agrippina, qui est immense et donne tant de niveaux à explorer, c'était génial d'avoir ce luxe de temps - sans compter que ce temps n'a pas été gâché ! Car il arrive que vous vous trouviez embarqué dans sept semaines de répétitions simplement parce que certains metteurs en scène ont besoin des trois premières pour décider de ce qu'ils vont faire de la pièce, soyons honnêtes - alors que David [McVicar], lui, avait tellement d'idées, qu'il essayait de toutes les intégrer ! C'était dingue ! C'est un merveilleux metteur en scène, je dois dire, l'un des plus excitants avec lesquels il m'ait été donné de travailler jusqu'à présent, je pense, en termes de défis lancés aux acteurs, et avec qui vous sentez qu'il est de ceux qui font une réelle recherche préliminaire. Il est parfois incroyable lorsque vous travaillez avec un metteur en scène de voir à quel point celui-ci vous donne l'impression de découvrir la pièce au fur et à mesure, de ne pas avoir de prise réelle avec ; alors que David est quelqu'un de très instinctif - ce qui est vital pour la scène- mais également d'incroyablement intelligent - et le mélange de ces deux qualités chez lui est vraiment fantastique.

Comme ça on ne dirait pas, mais en fait Poppée est "une vraie garce manipulatrice", dont le pauvre Othon (Lawrence Zazzo) fera les frais de l'ambition une fois le rideau d'"Agrippina" tombé.
Pour l'instant ils semblent plus préoccupés par le duo inédit que leur a retrouvé René Jacobs, "l'une des expériences les plus émouvantes que l'on puisse imaginer", dixit la soprano en évoquant leur slow au clair de lune, oeuvre du metteur en scène écossais David McVicar.
Photo © Théâtre de la Monnaie, 2000.


Comment avez-vous travaillé sur le personnage de Poppée avec lui ? La facilité serait de la voir, très superficiellement, comme une coquette - alors que vous semblez être allés tellement plus loin...

Nous avons beaucoup discuté... Car, en fait, lorsque vous envisagez son parcours dans l'ensemble, c'est un personnage assez manipulateur, ambitieux, et pas terriblement attachant - et à l'évidence lorsque vous jouez un personnage, vous avez toujours besoin de trouver sa face lumineuse, aimable, sinon ce n'est vraiment pas la peine. Il est toujours très important pour moi de vraiment aimer le personnage que j'incarne - même si ce n'est pas quelqu'un de particulièrement merveilleux...- , j'ai besoin de l'apprécier, de trouver des éléments qui le sauvent... Et nous avons beaucoup parlé tous les deux de ce qui lui est arrivé avant, de ce qui va lui arriver après - non pas que ce qui va lui arriver après ait une influence directe sur cette situation particulière, mais tout de même, elle a fini par tuer Othon, n'est-ce pas ? Puis elle a épousé Néron, elle a couché avec Agrippine, elle a couché avec d'autres... C'était vraiment une femme se focalisant sur son statut social, elle voulait, réellement, "arriver", et ce à n'importe quel prix... Il était donc intéressant de savoir ce qui allait lui arriver après, de façon à encourager son cheminement à travers cette pièce, et de savoir également ce qui s'est passé avant, parce qu'elle a été une personne incroyablement manipulée, avant de manipuler tout le monde à son tour - on a usé et abusé d'elle, et elle a eu une vie difficile... 
Nous avons fait beaucoup d'expérimentation, en fait. Et la relation, par exemple, entre son personnage et celui d'Agrippine est très intéressante. Car je pense qu'à ce moment précis de sa vie, Poppée est très influencée par un personnage comme Agrippine et qu'en réalité, elle se tient constamment à ses côtés, apprenant son métier de cette femme à qui tout le monde obéit au doigt et à l'oeil. Et je pense qu'une grande partie de Poppée la suit, apprenant toutes ses leçons, saisissant les trucs au passage, et qu'elle ressent une incroyable attirance pour cette femme, cette femme puissante... C'est un élément qui a été abordé dans cette production, d'ailleurs, avec ce moment où Agrippine faisait se changer Poppée avant de l'envoyer séduire Claude ; c'est assez humiliant, mais en même temps il y a un soupçon d'Agrippine trouvant Poppée assez attirante et de Poppée appréciant pas mal le fait qu'Agrippine soit là à l'observer. D'ailleurs, dans une autre production à laquelle j'ai participé - une production de Michael Hampe, à Cologne- , il y avait une indication très claire de l'intérêt sexuel porté par Agrippine à Poppée, ce qui est à mon avis très intéressant. 
Nous avons donc beaucoup parlé, beaucoup joué, échangé beaucoup d'idées, et finalement nous sommes arrivés à quelque chose - un personnage dont, à la surface, vous croyez que c'est "just a coquette little madam", mais en fait, c'est une vraie friponne manipulatrice, elle est très avide et terriblement ambitieuse. Je pense qu'au début de la pièce, elle est authentiquement amoureuse d'Othon, et elle sent que c'est là que son coeur se trouve. Mais au fur et à mesure que l'opéra progresse - même s'ils se retrouvent ensemble à la fin- , je pense qu'elle le dépasse déjà, ses vues sont déjà bien plus haut, socialement parlant - et c'est un vrai défi à jouer... Par exemple, toute cette scène que nous avons faite avec le Néron de Malena Ernman, vous savez, dans le bar, où je me saoulais avant de le séduire et lui faisait tout ce plat... C'était une si bonne idée ! Et c'était un vrai risque à prendre, en tant qu'artiste - je me faisais du souci à ce sujet, parce qu'on peut vraiment se ridiculiser en faisant des choses pareilles, soyons honnêtes ! [rires] Mais vous savez, lorsque vous êtes entre les mains de quelqu'un, comme David, qui veut faire sortir le meilleur de vous, qui vous laisse allez aussi loin que vous le pouvez jusqu'à la limite du trop, puis vous retient si vous la franchissez, il vous faut avoir totalement confiance en ce quelqu'un pour être capable de faire quelque chose comme cela - ce que j'ai fait, à fond... Mais je pense que durant toute cette scène avec Néron, à ce moment de la pièce, elle se dit déjà "hm... ceci va me faire avancer..."

Quand on vous disait que c'était une garce manipulatrice! La voici à l'oeuvre, faisant du plat au Néron hâbleur et coquin de Malena Ernman, dans un clavecin-bar tout ce qu'il y a de louche.
Néron en perdra la tête au point de tomber de son tabouret, avant de sniffer de la dope en lançant des vocalises échevelées dans l'acte suivant (il y a de quoi).
Photo © Théâtre de la Monnaie, 2000.


...ce gamin peut s'avérer intéressant...

Oui... Et je pense que c'est un personnage incroyablement manipulateur... C'est une vraie garce ! Mais en même temps, elle a un côté tellement aimable, tellement humain, qu'il est important de trouver... C'est comme avec Cléopâtre. Cléopâtre est une femme incroyablement ambitieuse, forte, presque masculine d'une certaine manière - c'est sans doute l'un des personnages historiques des temps anciens les plus intéressants, et il y a tant de littérature sur elle, on a tellement écrit, filmé, que sais-je encore ! C'est un personnage tellement passionnant ; et on pense souvent "oh oui, elle est ambitieuse, elle est dure, elle est avide" - mais elle fait également preuve d'une incroyable vulnérabilité, sur laquelle il est tellement intéressant de jouer, parce qu'elle doit être émouvante, elle doit faire vibrer votre corde sensible et on ne peut pas, en tant qu'auditeur, rester assis là en se disant "hm, elle mérite bien tout ce qu'elle endure !" [rires], on doit avoir un élément de sympathie envers elle, sinon ça ne marche pas. On doit toujours avoir les deux versants, bien contrastés, et entre les deux toute une matrice en dégradés de gris - c'est ce qui rend ce répertoire si intéressant. Mais il faut du temps, pour explorer cela.


Oh oui ! Et si vous me parliez un peu de votre travail avec René Jacobs ?

[très fort, avec exagération] Il est épouvantaaable ! Il travaille comme un fou jusqu'à la toute dernière minute de répétition !!! [rires] Non ! Non - il est génial. Nous avons travaillé ensemble pour la première fois - laissez-moi réfléchir- ... hum, gosh, c'était il y a un bout de temps, huit ans je crois, la toute première fois ce fut un concert, Venus and Adonis et Dido and Aeneas, il y a très, très longtemps... et que nous avons enregistrés il y a... quatre ans ?


...quatre ans, c'est cela.

C'était avec l'OAE, l'Orchestra of the Age of Enlightenment. Puis je suis allée à Bruxelles faire La Calisto avec lui. Et c'est un musicien tellement fantastique, René, un musicien vraiment, vraiment merveilleux ; il a un tel flair et un tel don pour ce type de musique - et c'est, à l'évidence, un véritable intellectuel. Mais il a une façon de communiquer - vous savez, il y a tellement de gens qui sont incroyablement intelligents comme lui, mais qui sont incapables de trouver un moyen de communiquer les choses; mais lui, il sait, et en même temps, il est très instinctif, il comprend la théâtralité de la musique, il comprend ce que cela implique ; et par exemple, prendre une partition comme La Calisto, d'ajouter, d'orchestrer comme il le fait - c'est si fabuleux ! Vous avez entendu ! Tous ces interludes orchestraux - ils sont si riches et si colorés que l'on n'a qu'une envie : danser dessus ! Et c'est incroyablement contemporain ! Il est par ailleurs très clair ; ce n'est pas un chef qui vient à un opéra après s'être tourné les pouces en se demandant ce qu'il va bien pouvoir faire. Il fait tellement de préparation sur la partition... Bien souvent je lui rends visite longtemps en amont de la période de répétition pour travailler tous les deux, et sa partition est déjà complètement annotée, toutes ses intentions sont déjà claires, il a écrit l'ornementation - ce que vous n'avez pas à faire, mais il a ses propres idées à ce sujet... Alors vous vous dites "Ah ! Au moins, là, je me retrouve avec quelqu'un qui a fait sa part de travail ; je peux faire ma propre part, et ensemble, on va pouvoir faire quelque chose de grand"...
Je pense que s'il y a une chose que je devais pointer, c'est qu'il est tellement perfectionniste, que je me demande s'il est jamais réellement satisfait - parce que le théâtre vivant, c'est le théâtre vivant, ça ne sera jamais parfait, tous les soirs il va se passer quelque chose ; et lui est un tel perfectionniste, il ne laisse jamais rien passer. Pendant les répétitions, on ne cesse de s'arrêter, de reprendre, jusqu'à ce que les choses soient impeccables - et bien sûr, lorsque vous arrivez à la représentation, les artistes n'ont pas les mêmes sensations, il se peut qu'il se passe quelque chose, ce n'est jamais parfait... et j'ai parfois l'impression qu'il veut tellement que tout soit impeccable qu'il doit toujours y avoir une part de déception - enfin, je ne sais pas... Mais il avait l'air très satisfait de la Calisto cette fois-ci, je pense que cela s'est très bien passé.
C'est un très bon collègue, René... Il a toujours beaucoup à dire, il a toujours beaucoup d'idées et j'admire ses choix de distribution, également, pour ce type de musique - il ne collecte pas toutes ces "veggie" voices [voix "végétariennes", ou voix "légumes"], avec tout le respect dû à ces voix... Il aime le bon chant, il sait ce que cela implique. Prenez par exemple cette distribution [pour Calisto] ici ; si vous regardez les noms, c'est une liste très intéressante de chanteurs - venant de tous les horizons musicaux, ce ne sont pas tous des baroqueux. C'est assez intéressant, à mon avis, ce goût pour monter une distribution, et cela lui est très spécifique. Évidemment, il faut avoir le budget qui va avec, pour avoir tous ces chanteurs... Mais, non, c'est vraiment quelque chose que j'admire chez lui, je pense qu'il prend de vrais risques ; c'est ce qui rend ses productions si colorées, et qui fait que vous n'y entendez pas toujours ce que vous vous attendez à entendre dans ce type de musique - ce qui est génial. Vous savez, les gens pensent avec la musique baroque qu'elle n'a pas à être chantée avec des voix pleines - ce qui est pourtant le cas ! C'est une musique fantastique à exprimer ! C'est si théâtral ! Et je pense que toutes les choses dans lesquelles j'ai été embarquée avec lui ont toujours impliqué de "vrais" chanteurs, et pas ce que j'appelle ces "peeps and squeeks" [pépiements et couinements], vous savez, cette espèce de [elle chante d'une voix blanche et flûtée, façon harmonica de verre] "hu-hu-hu hu-hu-hu", ce que l'on entend malheureusement souvent dans ce répertoire, j'en ai bien peur. Et c'est génial, je trouve.
Et en dehors de la musique, c'est également un homme charmant. Il a les pieds sur terre, il est direct - il ne vous laisse jamais dans une situation dans laquelle vous vous demandez ce qu'il faut en penser ; il est clair, et c'est une personne agréable... Il est incroyablement exigeant ; et il serait totalement idiot de vous dire "oh, on s'amuse comme des petits fous parce que c'est tellement facile" - car ça ne l'est pas ! Il veut utiliser tout le temps de répétition qui lui est imparti  - il ne dira jamais "oh, ben, on va finir plus tôt aujourd'hui, on a eu une bonne journée", oh non ! Et vous, vous êtes sur vos genoux, vous dites : "pleeease ! No mooooore !" [rires] ...parce que c'est un workaholic ! Et comme c'est ce qu'il est par nature, il pense que tout le monde vient de la même planète que lui ! [rires] ...Mais vous savez, vous ne pouvez qu'admirer cela, et simplement savoir dire parfois : "René, je suis épuisée, je n'en peux plus" - c'est parfois difficile, mais, de cette manière, il obtient des résultats incroyables ! Je ne pense pas avoir vu quoi que ce soit qu'il ait fait qui soit en-dessous du très, très bon... Il est vraiment intéressant et je l'apprécie réellement, je dois dire.
Il y a tellement de chefs en activité, dans le secteur baroque, on est obligé de faire sa sélection - je me rappelle mon agent me disant il y a des années : "You can't have too many vegeterian levels !" ["Tu ne peux pas avoir trop de degrés de végétarisme !"] [rires] ; et à l'époque je m'étais dit "Qu'est-ce qu'il veut dire ?!". Et c'est vrai - soyons honnêtes- qu'ils sont tous en compétition les uns avec les autres, d'une certaine façon, et si vous essayez de leur faire plaisir à tous, ça ne marche pas. Et alors j'ai compris ce qu'il voulait dire : si vous en favorisez un, cela implique que vous en mettiez un autre hors course ; et je pense donc qu'en définitive vous devez décider avec qui vous vous sentez le mieux... Et vous avez alors tendance à travailler plus avec ces quelques-uns qu'avec les autres, c'est tout simplement comme cela que cela fonctionne ; et si vous regardez les distributions, vous vous rendez compte que certains s'accrochent, sont dans ce sens assez loyaux - en fait, tout le monde est comme ça, tout le monde à tendance à toujours travailler avec les mêmes ensembles, parce qu'ils viennent de la même école par exemple... cela découle de plusieurs facteurs. Je pense qu'en ce qui me concerne je me débrouille plutôt bien avec lui en ce moment. Nous avons quelques projets, nous allons encore travailler ensemble ; je pense qu'il aime ce que je fais - enfin, j'espère ! J'espère qu'il ne me raconte pas de salades ! [rires] Mais, non, il a l'air d'aimer travailler avec moi, nous n'avons jamais eu de réel problème ensemble, et c'est à mes yeux très important.


Vous semblez aussi vous débrouiller plutôt bien avec Robert Carsen, non ?

En répétition avec Robert Carsen et David Pittman-Jennings (dans le rôle du Forestier) pour la Petite Renarde Rusée de Janacek à l'Opéra des Flandres.
Photo © Annemie Augustijns, Vlaamse Opera

J'ai tellement travaillé avec Robert ! C'est drôle, d'ailleurs, j'y pensais cette semaine - parce que j'ai fait beaucoup de choses avec lui, j'ai fait Orlando, j'ai fait Semele, j'ai fait La Petite Renarde... Je devais même faire les Carmélites avec lui, d'ailleurs - mais au lieu de cela, j'ai eu un bébé ! [rires] Ça fait une éternité que je n'ai pas eu de nouvelles de lui, et je n'ai aucun projet avec lui pour l'instant, parce qu'il est très occupé - il a fait quelques musicals à West End ces derniers temps, il a passé pas mal de temps pour ça à Londres. Je crois aussi qu'il fait une pause... 
C'est quelqu'un avec qui j'ai démarré ma carrière, et c'est une telle chance lorsque vous avez quelqu'un qui vous ouvre la brèche comme il l'a fait, qui a confiance et foi en vous. Et j'adore travailler avec lui... Nous sommes tous différents, avons tous différentes tolérances, et en ce qui me concerne, c'est quelqu'un que je comprends, dont je comprends les origines ; il est toujours mignon avec moi, c'est toujours une personne gentille et intègre - bien sûr je ne puis parler que de mes expériences avec lui, si vous interrogez quelqu'un d'autre, vous entendrez alors peut-être des choses totalement différentes ; mais c'est la vie, n'est-ce pas ? Vous ne pouvez pas être influencé par ce que tout le monde pense, vous ne pouvez qu'être honnête avec vos expériences - et en ce sens Robert est quelqu'un que j'admire. Lui aussi est toujours très bien préparé ; il sait ce qu'un bon spectacle requiert, il sait comment faire plaisir au public, il sait comment rendre quelqu'un superbe, et personnellement, je trouve qu'il met très bien en valeur les artistes, ils sont toujours beaux et donnent toujours le meilleur d'eux-mêmes dans ses productions - et j'ai beaucoup de plaisir à travailler avec lui. C'est un garçon adorable ; nous n'avons rien de prévu ensemble en ce moment, mais je dois l'appeler, ne serait-ce que pour voir comment il va - mais je suis sûre que nous retravaillerons ensemble. Vous savez, nous avons discuté de plein de petites choses, mais maintenant il est impossible de trouver du temps ! Votre agenda vous est arraché des mains ! Et lorsque quelqu'un vient vous voir en vous disant "nous aimerions que vous fassiez ceci", et que vous êtes obligé de répondre "Oh, j'ai déjà signé pour faire cela !" - c'est si difficile ! Beaucoup de gens en ont assez - quand on demande des choses à certains chefs, ils répondent : "Oh, vous savez, si je dois commencer à me projeter en 2005, je laisse tomber, j'en ai plein le dos"... Plus vous obtenez de succès, plus il devient difficile de trouver du temps pour réaliser certains projets - et c'est dur. Bill Christie m'a dit, il y a huit mois, [imitant la voix nasillarde et l'accent yankee du chef] "Darling, tu sais, il va falloir reposer les pieds sur terre, t'es une diva maintenant ! Il faut que tu arrêtes de jouer ta star !" [rires]. Parce qu'au fond, je disais "Hé bien, maintenant, je ne vais pas aller là, je voudrais aller ici" ; mais pour l'instant ce n'est vraiment pas dans mon tempérament [de jouer la star]... Et quand j'accepte de faire quelque chose, c'est parce que j'y ai réfléchi, je me suis dit : "Oui, j'aimerais vraiment bien faire ceci". Et je ne peux vraiment pas dire que dans tout ce que j'ai fait jusqu'à présent il y a quoi que ce soit que je jetterais parce que ça ne m'intéresse pas - parce que tout est du si bon travail, il est difficile d'éliminer quoi que ce soit, et j'ai vraiment de la chance d'être dans cette situation.
Mais vous savez, d'un autre côté, il y a des projets que j'aimerais faire, avec des gens que j'admire, qui me passent sous le nez, tout simplement parce que ça ne colle pas. Et ce n'est pas parce que je n'en ai pas envie, c'est juste que ça ne marche pas... Et c'est difficile ; beaucoup de gens, je pense, en ressentent de la frustration, et pensent peut-être "Bon, ben, on ne lui demandera plus à elle, de toute façon elle est trop immergée dans des projets plus importants", et c'est tellement dommage - on y perd tellement. Mais c'est quelque chose qui arrive, on ne peut rien y faire. Il faut simplement l'accepter.


"Robert is always sweet to me"
En répétition pour La Petite Renarde Rusée
Photo © Annemie Augustijns, Vlaamse Opera


Alors, quels sont vos projets maintenant ?

Hé bien, [long étirement d'intense satisfaction] j'ai trois semaines de vacances pendant lesquelles je serai à la maison ! Ensuite je fais une apparition aux Proms, avec Simon Rattle - j'ai fait beaucoup de choses avec lui, on a fait du Bach, la Johannes-Passio, et il est génial ! Il est merveilleux, vraiment merveilleux. Et c'est quelqu'un - quelqu'un d'incroyablement talentueux, mais... tout simplement une personne merveilleuse ! Je ne l'ai jamais entendu dire de grossièreté à qui que ce soit, il est humble, il traite tout le monde d'égal à égal - il est génial ! C'est une telle joie de travailler avec lui ! Il n'est pas de ceux qui s'imaginent qu'ils sont obligés de se comporter en bâtards, vous savez - ce qui arrive assez souvent, plus vous montez, plus vous rencontrez ce type de personnages... Mais lui est vraiment merveilleux. Nous faisons une symphonie de Mahler ensemble et avec un peu de chance, j'aurais peut-être, quoi, vingt mesures à chanter ? [rires ; note : s'agissant de la VIII°, sa partie devait sans doute, en effet, excéder de peu les vingt mesures...] Mais c'est un tel honneur que de chanter ces vingt mesures pour lui ! [rires
Je vais également faire un Requiem de Mozart - tout cela à Londres. Comme je vis maintenant à Paris, j'ai besoin de maintenir mon profil en Angleterre, de façon à ce que les gens sachent que je chante toujours, vous savez - parce qu'ils ne vous voient plus, les gens pensent tout simplement que vous avez laissé tomber ! [rires] Et je ne plaisante pas ! Beaucoup de gens qui vivent là-bas se disent "Oh, pauvre Rosy, elle ne fait plus rien", parce que je ne chante pas là-bas ! Alors de temps à autre, je fais un saut là-bas pour faire un concert, et alors ils se disent "Oh si, elle continue !"- "bien !" [rires] Donc, comme ça, j'ai deux semaines de vacances à Londres, où je fais tous les sites touristiques et quatre ou cinq concerts.
Ensuite je vais à Innsbruck pour faire Jephtha en concert avec René, puis je démarre la saison aux Champs-Elysées avec... [in french in the text :] "La Petite Renarde Rusée" - en tchèque ! Ce qui me retient là-bas jusqu'à fin octobre ; ensuite je retourne à Londres faire quelques concerts, puis je vais faire mes débuts au Met ! Avec - quelque chose qui n'a strictement rien à voir avec mon répertoire habituel ! - ...avec... Fledermaus !!! Adele !!! "Mei-ein Herr Marrrquiiiiiis..." Où je vais sortir tous mes contre-ré que je n'ai pas utilisé au long des cinq dernières années de ma carrière ; il va falloir que je les trouve quelque part ! [rires] Mais, vous savez, c'est quelque chose que je n'utilise pas, et que j'ai cependant, cette voix assez aiguë ; je peux monter très haut, et ma voix est assez excitante tout là-haut... Je montre un peu ces notes dans Semele, mais autrement je n'ai pas très souvent l'occasion de me montrer de cette manière, et je crois que ça sera amusant d'aller faire mes débuts là-bas avec... C'est vraiment un rôle que je qualifierais de "show time" ; c'est un rôle très théâtral, doté de ces deux merveilleux airs où vous brillez ["stand and deliver", "once again"], comme votre personnage... Ça va être drôle, et c'est un bon ticket d'entrée, de faire quelque chose comme ça. Donc nous voilà à New York pendant quelque temps, et ensuite de New York je vais directement à Dallas, pour un Don Giovanni - une production de David Alden, ça devrait être intéressant. Puis je vais à Munich, pour une nouvelle production de Saul, [d'un air soudain incrédule] puis à La Scala pour La Petite Renarde ! [rires] C'est dingue, c'est dingue ! En dehors de l'Amérique et de cette seule production en Italie, je serais en fait une bonne partie de l'année à Munich, à faire plein de choses - un nouvel Orphée [de Gluck, lors de la saison suivante], aussi... Franchement, je ne peux pas me plaindre ! C'est génial !
Et tout ça, c'est du répertoire dont je sens que je l'aborde juste au bon moment, ce ne sera donc pas trop fatigant. Je pense que sur le plan physique, je dois sérieusement commencer à entretenir ma forme - avoir mes enfants me maintient en forme lorsque je suis avec eux...

(C'est vrai que ça a l'air sportif, l'élevage de renardeaux...)
Avec le Renard de Hanne Fischer à l'Opéra des Flandres
Photo © Annemie Augustijns, Vlaamse Opera

Mais là, à Berlin, je me suis rendu compte que je ne peux pas attendre de mon corps qu'il fasse tout ce que je faisais il y a sept ans sans quelque échauffement que ce soit au préalable... et vous savez, votre voix, quand on y pense, vous faites vos gammes, vous vocalisez tout le temps, vous prenez une nouvelle musique, vous faites constamment travailler vos muscles - mais pendant ce temps-là vous laissez le reste de votre corps tomber en un tas de ruines ! [rires] Et je réalise à présent que je dois commencer à accorder une égale importance au physique, parce que comme je suis mince, je suis menue, je ne trimballe pas énormément de graisse, les gens pensent que je suis en pleine forme, mais ça ne veut rien dire quant à ce qui se passe à l'intérieur ! Il faut que je commence à entretenir ma forme, c'est une de mes résolutions pour le moment, vraiment. Et parce que j'ai besoin de maintenir ma forme physique, j'ai besoin de maintenir mon développement vocal en phase avec mon corps, parce que dans le fond, c'est ça notre instrument, car il contient ce qui travaille à l'intérieur, et je n'ai pas une jolie caisse en bois dans laquelle je peux le ranger à la fin de la journée ! C'est quelque chose dont j'ai pris pleinement conscience... Vous savez, vous arrivez au milieu de votre trentaine, et frrrrrttt ! tout part vers le sud - alors il faut... zioup ! tout lifter ! [rires] Voilà où nous en sommes...
 

Propos recueillis par Mathilde Bouhon

Rosemary  Joshua sera la Renarde de La petite Renarde Ruséede Janacek
Au Théâtre des Champs Elysées, du 16 au 24 Octobre 2002
Orchestre National de France, direction Jonathan Darlington
mise en scène André Engel

En complément à cet interview, lire aussi :

* Critique de la production de La Calisto au Staatsoper de Berlin

*  L'hommage rendu à Herbert Wernicke disparu le 28 avril 2002

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