C O N C E R T S
 
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PARIS
13/10/04
 


Patricia Ciofi (Poppea) & Anna Caterina Antonacci (Nerone)
(© Alvaro Yanez)

Claudio MONTEVERDI

L'INCORONAZIONE DI POPPEA
Opéra en un prologue et trois actes (1642)
sur un livret de Gian Francesco Busenello,
d'après le livre XIV des Annales de Tacite.

Poppea / Fortuna : Patrizia CIOFI
Ottavia / Virtù : Anne Sofie VON OTTER
Valletto / Amore : Amel BRAHIM-DJELLOUL
Ottone : Lawrence ZAZZO
Nerone : Anna Caterina ANTONACCI
Arnalta / Mercurio : Tom ALLEN
Nutrice / Famigliaro I : Dominique VISSE
Seneca : Antonio ABETE
Damigella / Pallade : Mariana ORTIZ-FRANCES
Drusilla : Carla DI CENSO
Liberto / Soldato II / Tribuno I : Enrico FACINI
Lucano / Soldato I / Console / Famigliaro II : Finnur BJARNASSON
Littore / Famigliaro III / Tribuno II : René LINNENBANK

CONCERTO VOCALE
Direction musicale et réalisation : René JACOBS

Mise en scène : David McVICAR
Décors : Robert JONES
Costumes : Jenny TIRAMANI
Lumières : Paule CONSTABLE
Chorégraphies : Andrew GEORGE

Nouvelle production,
en co-production avec l'Opéra National du Rhin,
le Staatsoper Unter den Linden
et le Théâtre Royal de la Monnaie.

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 
les 13*, 15, 17*, 19, 21 et 23 octobre 2004.
Diffusion sur France-Musiques le 8 novembre

Lire aussi le point de vue de Juliette Buch

SENSUEL ET CYNIQUE COURONNEMENT
 
"My work isn't political and I'm not a polemicist. If anything I'm a seducer. I believe theater should be a sensual and seductive experience. That's what I've always tried to provide people with - an assault on the senses."

("Mon travail n'est pas politique, et je ne suis pas un polémiste. Je serais plutôt avant tout un séducteur. Je crois que le théâtre devrait être une expérience sensuelle et séductrice. C'est ce que j'ai toujours essayé d'offrir aux gens : un assaut des sens.")

 - David McVicar


Un an après la reprise triomphale d'Agrippina, voilà que le Théâtre des Champs-Elysées a l'excellente idée d'ouvrir à nouveau sa saison opératique avec ces antiques coquins de Néron et Poppée - et ce, à nouveau sous la houlette du génial tandem Jacobs-McVicar.

Malin, McVicar annonçait à la fin d'Agrippina la suite des évènements : à peine unie à Othon, Poppée se tournait déjà vers le tout nouvel empereur Néron, occupé pour sa part à grimper voracement l'escalier menant au trône, tandis qu'Agrippine continuait de bercer les illusions amoureuses de Pallas et Narcisse pour mieux tramer le meurtre de son cher Claude, le tout sous le regard critique d'un Lesbo plongé dans les Annales de Tacite (ces mêmes Annales qui ont inspiré à Busenello son livret). C'est donc en toute logique qu'il place ce Couronnement dans la continuité d'Agrippina, reprenant le récit quelques années plus tard, et l'on retrouve avec plaisir quelques-uns de ses personnages - Néron s'est émancipé de son boy's band à minettes pour se lancer dans une carrière solo plus sulfureuse ; Poppée baye aux corneilles dans un loft au luxe tapageur ; quant à Othon, il a finalement délaissé la carrière militaire pour devenir un businessman stressé qui ne trouve pas de meilleure réponse à son ulcère que de se saoûler sur le seuil de sa perfide maîtresse. Les nouveaux venus s'inscrivent avec un égal bonheur en ce tableau : Octavie est une grande bourgeoise entre deux âges et sur le déclin (et au bord de l'hystérie), sorte de Norma Desmond cheap ; Sénèque, un philosophe télévisuel à la mode en col cheminée et costume chic, qui, pour toute réponse aux lamentations de son impératrice, lui tend un exemplaire dédicacé de son dernier bestseller ; Drusilla, une secrétaire un peu coincée en tailleur pantalon strict, amoureuse transie de son patron Othon ; le Valet, un rapper malicieusement insolent qui aimerait bien s'imposer comme un petit cousin latin et pyromane d'Eminem. Comme toujours chez McVicar, on est impressionné par le soin du détail et la science de l'observation (des attitudes, des codes vestimentaires, des interactions sociales) qui viennent nourrir une vision pas si iconoclaste qu'il y paraît.

On retrouve par ailleurs dans cette nouvelle production toutes les qualités qui ont fait d'Agrippina un spectacle culte : actualisation judicieuse - toujours respectueuse du livret avec lequel elle est parfaitement en phase - , humour décalé et grinçant, portrait noir et sans concession des personnages. Les décors de Robert Jones, simples, sont astucieusement modulables : l'espace scénique est, comme dans Agrippina, divisé en son milieu par une volée de marches, des panneaux pivotants laqués se font tour à tour colonnes de marbre cuivré, portes hostiles ou cloisons de night-club (très belle utilisation de néons bleus encastrés dans la tranche des panneaux) ou laissent entrevoir une fresque libertine. Les accessoires, peu nombreux, sont eux aussi très bien utilisés, notamment ce sofa en forme de serpent et ce tabouret de bar également reptilien. Quelques tirés de rideaux ponctuent la représentation, permettant de rapides et invisibles changements de décors - idée aussi belle visuellement qu'intelligente en ce qu'elle permet de ne jamais briser l'action (ce qui est d'ordinaire l'un des problèmes majeurs posés par le découpage de cet opéra). Les costumes, magnifiques, contribuent habilement à définir les personnages, tandis que les chorégraphies décalées apportent un zeste de loufoquerie fort bienvenu à l'ensemble, comme ces irrésistibles pas de danse esquissés par les serviteurs d'Octavie lorsque le Valet - dont le rythme de déclamation se prête étonnamment bien à une gestuelle hip-hop - invective Sénèque.
 

Antonacci impériale

Mais tant d'intelligence scénique ne nous aurait pas menés bien loin sans une distribution à la hauteur - fort heureusement, on n'est guère déçu par un cast à l'investissement théâtral réjouissant, principalement dominé par une Anna Caterina Antonacci assez renversante.

Arborant dreadlocks, tatouages et smoking blasphématoire, la Antonacci, qui porte le travesti bien mieux qu'on ne s'y serait a priori attendu, campe un Néron saisissant en empereur de la pop métrosexuel, macho et ambigu, à mi-chemin entre un Justin Timberlake hyper trash et le fruit bizarre (et un peu effrayant) d'une improbable liaison entre Madonna et Michael Jackson. On savait la diva italienne bête de scène, on n'en est pas moins scié par le résultat : après une Poppée munichoise proprement incendiaire (en compagnie d'un non moins flamboyant David Daniels dans le rôle de Néron), après une Agrippine parisienne carnassière et castratrice, voici qu'elle se vautre à nouveau avec délices (et pour le plus grand plaisir des spectateurs) dans la lie d'un Néron pourri jusqu'à la moëlle mais incandescent, en parfaite continuité avec l'ado tête-à-claques et cocaïné échappé d'N*Sync incarné par Malena Ernman dans Agrippina. Car c'est bel et bien le même Néron que nous retrouvons ici, à quelques années de distance. Certes, il a quitté son look boy's band et ses mouvements de breakdance, il n'a plus Maman à satisfaire, mais il n'en a pas moins conservé ses obsessions - le sexe, le pouvoir, la dope, et, bien entendu, sa Poppée, qui continue de le mener allègrement par le bout du nez. Autoritaire et capricieux, mais dans le même temps poète hypersensible, ébouriffant de sensualité autant que d'une perversité avérée, ce tyran immature exerce une étrange fascination, révulse en même temps qu'il attire, et l'on ne peut que se pâmer d'admiration devant le charisme ravageur de son interprète, qui, décidément, ne recule devant aucun défi. Musicalement, on se délecte une fois de plus de sa diction riche, de son timbre racé, de son abattage vocal comme de sa science du verbe - et qu'importent quelques défauts d'intonation ici et là, lorsque l'on est en face d'une artiste qui brûle les planches avec autant de panache et d'audace.

Face à ce Néron aussi charmeur que dégénéré, Patrizia Ciofi campe une Poppée somme toute relativement classique, femme-enfant perverse et voluptueuse, non dénuée de sex-appeal (très bien rehaussé par des pyjamas de satin et une nuisette en mousseline) - et l'on n'a aucun mal à comprendre la faiblesse de Néron à son endroit. Si, vocalement, on peut lui reprocher parfois - réserve minime - une bizarre tendance à abuser d'un non vibrato détimbré et un peu venteux, sa présence scénique est indéniable, tout comme l'alchimie qu'elle partage avec sa partenaire et compatriote. Les voix des deux sopranos, proches de registre mais bien distinctes en termes de couleur, se marient par ailleurs plutôt bien ; "In te mi cercarò, / In te mi trovarò, / E tornerò a riperdermi ben mio, / Che sempre in te perduta(o) esser vogl'io" ("En toi je me chercherai, / En toi je me trouverai, / Et reviendrai me perdre encore, mon amour, / Et que toujours je sois perdu(e) en toi!") chantent les tourtereaux, et rarement la fusion exprimée par les protagonistes aura été aussi musicalement palpable qu'avec deux voix aussi voisines.

Le reste de la distribution est à l'avenant. Virulente mais élégamment divesque, l'Octavie d'Anne Sofie von Otter est un vraie réussite, même si le timbre de la Suédoise est décidément bien terne et métallique. Lawrence Zazzo, après un début de soirée hésitant, finit par trouver ses marques en Othon ; on aimerait plus d'émotion et moins de tergiversations, mais le côté torturé de son interprétation sied bien à ce personnage de manipulateur manipulé, en définitive bien faible. Paradoxalement, l'antipathie latente qu'inspire cet Othon veule et hypocrite augmente le capital sympathie de la Drusilla de Carla di Censo. A l'opposé des caractérisations habituelles, plus ouvertement sensuelles et chaleureuses (je pense notamment à Dorothea Röschmann chez Bolton), celle-ci joue la carte d'une Drusilla réservée et effacée, qui va s'ouvrir petit à petit, au fur et à mesure de la soirée et de l'évolution de sa relation avec Othon. Antonio Abete, quant à lui, est, comme à son habitude, impeccable en Sénèque, en dépit d'une voix peu séduisante et courte de projection. 

Mais ce sont les personnages secondaires et plus authentiquement comiques qui marquent le plus. Tom Allen et Dominique Visse composent respectivement une Arnalta et une Nourrice hilarantes, la première en matrone assez vulgaire mais fort sympathique, la deuxième en transsexuelle bourgeoise sur le déclin mais encore fort préoccupée par ses hormones - difficile de dire lequel des deux chanteurs l'emporte finalement dans ce duel d'excentricité bouffonne ! La mise en parallèle de leurs destins lors du dernier air (délirant) d'une Arnalta définitivement over the top en lamé fuchsia (et boa assorti) donne lieu à un instant comique fort réussi. Autre incarnation forte de la soirée, le Valet rapper d'Amel Brahim-Djelloul, charmant d'insolence et d'inexpérience, qui forme une jolie paire avec la Damoiselle allumeuse de Mariana Ortiz-Francés.

Dans la fosse, René Jacobs, dont la maîtrise monteverdienne n'est depuis longtemps plus à prouver, dirige avec finesse un Concerto Vocale en grande forme - mené avec entrain par le toujours excellent Bernhard Forck - , et l'on a plaisir à retrouver enfin, après les déceptions récentes d'Agrippina et des Noces en ce même lieu, l'artiste que l'on admire tant pour son sens du théâtre et pour la palette de couleurs qu'il sait si bien exploiter avec cet ensemble. Aussi bien à l'écoute des chanteurs qu'à l'affût de l'action scénique, le chef belge déploie un tapis sonore tour à tour riche et intimiste, raffiné, et surtout d'une infinie élégance - et l'on ne peut qu'admirer l'adéquation entre son travail et celui du metteur en scène.
 

Une vision acerbe et juste

Bizarrement, si le public de la première a, à juste titre, ovationné chef, chanteurs et instrumentistes, les réactions aux saluts de David McVicar se sont avérées plus tranchées - quelques huées bien sonores se sont fait entendre, rapidement couvertes par des bravos plus retentissants encore. Je dois, en ce qui me concerne, exprimer ma perplexité face à cette hostilité - le public parisien de 2004 peut-il encore être choqué par l'imagerie convoquée par le magicien McVicar ? Un Néron cocaïnomane et bisexuel entouré de son sérail d'hommes-objets (au demeurant splendides) peut-il encore être considéré comme une provocation ? Ce serait à mon sens oublier alors la noirceur du livret de Busenello qui, allié à la musique de Monteverdi, mêle beauté et perversité, sublime et grotesque avec une adresse toute shakespearienne... un cocktail explosif remarquablement saisi par le metteur en scène écossais qui en fait ressortir les aspects les plus abjectement cyniques, mais sans en négliger pour autant les moments de tendresse.

On n'est pas prêt d'oublier cet ahurissant et fort troublant duo orgiaque entre un Lucain-Chippendale lascif (excellent Finnur Bjarnasson, très sexy en tee-shirt résille et chapeau melon pailleté) et un Néron au bord de l'orgasme, s'adonnant à une chorégraphie à la Bob Fosse juchés sur le cercueil fraîchement clos de Sénèque... scène qui en aura probablement offusqué certains (et dont je suis à peu près sûre qu'elle doit être à l'origine de la majorité des huées à la première). On se contentera de les renvoyer au texte du duo en question (je ne cite que les quatre premiers vers par souci de concision, mais invite les plus sceptiques à relire le duo en entier, et surtout à le réécouter) :

Or che Seneca è morto,
Cantiam, cantiam, Lucano, amorose canzoni
In lode d'un bel viso,
Che di sua mano Amor nel cor m'ha inciso.

Maintenant que Sénèque est mort,
Chantons, chantons, Lucain, d'amoureuses chansons
En l'honneur de ce beau visage
Qu'Amour a, de sa main, gravé dans mon coeur.

Avouez que si cynisme il y a, il est bien néronien avant que mcvicarien, et que la juxtaposition triomphe morbide /poésie amoureuse n'est guère une invention du metteur en scène ! On pourrait en dire de même de l'homoérotisme latent, clairement relayé par la musique quelques lignes plus loin, à partir des répétitions hypnotiques et obsessionnelles du mot bocca et culminant de façon très explicite sous le "Ahi, destino !" de l'empereur...

D'un autre côté, l'émotion pointe souvent au cours de la représentation, et parfois du côté des personnages les plus inattendus - comme dans la fameuse berceuse d'Arnalta à Poppée. (Ma voisine s'est plainte à son compagnon de ce que cet air, tel que chanté par Tom Allen, n'était "pas beau". On lui répondrait volontiers qu'ici c'est moins la beauté que la tendresse et l'émotion qui comptent ; après tout, Arnalta est chantée par un ténor bouffe.)

On pourrait énumérer sans fin d'autres exemples qui témoignent de l'intelligence et de la justesse de la vision de David McVicar, qui décidément n'a de cesse de nous prouver sa compréhension profonde de la musique et des livrets qu'il met en scène - mais je doute que cette production ait réellement besoin, en définitive, qu'on la défende si activement. Ses qualités parlent d'elles-mêmes. Il suffit de la recommander, chaleureusement.

 

Mathilde BOUHON
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