SENSUEL
ET CYNIQUE COURONNEMENT
"My work isn't political
and I'm not a polemicist. If anything I'm a seducer. I believe theater
should be a sensual and seductive experience. That's what I've always tried
to provide people with - an assault on the senses."
("Mon travail n'est pas politique,
et je ne suis pas un polémiste. Je serais plutôt avant tout
un séducteur. Je crois que le théâtre devrait être
une expérience sensuelle et séductrice. C'est ce que j'ai
toujours essayé d'offrir aux gens : un assaut des sens.")
- David McVicar
Un an après la
reprise triomphale d'Agrippina,
voilà que le Théâtre des Champs-Elysées a l'excellente
idée d'ouvrir à nouveau sa saison opératique avec
ces antiques coquins de Néron et Poppée - et ce, à
nouveau sous la houlette du génial tandem Jacobs-McVicar.
Malin, McVicar annonçait
à la fin d'Agrippina la suite des évènements
: à peine unie à Othon, Poppée se tournait déjà
vers le tout nouvel empereur Néron, occupé pour sa part à
grimper voracement l'escalier menant au trône, tandis qu'Agrippine
continuait de bercer les illusions amoureuses de Pallas et Narcisse pour
mieux tramer le meurtre de son cher Claude, le tout sous le regard critique
d'un Lesbo plongé dans les Annales de Tacite (ces mêmes
Annales
qui ont inspiré à Busenello son livret). C'est donc en toute
logique qu'il place ce Couronnement dans la continuité d'Agrippina,
reprenant le récit quelques années plus tard, et l'on retrouve
avec plaisir quelques-uns de ses personnages - Néron s'est émancipé
de son boy's band à minettes pour se lancer dans une carrière
solo plus sulfureuse ; Poppée baye aux corneilles dans un loft au
luxe tapageur ; quant à Othon, il a finalement délaissé
la carrière militaire pour devenir un businessman stressé
qui ne trouve pas de meilleure réponse à son ulcère
que de se saoûler sur le seuil de sa perfide maîtresse. Les
nouveaux venus s'inscrivent avec un égal bonheur en ce tableau :
Octavie est une grande bourgeoise entre deux âges et sur le déclin
(et au bord de l'hystérie), sorte de Norma Desmond cheap
; Sénèque, un philosophe télévisuel à
la mode en col cheminée et costume chic, qui, pour toute réponse
aux lamentations de son impératrice, lui tend un exemplaire dédicacé
de son dernier bestseller ; Drusilla, une secrétaire un peu
coincée en tailleur pantalon strict, amoureuse transie de son patron
Othon ; le Valet, un rapper malicieusement insolent qui aimerait
bien s'imposer comme un petit cousin latin et pyromane d'Eminem. Comme
toujours chez McVicar, on est impressionné par le soin du détail
et la science de l'observation (des attitudes, des codes vestimentaires,
des interactions sociales) qui viennent nourrir une vision pas si iconoclaste
qu'il y paraît.
On retrouve par ailleurs
dans cette nouvelle production toutes les qualités qui ont fait
d'Agrippina un spectacle culte : actualisation judicieuse - toujours
respectueuse du livret avec lequel elle est parfaitement en phase - , humour
décalé et grinçant, portrait noir et sans concession
des personnages. Les décors de Robert Jones, simples, sont astucieusement
modulables : l'espace scénique est, comme dans Agrippina,
divisé en son milieu par une volée de marches, des panneaux
pivotants laqués se font tour à tour colonnes de marbre cuivré,
portes hostiles ou cloisons de night-club (très belle utilisation
de néons bleus encastrés dans la tranche des panneaux) ou
laissent entrevoir une fresque libertine. Les accessoires, peu nombreux,
sont eux aussi très bien utilisés, notamment ce sofa en forme
de serpent et ce tabouret de bar également reptilien. Quelques tirés
de rideaux ponctuent la représentation, permettant de rapides et
invisibles changements de décors - idée aussi belle visuellement
qu'intelligente en ce qu'elle permet de ne jamais briser l'action (ce qui
est d'ordinaire l'un des problèmes majeurs posés par le découpage
de cet opéra). Les costumes, magnifiques, contribuent habilement
à définir les personnages, tandis que les chorégraphies
décalées apportent un zeste de loufoquerie fort bienvenu
à l'ensemble, comme ces irrésistibles pas de danse esquissés
par les serviteurs d'Octavie lorsque le Valet - dont le rythme de déclamation
se prête étonnamment bien à une gestuelle hip-hop
- invective Sénèque.
Antonacci impériale
Mais tant d'intelligence
scénique ne nous aurait pas menés bien loin sans une distribution
à la hauteur - fort heureusement, on n'est guère déçu
par un cast à l'investissement théâtral réjouissant,
principalement dominé par une Anna Caterina Antonacci assez renversante.
Arborant dreadlocks,
tatouages et smoking blasphématoire, la Antonacci, qui porte le
travesti bien mieux qu'on ne s'y serait a priori attendu, campe
un Néron saisissant en empereur de la pop métrosexuel, macho
et ambigu, à mi-chemin entre un Justin Timberlake hyper trash
et le fruit bizarre (et un peu effrayant) d'une improbable liaison entre
Madonna et Michael Jackson. On savait la diva italienne bête de scène,
on n'en est pas moins scié par le résultat : après
une Poppée munichoise proprement incendiaire (en compagnie d'un
non moins flamboyant David Daniels dans le rôle de Néron),
après une Agrippine parisienne carnassière et castratrice,
voici qu'elle se vautre à nouveau avec délices (et pour le
plus grand plaisir des spectateurs) dans la lie d'un Néron pourri
jusqu'à la moëlle mais incandescent, en parfaite continuité
avec l'ado tête-à-claques et cocaïné échappé
d'N*Sync incarné par Malena Ernman dans Agrippina.
Car c'est bel et bien le même Néron que nous retrouvons ici,
à quelques années de distance. Certes, il a quitté
son look boy's band et ses mouvements de breakdance, il n'a
plus Maman à satisfaire, mais il n'en a pas moins conservé
ses obsessions - le sexe, le pouvoir, la dope, et, bien entendu, sa Poppée,
qui continue de le mener allègrement par le bout du nez. Autoritaire
et capricieux, mais dans le même temps poète hypersensible,
ébouriffant de sensualité autant que d'une perversité
avérée, ce tyran immature exerce une étrange fascination,
révulse en même temps qu'il attire, et l'on ne peut que se
pâmer d'admiration devant le charisme ravageur de son interprète,
qui, décidément, ne recule devant aucun défi. Musicalement,
on se délecte une fois de plus de sa diction riche, de son timbre
racé, de son abattage vocal comme de sa science du verbe - et qu'importent
quelques défauts d'intonation ici et là, lorsque l'on est
en face d'une artiste qui brûle les planches avec autant de panache
et d'audace.
Face à ce Néron
aussi charmeur que dégénéré, Patrizia Ciofi
campe une Poppée somme toute relativement classique, femme-enfant
perverse et voluptueuse, non dénuée de sex-appeal (très
bien rehaussé par des pyjamas de satin et une nuisette en mousseline)
- et l'on n'a aucun mal à comprendre la faiblesse de Néron
à son endroit. Si, vocalement, on peut lui reprocher parfois - réserve
minime - une bizarre tendance à abuser d'un non vibrato détimbré
et un peu venteux, sa présence scénique est indéniable,
tout comme l'alchimie qu'elle partage avec sa partenaire et compatriote.
Les voix des deux sopranos, proches de registre mais bien distinctes en
termes de couleur, se marient par ailleurs plutôt bien ; "In te
mi cercarò, / In te mi trovarò, / E tornerò a riperdermi
ben mio, / Che sempre in te perduta(o) esser vogl'io" ("En toi je me
chercherai, / En toi je me trouverai, / Et reviendrai me perdre encore,
mon amour, / Et que toujours je sois perdu(e) en toi!") chantent les tourtereaux,
et rarement la fusion exprimée par les protagonistes aura été
aussi musicalement palpable qu'avec deux voix aussi voisines.
Le reste de la distribution
est à l'avenant. Virulente mais élégamment divesque,
l'Octavie d'Anne Sofie von Otter est un vraie réussite, même
si le timbre de la Suédoise est décidément bien terne
et métallique. Lawrence Zazzo, après un début de soirée
hésitant, finit par trouver ses marques en Othon ; on aimerait plus
d'émotion et moins de tergiversations, mais le côté
torturé de son interprétation sied bien à ce personnage
de manipulateur manipulé, en définitive bien faible. Paradoxalement,
l'antipathie latente qu'inspire cet Othon veule et hypocrite augmente le
capital sympathie de la Drusilla de Carla di Censo. A l'opposé des
caractérisations habituelles, plus ouvertement sensuelles et chaleureuses
(je pense notamment à Dorothea Röschmann chez Bolton), celle-ci
joue la carte d'une Drusilla réservée et effacée,
qui va s'ouvrir petit à petit, au fur et à mesure de la soirée
et de l'évolution de sa relation avec Othon. Antonio Abete, quant
à lui, est, comme à son habitude, impeccable en Sénèque,
en dépit d'une voix peu séduisante et courte de projection.
Mais ce sont les personnages
secondaires et plus authentiquement comiques qui marquent le plus. Tom
Allen et Dominique Visse composent respectivement une Arnalta et une Nourrice
hilarantes, la première en matrone assez vulgaire mais fort sympathique,
la deuxième en transsexuelle bourgeoise sur le déclin mais
encore fort préoccupée par ses hormones - difficile de dire
lequel des deux chanteurs l'emporte finalement dans ce duel d'excentricité
bouffonne ! La mise en parallèle de leurs destins lors du dernier
air (délirant) d'une Arnalta définitivement over the top
en lamé fuchsia (et boa assorti) donne lieu à un instant
comique fort réussi. Autre incarnation forte de la soirée,
le Valet rapper d'Amel Brahim-Djelloul, charmant d'insolence et d'inexpérience,
qui forme une jolie paire avec la Damoiselle allumeuse de Mariana Ortiz-Francés.
Dans la fosse, René
Jacobs, dont la maîtrise monteverdienne n'est depuis longtemps plus
à prouver, dirige avec finesse un Concerto Vocale en grande forme
- mené avec entrain par le toujours excellent Bernhard Forck - ,
et l'on a plaisir à retrouver enfin, après les déceptions
récentes d'Agrippina et des Noces
en ce même lieu, l'artiste que l'on admire tant pour son sens du
théâtre et pour la palette de couleurs qu'il sait si bien
exploiter avec cet ensemble. Aussi bien à l'écoute des chanteurs
qu'à l'affût de l'action scénique, le chef belge déploie
un tapis sonore tour à tour riche et intimiste, raffiné,
et surtout d'une infinie élégance - et l'on ne peut qu'admirer
l'adéquation entre son travail et celui du metteur en scène.
Une vision acerbe et
juste
Bizarrement, si le public
de la première a, à juste titre, ovationné chef, chanteurs
et instrumentistes, les réactions aux saluts de David McVicar se
sont avérées plus tranchées - quelques huées
bien sonores se sont fait entendre, rapidement couvertes par des bravos
plus retentissants encore. Je dois, en ce qui me concerne, exprimer ma
perplexité face à cette hostilité - le public parisien
de 2004 peut-il encore être choqué par l'imagerie convoquée
par le magicien McVicar ? Un Néron cocaïnomane et bisexuel
entouré de son sérail d'hommes-objets (au demeurant splendides)
peut-il encore être considéré comme une provocation
? Ce serait à mon sens oublier alors la noirceur du livret de Busenello
qui, allié à la musique de Monteverdi, mêle beauté
et perversité, sublime et grotesque avec une adresse toute shakespearienne...
un cocktail explosif remarquablement saisi par le metteur en scène
écossais qui en fait ressortir les aspects les plus abjectement
cyniques, mais sans en négliger pour autant les moments de tendresse.
On n'est pas prêt d'oublier
cet ahurissant et fort troublant duo orgiaque entre un Lucain-Chippendale
lascif (excellent Finnur Bjarnasson, très sexy en tee-shirt résille
et chapeau melon pailleté) et un Néron au bord de l'orgasme,
s'adonnant à une chorégraphie à la Bob Fosse juchés
sur le cercueil fraîchement clos de Sénèque... scène
qui en aura probablement offusqué certains (et dont je suis à
peu près sûre qu'elle doit être à l'origine de
la majorité des huées à la première). On se
contentera de les renvoyer au texte du duo en question (je ne cite que
les quatre premiers vers par souci de concision, mais invite les plus sceptiques
à relire le duo en entier, et surtout à le réécouter)
:
Or che Seneca
è morto,
Cantiam, cantiam, Lucano,
amorose canzoni
In lode d'un bel viso,
Che di sua mano Amor
nel cor m'ha inciso.
Maintenant que Sénèque
est mort,
Chantons, chantons, Lucain,
d'amoureuses chansons
En l'honneur de ce beau
visage
Qu'Amour a, de sa main,
gravé dans mon coeur.
Avouez que si cynisme il y a,
il est bien néronien avant que mcvicarien, et que la juxtaposition
triomphe morbide /poésie amoureuse n'est guère une invention
du metteur en scène ! On pourrait en dire de même de l'homoérotisme
latent, clairement relayé par la musique quelques lignes plus loin,
à partir des répétitions hypnotiques et obsessionnelles
du mot bocca et culminant de façon très explicite
sous le "Ahi, destino !" de l'empereur...
D'un autre côté,
l'émotion pointe souvent au cours de la représentation, et
parfois du côté des personnages les plus inattendus - comme
dans la fameuse berceuse d'Arnalta à Poppée. (Ma voisine
s'est plainte à son compagnon de ce que cet air, tel que chanté
par Tom Allen, n'était "pas beau". On lui répondrait volontiers
qu'ici c'est moins la beauté que la tendresse et l'émotion
qui comptent ; après tout, Arnalta est chantée par un ténor
bouffe.)
On pourrait énumérer
sans fin d'autres exemples qui témoignent de l'intelligence et de
la justesse de la vision de David McVicar, qui décidément
n'a de cesse de nous prouver sa compréhension profonde de la musique
et des livrets qu'il met en scène - mais je doute que cette production
ait réellement besoin, en définitive, qu'on la défende
si activement. Ses qualités parlent d'elles-mêmes. Il suffit
de la recommander, chaleureusement.