C O N C E R T S 
 
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PARIS
23, 25, 27 et 28 septembre 2003

© Alvaro Yañez
Georg Friedrich HAENDEL

AGRIPPINA (HWV 6)

Opéra en trois actes sur un livret du cardinal Vincenzo Grimani (1709)

Agrippina : Anna Caterina ANTONACCI
Nerone : Malena ERNMAN
Poppea : Miah PERSSON/Rosemary JOSHUA (*)
Ottone : Lawrence ZAZZO
Claudio : Lorenzo REGAZZO
Narciso : Dominique VISSE
Pallante : Antonio ABETE
Lesbo : Lynton BLACK

CONCERTO KÖLN
(clavecin solo : Stefano Maria DEMICHELI)

Direction : René JACOBS

Mise en scène : David MCVICAR
Décors et costumes : John MCFARLANE
Lumières : Paule CONSTABLE

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 
23*, 25, 27 et 28 septembre 2003


LE RETOUR TRIOMPHAL DE L'IMPÉRATRICE CARNASSIÈRE
 

Créé à Venise à la fin de 1709 ou durant le carnaval de 1710 (avec la Durastanti dans le rôle-titre), Agrippina est un drôle de chef-d'oeuvre qui se propose d'explorer aussi bien les arcanes du pouvoir que celles de l'opera seria. Avec cette intrigue complexe, où les courtisans influencent les têtes couronnées et où sexe et pouvoir marchent main dans la main, le jeune Haendel (il a l'âge de Néron dans la pièce, c'est-à-dire même pas vingt-cinq ans !) trouve un livret en or à mettre en musique. Particulièrement inspiré, il vêtit ses personnages, déjà croqués au vitriol par Grimani (qui écorche avec une vicieuse gourmandise la société telle qu'il la voit), de costumes chatoyants et hauts en couleurs, brossant à coups de recitativi accompagnati et d'arie un opéra riche, tant sur le plan formel (37 arie, deux ensembles, deux cori, ainsi qu'ariette, ariosi et même un magnifique duo d'amour remplacé à la création par deux airs) que stylistique, d'une rare incandescence théâtrale, et dont le ton corrosif ne peut que réjouir les audiences modernes.

Trois ans après sa création triomphale au printemps 2000, la réjouissante production d'Agrippina de David McVicar et René Jacobs, qui transpose l'intrigue antiquisante à notre époque, n'a pas pris une seule ride - car McVicar, malicieux, n'a pas hésité à la réviser. Et c'est là d'ailleurs la bonne surprise de cette reprise ! Devant composer avec une nouvelle interprète dans le rôle de Poppée, le metteur en scène a revu sa partition avec elle, et ils ont créé ensemble un nouveau personnage, radicalement différent.
 

Changement de midinette

Là où Rosemary Joshua incarnait, en mini robe sexy et blouson de cuir vintage, une jeune courtisane perverse (sous des dehors de charmante et candide bimbo branchée) commençant à avoir de la bouteille, rompue aux moeurs (forcément dissolues) de la cour et n'hésitant pas à prendre des leçons d'Agrippine pour satisfaire son ambition toujours grandissante, Miah Persson, en jeans bootcut et débardeur noir, donne vie à une ado blessée et capricieuse, mi-poupée Barbie mi-fille de mafioso pourrie gâtée. Une fois de plus, le génie de McVicar se trouve dans les détails, comme cet oversized sweatshirt dans lequel s'emmitoufle la demoiselle après en avoir tiré les manches par-dessus ses poings... A l'évidence, ce changement de caractère modifie également les rapports entre les personnages, Poppée étant au centre de l'intrigue et des désirs enchevêtrés de ses protagonistes. La Poppée 2003 s'avère plus proche d'âge et de mentalité du jeune Néron (plus immédiatement attirée par lui lorsqu'il monte sur le trône, aussi), et sa relation à un Othon lui aussi différent (plus nerd coincé et carriériste que marin loyal et naïf) en semble moins sincère, moins touchante ; quant aux rapports entre Claude et Poppée, ils prennent une teinte légèrement incestueuse. Mais là où le changement se montre le plus spectaculaire - et le plus juste - , c'est dans les liens complexes et ambigus qui se tissent entre Poppée et Agrippine : entre la femme de pouvoir manipulatrice et la midinette abusée, plus de perverse séduction saphique ni d'initiation à la rouerie, mais un subtil et soigneux travail de sape, de broyage moral et psychologique, à l'image d'un Non ho cor che per amarti, dont l'effroyable violence contenue trouve des échos dans la musique qui, placée sous ce nouvel éclairage dramatique, révèle une véhémence insoupçonnée.

Ce remaniement de la mise en scène, et l'habileté avec laquelle celui-ci vient s'inscrire dans le reste du tableau rappelle à quel point McVicar est un formidable directeur d'acteurs, comme on en rencontre encore trop peu à l'opéra - de la trempe d'un Sellars ou d'une Warner. Sous son égide, les chanteurs se métamorphosent littéralement et se livrent à des performances d'une impressionnante intensité.
 

Duel de tempéraments

Le plateau est une fois de plus tout entier dominé par l'impératrice carnassière d'Anna Caterina Antonacci, d'un abattage et d'une présence décidément fascinants. Femme du monde éprise de domination, épouse étouffante, maîtresse opportuniste, mère ambiguë et manipulatrice, et surtout stratège redoutablement psychologue, cette Agrippina accro au Gordon's et au pouvoir glace les sangs autant qu'elle hypnotise, et ce n'est pas une intonation souvent trop basse (on note au passage que trois ans après ce sont toujours exactement les mêmes lignes qui se trouvent malmenées avec une regrettable constance soir après soir) qui refroidira l'enthousiasme que suscite une incarnation en tout points admirable. Que ce soit dans la fureur ou le tourment, l'hypocrite sympathie ou l'insidieux déploiement de charme, la Antonacci, tout de feu et de bronze, trouve toujours l'attitude juste et tire son épingle du jeu même lorsque le chef la bouscule à coups de cravache sur l'orchestre (un travers pourtant bien peu caractéristique de René Jacobs dans cette musique), comme ce fut, de manière étonnante, le cas dans de nombreux airs.

© Johan Jacobs (Archives de la Monnaie)

Face à une telle Agrippine, difficile de s'affirmer, et il faut toute la folie et l'excentricité de Malena Ernman en Néron pour lui tenir tête, ce que celle-ci fait le plus crânement du monde, mais sans jamais mettre en péril la remarquable alchimie que le sale gosse qu'elle incarne entretient avec l'impératrice castratrice - la conjonction des talents et des tempéraments (scéniquement explosifs) des deux chanteuses donne lieu à de magnifiques scènes mère-fils sur lesquelles plane souvent le spectre de l'inceste (auquel Agrippine recourra d'ailleurs à la fin de sa vie pour tenter d'arracher Néron à l'influence de Poppée). Révélation des représentations de 2000, la suédoise survitaminée profite de la reprise pour transformer l'essai à l'aide d'une interprétation décidément superlative : plus allumé, plus gamin, plus hâbleur, plus cabotin, plus cocaïné, son Néron démentiel, troublant de justesse et d'androgynie, transporte une fois de plus - et il semblerait que la mezzo se soit donné comme seul objectif de se surpasser ! Comme toujours, l'agilité des colorature (inénarrable - et anthologique - Come fugge le nubbe dal vento), qui n'a d'égale que l'élasticité physique (hilarant Sotto il lauro che hai sul crine dont la chorégraphie à mi-chemin entre Michael Jackson et break-dance ébahit toujours autant), donne le vertige, tandis que la pure beauté de la voix - remarquablement homogène sur toute la tessiture - , l'intelligence du phrasé et des couleurs, et surtout l'audace des jeux de nuances et de détimbrages font tourner la tête à l'auditeur dans un Quando invita la donna l'amante d'une étourdissante sensualité et dont le miracle d'écoute mutuelle et de fusion musicale entre la chanteuse (vautrée par terre à l'avant-scène) et les deux flûtes (qui lui font face depuis la fosse) résonne encore dans les oreilles bien longtemps après la fin de la représentation.
 

Deux Poppée pour le prix d'une

On attendait beaucoup de la prise de rôle de Miah Persson en Poppée - difficile de succéder à Rosemary Joshua, à ses irrésistibles minauderies et à son sex-appeal dévastateur. Ironie du sort, c'est justement Rosemary Joshua que l'on entendit à la première, tandis que Miah Persson, vocalement incommodée, mimait le rôle sur scène ! Passé le choc premier de voir une Poppée sur scène en en entendant une autre dans la fosse (même si, paradoxalement, l'effet de doublage seyait bien, après tout, à une "adulescente" de soap), on se délecta une fois de plus du timbre frais et mutin de la soprano galloise, décidément adorable de fausse candeur et de vraie perversité (même lorsqu'elle chante le nez dans la partition). Miah Persson, une fois ses moyens vocaux retrouvés, campe de son côté une jolie Poppée, même si elle semble toujours chercher un peu ses marques au milieu d'une distribution sacrément rodée. Musicalement, sa prestation est impeccable, mis à part quelques problèmes de justesse (notamment dans les sauts d'intervalles), et son timbre fruité, parfois proche du capiteux, convient bien au personnage qu'elle incarne ; tout juste aurait-on aimé plus de feu et d'audace de la part de la soprano, qui semble privilégier la propreté vocale plutôt que le jeu dramatique.

Bizarrement, on se retrouve à faire le même reproche à son partenaire, Larry Zazzo, dont l'Othon est cette fois-ci étonnamment précautionneux et placide. Le contre-ténor américain se laisserait-il aller à se reposer sur les récents lauriers de son succès grandissant ? Toujours est-il que son interprétation, certes excellente sur le plan vocal, s'avère frustrante par son relatif manque d'engagement, et l'on ne retrouve que rarement le frisson éprouvé il y a trois ans à l'écoute de la déchirante plainte du loyal général au deuxième acte.

Que dire du reste de la distribution, si ce n'est que les messieurs sont toujours aussi parfaits. Claude à la fois bravache et veule, Lorenzo Regazzo excelle dans sa personnification d'une baudruche aussi prompte à s'enfler au contact de sa maîtresse qu'à se dégonfler devant la farouche vindicte de son épouse, tandis que le duo de courtisans opportunistes campés par Dominique Visse et Antonio Abete se montrent plus drôles que jamais. Lynton Black complète idéalement le tableau avec un Lesbos malin et distancié.
 

A quand l'enregistrement ?

Dans la fosse, René Jacobs mène une fois de plus son orchestre tambour battant - mais cette fois, on surprend le chef à se livrer à un péché mignon pourtant guère dans ses habitudes : l'usage de la cravache ! Parfois poussé par un démon aussi invisible qu'inexplicable, Jacobs bouscule chanteurs et instrumentistes parfois aux limites du raisonnable, et l'auditeur tant que l'interprète se retrouvent en manque d'air dans certaines arie ; fort heureusement, avec un cast aussi rompu aux délirants excès d'Agrippina, ce qui pourrait mener à la catastrophe pousse certains à se surpasser, notamment Anna Caterina Antonacci, que l'on aura rarement vue aussi maîtresse de la situation. Orchestre et continuo s'en donnent à coeur joie dans une musique pleine de lyrisme et de fureur et même si le continuo semble parfois avoir perdu un peu de son mordant originel, les accompagnati restent remarquables de tension dramatique, tandis que l'accompagnement des airs suit à la perfection les voix (nous permettra-t-on cependant de regretter certaines modifications dans la réalisation musicale, comme cette disparition du clavecin machiavélique sous la deuxième phrase du Tu ben degno sei dell' allor d'Agrippine?). Menée de main de maître par un metteur en scène musical aussi exigeant que plein d'humour, cette Agrippina déjantée ne réclame à présent plus qu'une chose : une double parution CD et DVD dans les plus brefs délais ; car on voit mal qui d'autre que le chef gantois pourrait enfin apporter à ce chef-d'oeuvre un peu fou la référence qu'il attend toujours depuis que le disque existe... de même que l'on a peine à imaginer production plus brillante et plus jouissivement cruelle que celle de David McVicar.
 
 
 

Mathilde Bouhon
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Lire également : 

La critique de Camille de Rijck pour la reprise de cette production à la Monnaie, (septembre 2003)

Les interviews de Malena Ernman (2001) & Rosemary Joshua (2002)

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