C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
AIX EN PROVENCE

19/07/02

 
Eugène Oniéguine

Opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski

Mahler Chamber Orchestra
Europa Chor Akademie
Direction : Daniel Harding

Mise en scène : Irina Brook
Décors et costumes : Noëlle Ginefri

Eugène Onéguine : Vladimir Moroz
Tatiana : Olga Guryakova
Lenski : Daniil Shtoda
Olga : Ekaterina Semenchuk
Filippievna : Menai Davies
Madame Larina : Jacqueline Van Quaille
Le prince Grémine : Martin Snell

Festival d'Aix en Provence
Archevêché, 19 juillet 2002

Lire aussi la critique de Catherine Scholler,
représentation du 25 Juillet 2002



Eugène Oniéguine marque un tournant dans l'histoire de l'opéra. Avec La Traviata de Verdi et Carmen de Bizet, c'est un des premiers ouvrages romantiques qui ne met pas en scène des rois ou des figures historiques, mais développe une peinture de caractères avec des personnages de la vie quotidienne.

Pour accentuer cette nouveauté, Tchaïkovski a pensé son oeuvre dans une esthétique chambriste : un petit orchestre (32 musiciens), des chanteurs ayant l'âge de leur rôle et, de préférence, dans une petite salle. Ces conditions furent réunies lors de la création de l'opéra, au Conservatoire de Moscou en 1879. Il est hélas rare de les retrouver aujourd'hui... (monter Eugène Oniéguine à l'Opéra Bastille relève du contresens). Le Festival d'Aix-en-Provence les a presque réunies : un (assez) petit théâtre, des chanteurs ayant effectivement l'âge de leur rôle, mais un orchestre dépassant la trentaine de musiciens. Daniel Harding s'en explique : une formation de 32 musiciens n'aurait pas ėrempli" le théâtre de l'archevêché, dont l'acoustique n'est pas des meilleures, il est vrai, surtout pour l'orchestre.

Si les chanteurs avaient bien l'âge et le physique de leur rôle, ils n'en avaient par contre pas toujours la voix... En effet, rien d'exceptionnel ou d'enthousiasmant dans la distribution. Olga Guryakova est une belle Tatiana, au chant fin et à l'expression d'une grande sensibilité. L'Olga d'Ekaterina Sementchuk marque par sa parfaite incarnation du personnage, mais la voix et le chant sont jolis, sans plus.

C'est l'Oniéguine de Vladimir Moroz qui offre la plus belle prestation vocale, avec une voix idéale pour le rôle et un chant soigné, ne cédant jamais à la tentation du spectaculaire. Le Liensky de Daniil Shtoda déçoit : la voix est certes plaisante, mais l'aigu est ténu et le grave trop court.

Jacqueline Van Quaille (Mme Larina) et Menai Davies (la niania) ont des voix trop usées et ne chantent pas toujours juste. En outre, Jacqueline Van Quaille aurait fait une meilleure niania que Menai Davies, assez passe-partout.

De même pour le Grémine de Martin Snell, commun, ou le Triquet d'Andreas Jaeggi. Il est vrai que pour ce dernier, quand on a vu Michel Sénéchal briller de subtilité et de distinction dans les fameux couplets (dont il chantait le deuxième pianissimo de manière incomparable), toute autre incarnation paraît fade...

Les choeurs (Europa Chor Akademie) sont un peu ėvertsî, mais brillent par leur engagement scénique: ils sont en effet largement sollicités, jusqu'à effectuer de véritables chorégraphies ! 

Le Mahler Chamber Orchestra déçoit également un peu. Si les cordes sont très belles, les soli des vents trahissent certaines limites (hautbois au petit son, cor approximatif...). Néanmoins, une très bonne direction musicale éclipse ces quelques faiblesses. S'il n'a pu réunir la petite formation souhaitée par Tchaïkovski, Daniel Harding trouve le son adéquat, et dirige l'ouvrage dans une esthétique de chambre indispensable, loin de tout sentimentalisme ėrostromantiqueî insupportable. Bien au contraire, sa direction se révèle d'une extrême finesse, osant, par exemple, un ritenuto extraordinaire dans le refrain de la Polonaise du dernier acte. On pourrait cependant discuter sur la retenue de certains tempi. 

A la subtilité de sa direction répond celle de la mise en scène d'Irina Brook, qui favorise une direction d'acteurs exigeante et remarquable, mais confinant décors et costumes dans une sobriété et un dépouillement qui ne semblent cependant pas toujours adaptés à l'ouvrage.
La direction d'acteurs déploie une imagination et une précision rares sur une scène d'opéra. Chaque personnage est fortement caractérisé, jusqu'à offrir une galerie de portraits saisissants : Olga respire l'insouciance et la jeunesse, Oniéguine transpire d'ennui, Mme Larina irradie une bonté délicieuse, etc. Tous sont captivants. On pourra juste reprocher quelques facilités : Liensky se saoulant jusqu'à plus soif lors du bal des Larina et jetant son verre à terre; Tatiana qui embrasse Oniéguine avant de le quitter lors de la dernière scène; l'apparition d'Oniéguine durant la scène de la lettre de Tatiana et celle d'Olga dans l'air de Liensky avant le duel...

De même, on pourra ne pas être d'accord avec la caractérisation, certes amusante, du personnage de M. Triquet, magicien et loufoque (quand les metteurs en scène cesseront-ils de ėjouerî avec ce personnage et nous le montreront-ils comme un homme cultivé, précieux, honnête notable d'un village provincial ?), ou avec la chorégraphie des danses du 3ème acte, certes amusante elle aussi, mais dont le débridement est totalement hors de propos pour un bal de la haute-société de Saint-Pétersbourg...

Plus ennuyeux, le manque de caractérisation des lieux : Irina Brook a en effet choisi de faire évoluer tout ce monde sur un plateau très dénudé, avec des décors qui se résument à des panneaux mobiles et quelques accessoires. Il émane ainsi de quelques scènes une certaine froideur, qui peut devenir franchement gênante, comme dans la scène de la lettre où la chambre de Tatiana ressemble presque à une chambre d'hôpital : il me manquait personnellement une intimité, une chaleur qu'aurait pu évoquer la présence d'une table ou d'une petite lampe. Par ailleurs, ce tableau était beaucoup trop éclairé : Tatiana écrit sa lettre la nuit ! du coup, lorsque le jour se lève à la fin du tableau, les lumières augmentent encore et cela devient grotesque. La même remarque vaut pour la scène du duel entre Liensky et Oniéguine, qui se passe en principe au petit jour !...

La froideur se sentait aussi dans les costumes de Noëlle Ginefrey, volontairement privés de style, et souvent limités à leur plus simple expression. Seul un beau travail sur les couleurs pastel apportait un peu de variété. Ce choix de la sobriété et du dénuement flattait certains tableaux (le tout premier était vraiment des plus charmants et des plus délicieux : les femmes dans le jardin et les paysans avec leurs gerbes de blé), mais devenait aussi gênant pour d'autres. Ainsi, la différence entre l'univers de la petite bourgeoisie des Larina et celui de la haute société de St-Pétersbourg, ne m'a pas semblé assez marquée... De ce fait, l'ascension sociale de Tatiana passe relativement inaperçue : on retrouve les mêmes costumes (les couleurs mises à part) et les mêmes accessoires (un banc chez les Larina, le même banc au dernier tableau : il n'y a pas de fauteuil chez les Grémine ?).

Malgré ces réserves, on ne peut que rester séduit devant la finesse d'un travail musical et scénique qui rend justice à l'oeuvre. 


Pierre-Emmanuel Lephay
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]