C O N C E R T S 
 
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COLMAR

12/11/02


(crédit photo Alain Kaiser)
Eugène Oniéguine

Opéra de Piotr Illitch TCHAIKOWSKY

Direction musicale: Dejan Savic
Mise en scène, scénographie et conception des éclairages : Marco Arturo Marelli
Costumes: Bettina Walter
Collaboration artistique à la mise en espace: Bertrand d'At
Lumières: Bruno Cremer

Eugène Oniéguine: Vladimir Petrov
Tatiana: Galina Badikovskaya
Liensky: Andrej Dounaev
Olga: Nona Javakhidze
Mme Larina: Elena Iachtchenko
La niania: Nelly Boschkowa
Grémine: Feodor Kuznetsov
M. Triquet: Léonard Pezzino
Le capitaine: Jens Kiertzner
Zaretski: René Schirrer
ténor solo: Piotr Iachtchenko

Choeurs de l'Opéra National du Rhin
dir. Michel Capperon

Orchestre Symphonique de Mulhouse

Colmar, Théâtre, 12 novembre 2002

Nouvelle production



1830, fiction: Eugène Oniéguine, au lieu de tenir compagnie à Tatiana, courtise la soeur de celle-ci, Olga. Liensky, ami d'Oniéguine, et promis à Olga, est furieux. Il provoque Oniéguine en duel. Le duel a lieu en plein hiver. Liensky est tué.
1837, réalité: Charles Georges d'Anthès, marié à Catherine Gontcharoff, courtise la soeur de celle-ci, Nathalie. Pouchkine, mari de Nathalie, provoque d'Anthès en duel. Le duel a lieu en hiver. Pouchkine est tué.
On connaît cette stupéfiante coïncidence, cette étrange prémonition de Pouchkine qui lui a fait mettre en scène sa propre mort dans ce qui est considéré comme son chef-d'oeuvre.Ce que l'on sait peut-être moins, c'est que ce fameux Charles Georges d'Anthès était originaire de... Colmar ! 
Parti s'engager en Russie, il gravit les échelons de la haute société, et devint donc le beau-frère de Pouchkine. Après le duel avec le poète, d'Anthès rentra en Alsace et devint député sous Napoléon III, puis sénateur et président du conseil général du Haut-Rhin à Colmar. Il y avait donc quelque chose d'émouvant à assister à une représentation d'Eugène Oniéguine dans cette même ville.

Il s'agissait d'une nouvelle production de l'Opéra du Rhin, qui constitue, disons-le d'emblée, une très belle réussite, tant esthétique que musicale. Pourtant, tout n'est pas parfait dans ce spectacle, mais il en émane une telle unité, un tel "charme", que l'on en ressort absolument enthousiasmé.

La mise en scène, tout d'abord, est très riche et d'une finesse tout à fait remarquable. Juste au dessus de l'orchestre, une étroite avant-scène, penchant vers le public, sur laquelle nous retrouvons régulièrement un sombre Oniéguine en train d'écrire le journal des événements qui ont suivi sa venue dans la maison des Larina. Oui, tout l'opéra sera un immense flash-back dont Oniéguine observe le déroulement depuis cette avant-scène. Derrière celle-ci, un grand cube, lui aussi incliné, avec d'immenses portes de chaque côté, tandis que le fond s'ouvre sur une petite colline, où est posé un banc, incliné, le tout se découpant sur un magnifique ciel ennuagé. Un décor tel qu'on peut les voir dans un rêve : des éléments familiers, mais surdimensionnés, qui ne s'emboîtent pas bien, le décor d'un de ces rêves où tout est étrange, où l'on se voit, où l'on aimerait intervenir mais où l'on ne peut pas, et où l'on se contente de subir les événements. C'est exactement ce que vit Oniéguine: un rêve, un mauvais rêve, qu'il aimerait arrêter à tout moment, pour empêcher la catastrophe, les catastrophes...
Ces multiples éléments sur le point de tomber symbolisent alors à merveille le malaise suscité par les événements, mais aussi celui d'Oniéguine, qui, sous des apparences de dandy sûr de lui, n'est finalement qu'un pauvre bougre, qui ne sait pas quoi faire de sa vie. On peut également voir dans ce cube, quelque peu étouffant, la métaphore d'une prison pour les deux personnages principaux : pour Tatiana, prisonnière de sa famille et des traditions de la petite bourgeoisie provinciale, et pour Oniéguine, lequel cherche sans cesse à s'échapper, sans y réussir (le salon des Larina est pratiquement le même que le salon des Grémine), l'ennui le poursuivant où qu'il aille, l'échappée vers la colline représentant alors l'espoir d'une vie meilleure, à ceci près que le corps de Liensky, posé sur le banc qui cache l'horizon, reste présent durant les deux derniers tableaux, comme pour illustrer le remords d'Oniéguine...
Les possibilités d'occupation de l'espace qu'offrent un tel décor sont exploitées de manière magistrale par Marco Arturo Marelli, qui fait évoluer les personnages d'un bout à l'autre de la scène, et qui sait aussi mettre en valeur son très beau décor par de superbes éclairages, évoluant de tons chauds (orangés, pour l'automne) à des tons froids (blanc, bleu, pour l'hiver). Les costumes suivent la même évolution : colorés et variés dans le premier acte, ils finissent en noir et blanc, pratiquement tous identiques, au troisième acte.
La qualité de la mise en scène ne repose pas seulement sur cette scénographie fascinante, mais aussi sur une direction d'acteurs des plus fines et des plus sensibles. Chaque personnage est remarquablement caractérisé par des mimiques et des attitudes bien à lui. Le travail sur les expressions de visage, notamment chez Tatiana, est extraordinaire. A noter encore la présence d'enfants chez les Larina qui jouent un rôle non négligeable. C'est le petit fils de la niania qui, hésitant et craintif devant l'étranger, va porter la lettre de Tatiana à Oniéguine, ce sont encore les enfants qui illuminent le bal des Larina, tout excités qu'ils sont de voir tant de monde, d'écouter M.Triquet chanter en français, de danser avec les grands... On y voit la niania guider son petit-fils, le priant d'inviter à danser une des deux petites filles présentes au bal. Mais le jeune garçon se tourne vers l'autre, au grand désespoir de la première qui se met à pleurer sur sa chaise, puis, finalement invitée à danser par le garçon, elle se collera alors contre son partenaire...! Ce sont de petits détails comme ceux-là, touchants, "vrais", qui font le prix d'une mise en scène et montrent le degré de son élaboration: ces petits auraient pu être Liensky et Olga enfants car ils se sont justement rencontrés dans cette maison, "sous ce toit, j'ai connu la première joie d'un amour chaste et tendre" dit Liensky au deuxième acte, c'est aussi ce qu'aurait voulu vivre Tatiana avec Oniéguine...


(crédit photo Alain Kaiser)

Curieusement, on trouvera des similitudes entre cette mise en scène et celle d'Irina Brook au dernier festival d'Aix-en-Provence (voir notre compte-rendu de cette production). Ainsi, M. Triquet sortira lui aussi des fleurs de sa manche, et Tatiana embrassera elle aussi Oniéguine au dernier tableau avant de fuir... Pourtant, si, à Aix, cela nous avait semblé un peu outré, ici, nous ne sommes pas choqués. Ces "événements" s'inscrivent dans un autre cadre, un cadre qui les englobe de manière plus naturelle : M. Triquet est bien cet homme d'un autre temps, avec son costume XVIII ème démodé, et le jeu de Tatiana est si intense dans ce dernier tableau, que son baiser paraît logique...
Ce qu'a parfaitement réussi à traduire Marco Arturo Marelli, contrairement à Irina Brook, c'est l'opposition entre l'univers de la petite bourgeoisie provinciale des Larina et celui de la noblesse de St-Pétersbourg. Ainsi, le bal des Larina est coloré, joyeux, désordonné, dissipé même, il a aussi ce côté ridicule contre lequel peste Oniéguine (tous les invités portent des masques d'animaux en effet grotesques !), tandis que le bal chez les Grémine sera tout en noir et blanc, avec une chorégraphie (sur la Polonaise initiale du IIIème acte) économe et pourtant des plus fortes, exprimant à merveille le côté guindé des conventions de cette aristocratie triomphante. Les invités de Grémine auront eux aussi des masques, mais blancs, identiques et qui les confondent. Les personnalités sont éteintes, seule l'apparence compte. Et Grémine n'est pas le moins fier de son apparence, avec son bras en écharpe, et sa femme, radieuse, faisant l'admiration de tous.

Au milieu de toutes ces images justes et fortes (je n'ai pas parlé du personnage de Liensky au premier acte, sautillant comme un collégien amoureux, offrant des fleurs en douce à son Olga, de la niania vivante et tendre, loin de l'image traditionnelle associée à ce personnage, d'Oniéguine soufflant d'ennui durant les couplets de M. Triquet...), je regrette malgré tout quelques choix, notamment celui du duel. Liensky et Oniéguine se font face, visent, puis baissent leur pistolet, se mettent à rire, et tombent dans les bras l'un de l'autre, pourtant Oniéguine tient toujours son pistolet, Liensky veut lui enlever des mains, le coup part et Liensky est touché. Pourquoi faire changer d'avis les personnages alors que, justement, l'extraordinaire duo en canon, précédant le duel lui même, montrait les états d'âme changeants des jeunes gens: "il n'y a guère longtemps, nous partagions nos pensées, nos joies, nos loisirs, nous voilà prêts à nous entre-tuer, n'allons-nous pas nous réconcilier, nous étreindre amicalement ? non, non." ? Ici, Marco Arturo Marelli répète ces états d'âme, l'effet de redondance est gênant. Par ailleurs, la musique, tendue, ne colle pas à l'action choisie.
En outre, l'arrivée de Tatiana pendant ce duel est incongrue et n'apporte rien. De même pour la fin du tableau : le corps de Liensky est déposé sur le banc en fond de scène, et le IIIème acte commence aussitôt, sans rideau. On a ainsi l'impression que le bal des Grémine se passe le soir même du duel, alors qu'il s'est écoulé deux années... Le plus gênant, c'est que le metteur en scène transforme la mort de Liensky en accident. Certes, le remords et la désolation d'Oniéguine sont ainsi accentués, mais le simple fait d'avoir tué son meilleur ami, pour une broutille, ne suffisait-il pas à son désespoir ?
Ce ne sont finalement que peu de choses en regard de l'excellence et de la pertinence de l'ensemble.

Musicalement, la cohésion de l'équipe des chanteurs est remarquable. Dramatiquement, il faut souligner le fait que presque tous ont  - apparemment, du moins - l'âge de leur rôle. A commencer par Galina Badikovskaya qui, à 30 ans, incarne une magnifique Tatiana. La voix est très belle, superbement conduite et maîtrisée, le chant, tout en finesse avec, notamment, de remarquables demi-teintes, est prenant et intense. 
Seuls bémols, le grave est un peu léger, et les aigus manquent un peu d'autorité, surtout au dernier tableau. Ces quelques réserves sur la chanteuse sont très largement compensées par les immenses qualités de la comédienne. Galina Badikovskaya habite son personnage de telle manière qu'on a l'impression de voir la "vraie" Tatiana sur scène, comme sortie de la plume de Pouchkine (dont on possède quelques savoureux croquis !).
Son Oniéguine, Vladimir Petrov, offre une fort belle voix de baryton, un chant très fin, osant lui aussi de superbes demi-teintes, notamment dans le court duo du dernier tableau (un somptueux fa aigu pianissimo), moment magique.
Le ténor Andrej Dounaev avait enthousiasmé la saison passée dans Le Prince Igor. Il faut avouer la légère déception que procure son Liensky. La voix semble trop légère pour ce rôle, et l'aigu pas assez développé, il lui manque une autorité, une puissance qui donneraient plus de relief. Mais les qualités de l'interprète tempèrent cette déception. Tout est très intelligemment fait, le chant est très propre et le comédien excellent. 
L'Olga de Nona Javakhidze est plus transparente, rien ne marque dans la voix (qui manque cependant de graves) et le chant. Mais après tout, le personnage s'en accommode parfaitement bien. Olga est une fille sans grand relief, ce que remarque tout de suite Oniéguine: "Olga a un visage inerte, on dirait la Madone de Van Dyck, toute ronde, comme la lune stupide qui luit sur l'absurde firmament". Nona Javakhidze, avec en outre ses qualités de comédienne, campe donc une très bonne Olga.
Mme Larina a souvent les traits d'une personne âgée et la niania se voit incarnée par une femme tout en rondeurs. La vision de Marco Arturo Marelli est différente, et les chanteuses choisies sont idoines. Elena Iachtchenko a une voix puissante et impose une Mme Larina à la cinquantaine épanouie. Quant à Nelly Boschkova, elle est parfaite en niania, petite et fine, très protectrice et tendre tant avec Tatiana qu'avec son petit-fils.
Le Grémine de Feodor Kuznetsov affiche une agréable voix de basse tandis que Leonard Pezzino ne caricature pas à outrance le personnage de M. Triquet, ils séduisent tous deux, sans être inoubliables.

Les choeurs sont brillants, mais on leur a coupé une grande partie de leur superbe intervention au premier tableau, nous allons y revenir.
L'Orchestre Symphonique de Mulhouse, malgré de louables efforts, ne convainc pas totalement, notamment dans les solos (difficile solo de violoncelle après la scène de la lettre, cor solide, mais timide de son...).
Reste la direction de Dejan Sevic, qui nous partage. D'un côté, une grande finesse dans la direction, soulignant l'aspect "opéra de chambre" (l'orchestre est peu fourni) ainsi qu'une efficacité dramatique certaine; de l'autre, une coupure substantielle dans la partition...
Si chef et metteur en scène se défendent d'avoir choisi la "version de 1879" (année de la création à Moscou), ce qui justifie l'absence de Polonaise dans le bal du troisième acte (effectivement ajoutée par Tchaïkowsky en 1880), la coupure opérée dans le premier tableau de l'acte I, me semble des plus
suspectes. Il s'agit du choeur des paysans. Certes, nous entendons ceux-ci chanter depuis les coulisses, mais ils n'entrent pas en scène pour présenter une gerbe de blé à Mme Larina, ils ne chantent et ne dansent pas leur petit couplet entraînant. C'est un manque cruel, qui rend bancale toute la suite de cette scène (la bonne humeur des paysans se communique à Olga, qui chante alors son unique air), voire nécessite des aménagements dans la partition : après l'air d'Olga, Mme Larina remercie, en principe, les paysans qui se retirent tandis que l'orchestre rappelle le motif de leur danse. Ici, Mme Larina ne les remercie pas, puisqu'ils ne sont pas entrés sur scène, mais nous entendons, malgré tout, le petit motif qui leur est associé et dont on se demande ce qu'il vient faire là...
Par ailleurs, si la ìversionî de 1879 avait été choisie dans son intégralité, nous aurions eu un final légèrement différent. Ce n'est en effet qu'en 1880 que Tchaïkowsky opère de menus changements dans le face-à-face Eugène-Tatiana qui, à líorigine, se terminait par l'évanouissement de Tatiana, l'entrée inopinée de Grémine; les derniers mots d'Oniéguine étaient "O mort! Je m'en vais à ta recherche". Après les modifications, Tatiana dit à Oniéguine "Adieu à jamais", elle se retire, laissant seul Oniéguine dont les derniers mots sont devenus "Honte! Tristesse! O mon lamentable sort".
Il n'est donc pas tout à fait juste de parler de "version de 1879" sans la reconstitution de ce premier final, et de recourir à cet argument pour justifier une coupure aussi discutable au premier acte. 
Autre irrespect de la partition, certes léger, mais significatif: au troisième tableau du premier acte, dans l'air d'Oniéguine (où ce dernier annonce à Tatiana qu'il ne souhaite pas une vie conjugale), Vladimir Petrov termine par un fa aigu, qui n'est pas écrit dans la partition. L'effet est tentant, mais va, à mon avis, complètement à l'encontre de la personnalité d'Oniéguine. L'aspect froid et indifférent du personnage ne peut aller de pair avec un chant extraverti et tendu vers l'aigu (d'ailleurs cet air, anti-lyrique, est d'une "banalité" géniale).

Malgré ces réserves, l'Opéra du Rhin a su, comme souvent, rassembler une troupe homogène, et a réussi un spectacle beau et intelligent.
  


Pierre-Emmanuel Lephay
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