C O N C E R T S 
 
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NANCY
18/02/03

(Vincent Le Texier © Marc Ginot)
Il Prigioniero

Opéra de Luigi Dallapiccola

Direction musicale - Bernard Kontarsky
Mise en scène - Carmelo Agnello
Décors - Bernard Quesniaux
Costumes - Pascaline Duron-Farge
Régie vidéo - Nathalie Jacquemin
Infographiste - Luc Debert

La mère - Raffaella Angeletti
Le Prisonnier - Vincent Le Texier
Le geôlier, le Grand Inquisiteur - Ricardo Cassinelli
Premier Prêtre - Roger Leroy
Deuxième Prêtre - Christophe Gay
Récitant - François Kergourlay

Orchestre symphonique et lyrique de Nancy
Choeurs de l'Opéra de Nancy
Direction - Merion Powell

Choeurs de la Philharmonie de Bratislava
Direction - Marian Vach

Opéra de Nancy et de Lorraine, 18 février 2003

Nouvelle production


Il est rare de voir une production d'Il Prigioniero de Luigi Dallapiccola, ce qui est fort dommage étant donné que cet ouvrage constitue un jalon dans l'opéra de la seconde moitié du XXe siècle.Saluons donc d'emblée l'initiative de l'Opéra de Nancy, qui a mis les bouchées doubles pour cette production et a voulu faire preuve d'originalité : l'entrée des spectateurs se fait par les coulisses, dans lesquelles sont exposées des peintures, dont certaines inspirées du Piranese, réalisées par des détenus de la maison d'arrêt d'Epinal. Le sentiment d'étrangeté, d'inconnu, voire l'appréhension qui saisissent le spectateur traversant ces lieux perdure lorsqu'il passe sur la scène où des artistes costumés sont déjà en place, le tout sur fond (enregistré) des superbes Canti di prigionia, oeuvre pour choeur et ensemble instrumental de Dallapiccola, ainsi que des textes écrits par des élèves du centre d'enseignement de la maison d'arrêt d'Epinal. On pénètre enfin dans la salle, éclairée de manière inhabituelle. Tout cela plonge le public, avant même que le spectacle ne commence, dans une ambiance particulière et bien adaptée au sujet de l'opéra.
Rappelons en quelques mots l'intrigue de cet ouvrage.
En Espagne, sous le règne de Philippe II, une mère est ravagée par l'angoisse et l'inquiétude au sujet de son fils emprisonné. Lors d'une entrevue entre les deux personnages, le prisonnier avoue à sa mère connaître l'espoir depuis qu'un geolier l'a appelé "Fratello" (Mon frère). Dans la scène suivante, le geolier fait pressentir au Prisonnier que les troubles dans les Flandres annoncent la chute prochaine de Philippe II, et que le temps de la liberté est sans doute proche. Le geolier quitte la cellule, laissant la porte entrouverte. Le prisonnier s'enfuit, mais il se retrouve face au Grand Inquisiteur qui n'est autre que le geolier. Décontenancé, vaincu par la "torture morale" que lui a faite subir le Geolier/Inquisiteur, le Prisonnier monte sereinement au bûcher.

Un "pré-prologue" (puisque l'opéra en contient déjà un) est ajouté pour cette production. Il est constitué des Frammenti di Saffo (pour soprano et 15 instruments, extrait des Liriche greche, pratiquement contemporains d'Il Prigioniero) et d'une courte scène parlée (texte du metteur en scène). Si les Frammenti di Saffo, chantés par "la Mère", constituent une anticipation du monologue que chantera ce personnage au début de l'opéra même, par contre, la scène parlée (par un comédien étranger à l'action de l'opéra), n'apporte pas grand-chose. N'eût-il pas mieux valu exécuter en seconde partie (ou en première) les fameux Canti di priogiona, avec les trois Liriche greche, et les mettre en scène, ce qui aurait en outre permis de rallonger le spectacle de façon plus naturelle, spectacle qui, en l'état, atteint difficilement l'heure (l'opéra seul dure 45 minutes environ) ? Là encore, nous restons un peu sur notre faim, tout comme la vision scénique de la Sonate pour deux pianos et percussions donnée en prélude au Château de Barbe-Bleue de Bartok nous avait un peu déçus en début de saison.

L'interprétation musicale est de qualité.
Louons tout d'abord la très belle et très sûre direction musicale de Bernhard Kontarsky, ainsi que la performance de l'orchestre et des choeurs de l'Opéra de Nancy, renforcés par les choeurs de la Philharmonie de Bratislava : la sensation de masse est capitale dans cet ouvrage (et respecte d'ailleurs le souhait du compositeur qui voulait amplifier le choeur en coulisses après l'évasion du Prisonnier, ce qui provoque un déferlement sonore très impressionnant).

Raffaella Angeletti possède une riche et sonore voix de soprano qui convient particulièrement bien au personnage angoissé de la Mère. Il est par contre dommage qu'elle ne soit pas crédible scéniquement (mais la faute en revient surtout au metteur en scène) : elle semble plutôt la femme du Prisonnier que sa mère (allusion à Fidelio ?...).
Vincent Le Texier, très investi, incarne un Prisonnier massif. La voix est là aussi riche, "grosse", ce qui donne une désagréable sensation d'instabilité par moments. Ainsi Vincent Le Texier a-t-il du mal à gérer les demi-teintes dans l'aigu que requiert absolument le rôle, notamment pour les appels sur "Fratello" qui, ici, sont fragiles et manquent de magie. Il sait cependant mettre en relief les brusques sursauts du personnage, son sentiment de révolte, puis l'acceptation désabusée de la mort.
Riccardo Cassinelli campe un très convaincant geôlier/ Grand Inquisiteur. La voix et le jeu, sobre, servent très bien la perfidie de ce personnage abject.

La vision scénique fait là encore preuve d'originalité. L'action se passe derrière un rideau de tulle, tantôt transparent, tantôt brusquement opaque, sur lequel sont projetées des images mobiles étonnantes et prenantes - lointaine évocation de graffitis tracés sur les murs de prison - (des traits finissant par former des barreaux, un "gribouillage" noir tracé à très grande vitesse occultant progressivement la scène), ou intrigantes et moins convaincantes (des visages "volant" et grossissant telles les bulles d'un liquide gazeux, des spirales répétitives sur les côtés...) Les éclairages remarquables concourent à la réussite de certains effets visuels. Le décor est dénudé. La Mère évolue autour d'un cheval de bois pour enfant, de personnages découpés dans du papier, écho d'un passé heureux et nostalgique, qui fait ressortir l'absence de l'enfant de manière touchante (ce qui semble en contradiction avec la présence sur scène d'un enfant, accompagné par le Narrateur, durant le Prologue...).
Le choeur est curieusement costumé. Couleurs vives, perruques blanches toutes identiques pour les femmes (tels les enfants du Village des damnés, film fantastique britannique réalisé par Wolff Rilla en 1960). L'effet de contraste avec l'ambiance sombre du décor est certes marquant à défaut de convaincre complètement. Curieux également, le réalisme soudain des costumes qui habillent les prêtres et le Grand Inquisiteur : ils rompent avec l'abstraction qui prévaut dans le reste du spectacle qui vise plutôt à éluder toute référence temporelle et spatiale.
La prison n'est évoquée que par les projections. La sensation d'enfermement, voire de claustrophobie, à mon sens indispensable, qui doit trancher avec le Prologue et la fin de l'ouvrage (la fuite, puis le bûcher) est ici cruellement absente : scène nue, pas de rideaux latéraux, l'immense espace vide ainsi créé s'accorde mal avec l'univers carcéral. De même, la passerelle ascendante qui émerge du sol à la fin de l'ouvrage intrigue : sortant de ce qui semble être le bûcher, elle se tourne vers les coulisses et le Prisonnier la gravit doucement, semblant fuir les flammes...
L'émotion est cependant présente à certains moments clés, notamment toute la scène finale, avec cet " Épilogue silencieux ", où la mère revient sur scène prendre le manteau que portait son fils.

Une vision intéressante donc, mais qui semble se contredire à plusieurs occasions ou être en décalage avec l'action. On reste cependant captivé, surtout du fait d'une très belle exécution musicale, par ce véritable chef d'oeuvre qui mériterait d'être monté plus souvent sur nos scènes.
 
 

Pierre-Emmanuel Lephay
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