C O N C E R T S 
 
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PARIS

21/10/02


(Philippe Jaroussky)
Philippe JAROUSSKY 
L'Italie baroque

Paris, Théâtre du Palais-Royal, 21/10/2002

Girolamo FRESCOBALDI : 
Cosi mi disprezzate (aria di passacaglia) - Arie musicali

Benedetto FERRARI : 
Occhi miei che vedeste - Musiche varie
Lingua di dona - Musiche varie, libro secondo
Udite amanti - Musiche varie, libro terzo

Johann Hieronymus KAPSBERGER :
Toccata sesta

Benedetto FERRARI :
Chi non sà com' amor - Musiche varie
Io dissi al cor - Musiche varie

Barbara STROZZI :
Lagrime miei

Johann Hieronymus KAPSBERGER :
Toccata arpeggiata
Toccata quinta

Benedetto FERRARI :
Cosi bella voi sete - Musiche varie
Degg'io amarvi - Musiche varie, libro terzo
Avverti o cor - Musiche varie, libro terzo

Bernardo STORACE :
Chaconne

Benedetto FERRARI :
Amanti io vi so dire (ciaccona) - Musiche varie, libro terzo
 

Philippe JAROUSSKY, contre-ténor
Christine PLUBEAU, dessus de viole et viole de gambe
Nanja BREEDIJK, harpe
Claire ANTONINI, théorbe
Yoko NAKAMURA, clavecin et orgue



Divo en toute simplicité

Magnifique récital que celui que nous a offert Philippe Jaroussky ce soir au Théâtre du Palais-Royal, et dont on sort émerveillé par l'infinie beauté du programme proposé en même temps qu'envoûté par la prestation du contre-ténor. Je ne résiste pas au plaisir de citer Bernard Schreuders pour résumer l'impression qui prévalut tout au long du concert : "Le chant s'élève et vous tendez l'oreille, ébloui, incrédule, confondu par tant de lumière, de naturel et de grâce." En effet : lumière, naturel et grâce semblent bien être les principaux atouts du jouvenceau au minois d'ange entendu ce soir. Et quelle grâce...

Mais revenons au début et ne mettons point la gambiste avant la viole. Il faut tout d'abord dire un mot du programme. Rarement artiste en récital (et de surcroît si jeune) aura proposé programme aussi cohérent, savamment construit, agencé, sans pour autant sombrer dans la monotonie. Et il en fallait, de l'audace, pour consacrer la majeure partie de la soirée à un compositeur aujourd'hui bien oublié, Benedetto Ferrari - auteur pourtant du plus sublime duo d'opéra que l'on puisse imaginer : le Pur ti miro final du Couronnement de Poppée monteverdien !

Car Philippe Jaroussky ne se contente pas d'être très remarquablement doué pour son âge : il est également très intelligent, et fait preuve d'une sagesse et d'une maturité impressionnantes dans le choix de son répertoire ; son premier disque en solo, qu'il enregistre ces jours-ci pour Ambroisie, sera consacré à Ferrari, précisément - pouvait-on faire meilleur choix que celui d'un génie méconnu pour un premier jalon discographique ? Assurément, non, et Jaroussky le sait.

Tout comme il sait construire un récital et captiver un auditoire une heure et demie durant. Dès le Frescobaldi d'ouverture, contrasté et concentré, le décor est planté, et le chanteur, bien campé sur ses deux jambes, saisit l'auditeur à bras-le-corps pour ne plus le lâcher - en dehors de quelques ravissantes pauses instrumentales -, et ce dans une forme vocale qui ira crescendo jusqu'aux jouissifs Ferrari de fin de soirée. Il y a quelque chose d'incantatoire dans la façon qu'a Jaroussky d'articuler ces textes magnifiques, de modeler (avec le plus désarmant des naturels) sa voix si souple au gré de la courbe mélodique, de jouer (avec la plus confondante des aisances) de son timbre si pur et si fascinant ; et le minuscule théâtre du Palais-Royal se fait l'écrin parfait pour accueillir le bandeau d'argent si gracieusement ciselé par le contre-ténor.

De Ferrari, Jaroussky nous fait découvrir le foisonnement musical, le complexe raffinement, et surtout des audaces harmoniques - notamment, pour ne citer que cet exemple, dans l'endiablée chaconne qui terminait le programme, Amanti io vi so dire, de fantastiques emprunts modulants au mineur, provoquant frottements et dissonances capiteuses dont le seul souvenir provoque des frissons le long de l'échine - que le père de l'Orfeo n'aurait certainement pas reniés. Qu'il soit accompagné de tout le continuo ou du seul théorbe (magnifiques Cosi bella voi siete, Degg'io amarvi, et surtout Avverti o cor), le contre-ténor hypnotise dans une musique d'une beauté telle que l'on se demande comment on a pu l'ignorer de manière aussi flagrante.

Chez Strozzi, dont il caresse chaque phrase du sublime Lagrime miei de son timbre ambigu et de son souffle zéphyrien, il exacerbe la plainte déchirante et pourtant si pudique. Dans sa récente interview, Jaroussky prétendait ne pas être conscient du potentiel érotique de sa voix - permettez-moi de douter de sa sincérité, ou alors de le taxer d'une modestie excessive !
Car si l'amour est, comme nous le chante ce jeune poète à la voix claire et pulpeuse, si cruel, et ses tourments si aigus, qu'il est néanmoins doux et enivrant d'entendre la plainte de l'amant infortuné lorsqu'elle emprunte ses accents ! Et qu'il est jubilatoire de l'entendre dénigrer Cupidon (Amanti io vi so dire) avec une énergie, une espièglerie, et un goût du jeu contagieux, qui font anticiper ses prochains Néron, qu'ils soient monteverdien ou haendelien ! Car bien plus qu'une voix hors du commun, Jaroussky, c'est avant tout un tempérament, une présence et une intelligence phénoménales, qui feraient pâlir nombre de ses aînés.

Et dire qu'il y en a (encore) pour s'étonner de ce qu'à l'époque baroque, dans certaines sociétés, le divo n'avait rien à envier au statut de nos divas... Non, vraiment, les grincheux bourrés d'a priori à l'égard d'un tel artiste ne savent pas ce qu'ils manquent. Pour tous les autres, tendez l'oreille au chant de Jaroussky, et vous risquez de ne plus jamais envisager les anges de la même manière : à quelque altitude que culmine leur voix (pour laquelle on se damnerait volontiers), ils ont bel et bien les pieds sur terre (et la tête sur les épaules). Et c'est tant mieux pour les terriens qui croisent leur route !
  


Mathilde Bouhon

Lire aussi l'interview de Philippe Jaroussky par Bernard Schreuders
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