C O N C E R T S 
 
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PARIS

16/10/02


(Rosemary Joshua, la Petite Renarde)
crédit photo : Théâtre des Champs Elysées / Alvaro Yañez
Leos JANACEK

Prihody Lisky Bystrousky

(La petite renarde rusée)

Opéra en trois actes sur un livret du compositeur,
d'après le feuilleton dessiné et le roman de Rudolf Tesnohlidek Liska Bystrouska
 

Avec :
Animaux sauvages :
Bystrouska la Renarde : Rosemary JOSHUA
Lisak le Renard : Hanne FISCHER
Datel le Pivert : Emmanuelle FRUCHARD
Komar le Moustique : Philippe DO
Jezevec le Blaireau : Gregory REINHARDT
Sova la Chouette : Amy BULL
Sojka le Geai : Susan MILLER

Animaux domestiques :
Lapak le Chien : Claire GEOFFROY-DECHAUME
Chocolka la Poule Huppée : Sophie HAUDEBOURG
Kohout le Coq : Susan MILLER

Humains :
Revirnik le Garde-Chasse : Yuri BATUKOV
Pani Revirnikova, sa femme : Amy BULL
Rechtor le Maître d'école : Stefan MARGITA
Farar le Curé : Gregory REINHARDT
Harasta le Braconnier : Alexandre VASSILIEV
Pasek l'Aubergiste : Terence NEWCOMBE
Pani Paskova, sa femme : Chantal SANTON

Choeur du Théâtre des Champs-Élysées (direction : Claire Levacher)
Maîtrise des Hauts-de-Seine (direction : Gaël Darchen)
Orchestre National de France
Direction : Jonathan DARLINGTON

Mise en scène : André ENGEL
Décors : Nicky RIETI
Costumes : Elisabeth NEUMULLER
Lumières : André DIOT

Théâtre des Champs-Élysées, les 16, 18, 20, 22 et 24 octobre 2002



Bystrouska absolue
 

Créée à Brno en novembre 1924, Prihody Lisky Bystrouky (La Petite Renarde Rusée), septième opéra de son auteur, fut inspirée à Leos Janacek par un roman de Rudolf Tehosnidek, initialement publié sous forme de bande dessinée dans le Lidove Noviny. Des vignettes simples et vivantes du feuilleton original, le compositeur a tiré une oeuvre magique, onirique en même temps qu'ironique, pleine d'humour mais aussi (et même surtout) empreinte d'une infinie tendresse pour ses protagonistes à pattes et fourrure, et dans laquelle la forêt résonne dans toute la splendeur de l'orchestre janacekien (scintillement de cordes, miroitements de bois, éclats de cuivres, ponctuation cardiaque de timbales).

Restituer à la scène le merveilleux en même temps que l'humanité de la ménagerie convoquée par un livret qui ne cesse d'intervertir les comportements (bestiaux pour les humains, humanoïdes pour les bêtes) n'est pas tâche aisée, et l'on ne pouvait qu'être curieux de voir ce qu'un metteur en scène de la trempe d'André Engel en retirerait. Las ! Disons tout de go que sa production, toute drôle, imagée et intelligente qu'elle soit, ne m'a pas totalement convaincue.
Dès le prélude (fantastique page d'orchestre où le lyrisme vibrant de Janacek se met au service d'une évocation enchanteresse de la splendeur automnale du milieu sylvestre), le metteur en scène et son décorateur Nicky Rieti ouvrent devant nos yeux un livre d'images, certes coloré et fantaisiste, mais un brin prosaïque en regard de la fulgurance de la partition. Au diable la forêt et ses teintes mordorées, c'est un champ de tournesols bordant une voie de chemin de fer, le tout encadré de l'azur sans nuages d'un après-midi estivant, que nous offre le tandem ; dans cet univers viennent gambader diverses bestioles, plus ou moins fidèles au bestiaire de l'opéra. Une question toute simple se pose dès lors : puisqu'ils semblent avoir tablé sur une sorte de "semi réalisme" (les animaux, bien qu'évidemment très stylisés, n'en sont pas moins immédiatement reconnaissables, et les gestuelles ont été travaillées dans ce sens), pourquoi ne pas respecter les indications de temps et de lieu ? Et surtout pourquoi laisser de côté la symbolique des saisons dans une oeuvre se terminant où elle a commencé (dans la forêt, entre l'été et l'automne - alors que la représentation se termine ici dans le champ de tournesols, en hiver !), bouclant ainsi le cycle de la vie non tel que nous, humains, le percevons (c'est-à-dire achevé par la mort), mais tel que la nature le vit (en incessante régénération) ?

Les personnages, eux, sont en général bien caractérisés, mais il leur manque ce petit supplément d'âme et de charisme qui élève les héros de livres pour enfants au rang de protagonistes de fable morale - car c'est bien d'une fable qu'il s'agit, et non d'un opéra pour les 3-9 ans. Passons sur les humains, généralement laissés (à l'exception du Garde-chasse) à l'abandon de leur médiocrité et de leur bêtise (à moins que ce ne soient les interprètes qui échouent à leur donner de l'épaisseur) : les animaux, eux, sont bien plus finement croqués, avec une mention particulière au ballet de poules (au propre) très poules (au figuré), stupides ménagères trimant sous le regard condescendant d'un coq macho à souhait (mais était-il bien utile de lui faire exhiber si fièrement ses attributs, là où la seule attitude très "tâtez-moi un peu cette bête à concours mes cocottes" eût été au moins toute aussi éloquente ?).

En revanche, présenter le Renard comme un simple et vulgaire monte-en-l'air, si elle permet une astucieuse scène de rencontre avec la Renarde, n'en relève pas moins à mon sens de l'erreur, car c'est lui ôter le panache et la prestance (dignes, pour rester chez les cambrioleurs, d'un Arsène Lupin) dont le revêt l'écriture ultra lyrique de ses interventions, accablant par là même un peu plus une Hanne Fischer plutôt convaincante dans sa caractérisation mais dépassée par la tessiture assassine d'un rôle qui, tout en demandant une couleur de mezzo, ne cesse de flirter avec le soprano.

À l'opposé de ce Renard un poil effacé, la rusée Fine Oreille trouve, elle, l'interprète rêvée en la personne d'une Rosemary Joshua (perruquée à la Mylène Farmer - "sans contrefaçon, je suis une renarde !") hallucinante de justesse et de mimétisme. Déjà grandement aidée, il est vrai, par un physique idéal (silhouette svelte et menue, museau effilé et pointu, il ne lui manque plus que les oreilles), la soprano a, de façon spectaculaire, assimilé les moindres attitudes et gestes de ce qui semble devenir son animal fétiche, au point de ne plus faire qu'une avec son héroïne : elle est Bystrouska, elle est renarde, et l'on jurerait, à sa façon de hocher la tête en écarquillant des yeux pleins d'une insatiable curiosité ou d'étirer ses longues pattes, qu'elle a été élevée au fin fond d'un terrier ! Vocalement, c'est la grande classe, son soprano frais et radieux se lovant avec un plaisir non dissimulé dans un rôle qui semble écrit sur mesure, tant pour ses moyens vocaux que pour son tempérament scénique ; et l'incroyable énergie scénique investie, tout comme la remarquable finesse psychologique de son incarnation d'une Renarde aussi émouvante (magnifique interrogation sur son pouvoir de séduction après la première rencontre avec le Renard) que malicieuse (hilarant speech libertaire devant des poules médusées, irrésistible complicité avec les Renardeaux devant le piège tendu par le Garde-Chasse) en font la plus adorable des Bystrouska.

Le reste de la distribution, très homogène, est bon (mais sans jamais atteindre les mêmes sommets) et se coule bien dans les différents personnages habillés, avec plus ou moins de bonheur, de costumes d'inspiration variable, dans certains cas très réussis - ceux des enfants sont à croquer, avec en prime quelques très jolies idées d'accessoires, comme ces moucherons jouant de leurs bretelles, ces moustiques ivres n'hésitant pas à dégainer... la seringue, ou encore cette petite chenille jouant au cerf-volant !

Autrement dit, toutes les réserves à l'endroit de la mise en scène ne seraient guère rédhibitoires si ne venait s'y adjoindre l'accompagnement plus prosaïque encore d'un National de France impeccablement en place, mais guère transcendant. Et ce n'est pourtant guère faute d'engagement de la part du chef : Jonathan Darlington, visiblement enthousiaste, exploite toute la palette d'un langage corporel aussi expressif que versatile... Malheureusement l'orchestre ne le suit guère dans sa danse, et les sonorités, par ailleurs terriblement déséquilibrées (les bois - surtout les clarinettes au piquet sous l'avant-scène - étant presque constamment couverts, les cuivres bien trop présents dans leurs tenues harmoniques, et les timbales carrément à la fête, notamment dans la coda finale où l'on n'entendait plus qu'elles!), qui montent de la fosse manquent singulièrement de poésie, de magie ; et pourtant, quelle extraordinaire science de l'orchestration que celle de Janacek, qui, par des moyens tout simples (col legno, harmoniques, sautillé, alliages de timbres d'une fantastique élégance...), nous donne à entendre les moindres bruissements de la forêt, les froissements d'ailes des coléoptères, et jusqu'au "picorement" des poules ! Ce soir-là, ce sont malheureusement surtout les caquetages d'un public plutôt dissipé - et que les rideaux entre chaque scène n'ont pas aidé à se concentrer, entraînant inévitablement le réflexe pavlovien d'usage ("j'applaudis et tant pis pour l'orchestre qui joue") - qui résonnaient dans une salle remplie aux trois quarts. Mais pour la volupté, la magie sonore, l'expressivité, l'infinie palette de nuances, de couleurs et d'affects propres à Janacek, c'est au rôle-titre qu'il fallait exclusivement s'en remettre. Notez, de ce côté-là, l'auditeur est comme un coq en pâte...
 

Mathilde Bouhon

Lire également : l'interview de Rosemary Joshua
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