C O N C E R T S 
 
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PARIS
22 & 30/12/02

© Eric Mahoudeau
Andrea Gruber et Vladimir Galouzine 
Turandot

Opéra en trois actes de Giacomo Puccini

Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni
D'après la fable de Carlo Gozzi
 

Direction musicale : Mark Elder 
Mise en scène : Francesca Zambello
Décor et costumes :Alison Chitty 
Chef des Choeurs : Peter Burian

Turandot : Andrea Gruber
Liù : Soile Isokoski (le 22 décembre), Hei-kyung Hong (le 30) 
Calaf : Vladimir Galouzine 
Altoum : Charles Burles
Timur : Julian Konstantinov
Ping : Franck Ferrari
Pang : Francisco Vas
Pong : Doug Jones
Le Mandarin : Yuri Nechaev

Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine/ Choeurs d'enfants de l'Opéra

Représentations des 22 et 30 décembre 2002


"Liù, dolcezza ... Liù ! Poesia !" (acte 3)
 

Après les fastes des Contes d'Hoffmann et l'éclat de La cenerentola, voici une Turandot éblouissante qui témoigne de la qualité des reprises que l'Opéra de Paris nous propose cette saison, à côté de ses nouvelles productions.

Si l'on a connu Francesca Zambello plus inspirée ailleurs (Billy Budd), sa conception du chef-d'oeuvre de Puccini n'est pas dépourvue d'idées intéressantes : tournant résolument le dos à l'imagerie traditionnelle d'une Chine fabuleuse, colorée et chatoyante, le metteur en scène nous plonge dans un univers glacé et totalitaire. Le décor, constitué d'échafaudages et de passerelles métalliques, l'austérité des costumes (beiges, gris, bleu pastel), l'absence de teintes chaudes, à l'exception de ces empreintes de mains ensanglantées sur un mur, tout concourt à créer une atmosphère oppressante ; jusqu'aux gardes de Turandot, exclusivement féminines (bien vu pour une princesse qui redoute les mâles !) à l'aspect inquiétant. Sortes d'amazones rousses en uniforme noir, elles font régner la terreur partout où elles passent : au troisième acte on les voit forcer les portes des maisons pour en faire sortir les occupants afin qu'ils restent éveillés ("Nessun dorma"), puis soumettre Liù à la torture.

Au deux, la scène des énigmes convainc avec ce carré lumineux qui emprisonne Calaf jusqu'à ce qu'il triomphe de l'épreuve fatidique. Le dernier acte est le plus réussi :saisissante mort de Liù suivie d'un final radieux où une cascade de banderoles jaune vif saluent avec le lever du soleil, le triomphe de l'amour et la fin du cauchemar, idée toute simple mais très efficace en somme. Ajoutons que Zambello maîtrise parfaitement les mouvements des foules, omniprésentes dans cet ouvrage.

En revanche, on reste perplexe devant la première apparition de Turandot, que des esclaves promènent sur le plateau dans une cage : est-ce pour souligner sa cruauté ou pour la protéger d'éventuelles agressions, tel le Saint-Père dans sa "papamobile" ? Certes, la princesse échappe au " sapin de Noël " sur la tête, mais il est permis de douter que cette vision pour le moins incongrue, puisse déclencher un coup de foudre chez Calaf !

Au premier tableau du deux, la cuisine "high tech" dans laquelle des cuistots torse nu préparent on ne sait quels mets pour la fête est d'un goût discutable, d'autant que derrière les fourneaux se dressent de grands placards à l'intérieur desquels on devine les têtes en putréfaction des prétendants malheureux : une promiscuité propre à susciter l'ire du moindre inspecteur de l'hygiène et de la santé publiques !

Ces réserves ne sont finalement que peccadilles au regard de la splendeur du plateau : Charles Burles est un digne empereur et le Timur sensible et juste de Konstantinov émeut, notamment après la mort de Liù, tandis que l'incarnation tant scénique que vocale de Ping, Pang et Pong, ambigus à souhait, n'appelle que des éloges.

 Mais ce sont les trois protagonistes principaux, campés avec un rare bonheur qui font tout le prix de ces soirées : Vladimir Galouzine, en grande forme le 22, est un Calaf de belle prestance, viril et conquérant. Son timbre de plus en plus barytonnant sied parfaitement à ce personnage et ne l'empêche pas de couronner son "Nessun Dorma" radieux d'un si bémol percutant. Le 30, la voix a paru plus engorgée et l'aigu moins assuré, mais l'ensemble demeurait d'un très haut niveau.

Face à lui, Andrea Gruber est une Turandot proche de l'idéal : cette authentique soprano dramatique livre un "In questa reggia" anthologique avec un volume vocal impressionnant qui n'exclut pas des demi-teintes qu'on entend rarement dans ce rôle écrasant, sur la phrase " Principessa Lo-u-ling ", notamment, et dans le dernier tableau lorsqu'elle s'éveille enfin à l'amour. L'aigu n'est jamais forcé, et même si, le 30, la voix accusait une légère fatigue suite aux dix représentations qu'elle venait d'assurer, sa prestation n'en était pas moins magnifique.

La Liù de Soile Isokoski est impeccable: le timbre homogène et clair, la ligne de chant d'une (trop ?) grande classe font merveille dans " Signore ascolta ". Les mêmes qualités se retrouvent dans son air du trois, un peu en retrait cependant sur le plan de l'émotion, la cantatrice ne parvenant pas à se départir totalement d'un quant-à-soi de bon aloi, plus adapté aux héroïnes de Mozart (La Comtesse) ou de Strauss (La Maréchale) qu'aux "petites femmes qui ne savent qu'aimer et souffrir" de Puccini.

Tel n'est pas le cas de Hei-Kyung Hong : a-t-on déjà entendu une Liù plus bouleversante ? Remplaçant Alexia Cousin (initialement prévue pour les trois dernières représentations), cette soprano qui fait les beaux soirs du Metropolitan Opera depuis plus de quinze ans, a déjà été remarquée in loco dans Micaela en 1993 et la Comtesse des Noces de Figaro en 99, mais c'est assurément son incarnation de la petite esclave amoureuse qui assurera sa notoriété : la rondeur de son timbre exquis et la délicatesse de ses pianissimi séduisent d'emblée, et quelle technicienne accomplie ! Elle s'offre le luxe d'une messa di voce impeccablement négociée à la fin de son premier air, et son engagement dramatique dans le second arracherait des larmes au plus cruel des Pu-Tin-Pao. On aurait presque souhaité qu'après tant d'intensité, le chef pose sa baguette, tel Toscanini le soir de la création à la Scala ! Une ovation méritée salue cette superbe artiste, trop peu sollicitée par les maisons de disques.*

Après un début de saison plutôt hésitant, les choeurs, sous la houlette de Peter Burian, ont retrouvé leur belle cohésion et leurs interventions, si nombreuses, sont pleinement satisfaisantes.

 Attentif à ses chanteurs, Mark Edler sait faire claironner un orchestre toutes voiles dehors et assume totalement le côté clinquant de la partition sans pour autant négliger les moments de poésie pure (le choeur "Silenzio olà") ou d'émotion soutenue (toute la scène de la mort de Liù, où il parvient même à faire pleurer les cordes). 

En somme, une des plus grandes soirées pucciniennes que l'Opéra Bastille nous ait proposées et la consécration de deux cantatrices qu'on souhaite entendre à nouveau, très vite.
 
 

Christian Peter
(Dominique Vincent)



* Elle a néanmoins gravé le rôle de Giulietta dans I Capuletti e i Montecchi de Bellini, et un album de duos avec Jennifer Larmore (Teldec), ainsi qu'un récital d'airs d'opéras (RCA).
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