C O N C E R T S 
 
...
[ Sommaire de la rubrique ] [ Index par genre ]
 
......
PARIS
21/06/03

© Eric Mahoudeau
Les Vêpres siciliennes

Giuseppe VERDI (1813-1901)

Opéra en cinq actes (créé le 13 juin 1855)
Livret d'Eugène Scribe et Charles Duveyrier
(Version originale en français)

Direction musicale : James Conlon

Mise en scène : Andrei Serban
Décors et costumes : Richard Hudson
Mouvements chorégraphiques : Laurence Fanon
Chef des choeurs : Peter Burian

Hélène : Sondra Radvanovsky
Ninetta : Louise Callinan
Henri : Marcello Giordani
Guy de Montfort : Anthony Michaels-Moore
Procida : Vitalij Kowaljow
Danieli : Luca Lombardo
Mainfroid : Jean-Luc Maurette
Robert : Christophe Fel
Le Sire de Béthune : Joseph Miquel Ribot
Le Comte de Vaudemont : Nicolas Courjal
Thibault : Mihajlo Arsenski
Un coryphée : Philippe Madrange

Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris

Représentation du samedi 21 juin 2003

lire aussi la critique de la représentation du 15/07/03,
deuxième distribution



En proposant Les Vêpres siciliennes dans la version originale en français quelques mois après le Guillaume Tell rossinien, l'Opéra de Paris remplit une mission essentielle : assurer au sein de son répertoire la pérennité des ouvrages que les plus illustres compositeurs ont écrits à son attention et préserver ainsi un patrimoine qui a largement contribué à son rayonnement.

Créée en 1855 salle Le Peletier, à l'occasion de l'Exposition Universelle, l'oeuvre, contrairement à ce que prétend une légende tenace, connaît un grand succès tant auprès du public - cent cinquante représentations triomphales - que de la critique. Hector Berlioz lui-même, si peu enclin à l'indulgence envers les musiciens de son temps, ne ménage pas ses louanges et s'extasie devant "l'intensité pénétrante de l'expression mélodique, la variété somptueuse, la sobriété savante de l'instrumentation...". En effet la partition révèle une formidable puissance dramatique et un foisonnement orchestral inédit dans les opus précédents du compositeur. Le livret, si conventionnel soit-il, lui offre des situations fortes propres à exalter son inspiration : la révolte d'un peuple contre l'occupant comme toile de fond aux amours contrariées d'Hélène et Henri, tiraillé entre son patriotisme et son devoir filial. 

Si la partition est l'aboutissement d'une "manière" dont les fleurons les plus représentatifs sont la trilogie Rigoletto / Trovatore /Traviata, elle porte également en germe les chefs-d'oeuvre à venir du Maestro : à cet égard le grand final qui conclut l'acte quatre évoque le Miserere du Trouvère (le choeur "De profundis") en même temps qu'il annonce la scène de l'autodafé dans Don Carlos où le conflit père/fils, récurrent chez Verdi, sera à nouveau au coeur du drame. Le bal du trois au cours duquel Guy de Montfort est victime d'une tentative d'assassinat préfigure le dernier tableau du Bal masqué et à l'implacable Procida succédera bientôt l'inflexible Fiesco.

Reprise une dernière fois à Paris en 1863, l'oeuvre disparaît progressivement des scènes internationales dans les dernières années du siècle. Cette désaffection s'explique en partie parce qu'elle obéit à une esthétique héritée du bel canto qui n'a plus cours et réclame de la part des interprètes principaux une technique à toute épreuve, une maîtrise sans faille du chant orné et des moyens vocaux peu communs. "Les quatre meilleurs chanteurs du monde" nécessaires, selon Toscanini, à la réussite du Trouvère ne seraient pas de trop ici !

Dans la première moitié du vingtième siècle, l'ouvrage sera joué sporadiquement, en Allemagne notamment. Dès 1932, Erich Kleiber le dirige à Berlin avant de le défendre au Mai Musical Florentin en 1951 avec Boris Christoff et la toute jeune Maria Callas. Ces représentations seront à l'origine de sa résurrection. La même année, La Scala le monte spécialement pour la Divine. Il faudra encore attendre 1974 pour qu'il fasse enfin son entrée au Palais Garnier, dans une version italienne passablement tronquée. La production, signée John Dexter, centrée autour d'un immense escalier noir imaginé par Josef Svoboda, sera également présentée avec succès au cours de la même décennie à Hambourg et New York.

C'est une édition complète - au ballet près - que propose aujourd'hui, pour notre plus grand plaisir, l'Opéra Bastille, qui en confie la réalisation à Andrei Serban. On peut se demander dans quelle mesure ce choix est judicieux, tant le metteur en scène paraît peu inspiré par le livret ! Dans de telles conditions, n'aurait-il pas mieux fait de passer la main plutôt que d'afficher une telle désinvolture qui confine au mépris vis-à-vis de tous ceux qui chérissent cette partition ? De fait, la seule bonne idée arrive au dernier tableau : c'est ce grand escalier blanc que descend Hélène en robe de mariée, un bouquet de fleurs à la main, peu avant le massacre final ; mais à la couleur près, il a comme un air de déjà vu ! Le reste du temps les interprètes semblent totalement livrés à eux-mêmes, et les rares mouvements de foule consistent à faire grimper les figurants le long des murs en ruines. Que dire de l'enlèvement des Siciliennes par les soldats français qui confine au grotesque tout comme le symbole balourd de ce poing monumental posé sur la scène ? Et du grand quatuor où les protagonistes sagement assis sur un banc semblent attendre la prochaine rame de métro ?

Pourtant les décors de Richard Hudson sont loin d'être laids. Ces murs de briques éventrés, d'un blanc immaculé sur fond de ciel bleu, avec la mer au loin et les uniformes des Français, évoquent l'ère coloniale, dans un pays méditerranéen troublé par de sévères conflits. 

Fort heureusement, la distribution se montre digne de l'événement : remplaçant pour trois représentations Samuel Ramey, la jeune basse ukrainienne Vitalij Kowaljow, lauréat, entre autres, du concours Opéralia Placido Domingo en 1999, étale des moyens plus que prometteurs : il se tire avec les honneurs d'un rôle crucifiant qui culmine au fa dièse aigu, à un comma du baryton, et descend au fa grave qu'il n'élude pas, contrairement à certains de ses devanciers, et non des moindres, qui font également l'économie de la cabalette du deux. Kowaljow la chante avec conviction et une technique parfaitement maîtrisée. L'air qui la précède - le fameux "Et toi, Palerme" - est déclamé avec une grande noblesse de ton et une diction tout à fait acceptable. Nul doute qu'avec les années ce talent encore un peu vert s'épanouira pour devenir la grande basse verdienne que l'on pressent déjà en lui.

Marcello Giordani, en grande forme ce 21 juin, campe un Henri en tout point excitant, tant dans ses élans amoureux face à Hélène que dans les affrontements qui l'opposent son père. Les tourments du personnage en proie à un épineux dilemme sont subtilement rendus. La voix est bien conduite et dispense de beaux moments, notamment dans la grande scène qui ouvre l'acte quatre et jusque dans l'ariette souvent coupée du cinquième acte "La brise souffle au loin" qu'il couronne d'un contre-ré solide et tenu.

Le timbre d'Anthony Michaels-Moore n'est sans doute pas des plus séduisants, cependant le baryton parvient à créer un personnage convaincant, tour à tour autoritaire et pathétique dans ses vaines tentatives pour conquérir l'amour de son fils. Sa ligne de chant impeccable réserve de belles demi-teintes tout à fait en situation et sa diction est on ne peut plus satisfaisante.

On ne saurait en dire autant de Sondra Radvanovsky dont le français est pour le moins exotique. Fort heureusement, la voix sombre et veloutée ne manque pas d'attraits, les moyens sont considérables et la technique n'est jamais prise en défaut. Elle affronte crânement, sans les esquiver, toutes les embûches qui jalonnent sa redoutable partie, telle la terrifiante descente chromatique de plus de deux octaves, du contre-ut au sol grave, à la fin de son air du quatre "Ami, le coeur d'Hélène" qu'elle interprète avec émotion et de fines nuances ; de même, elle se joue sans difficulté des vocalises, trilles et notes piquées du célèbre boléro. On lui pardonnera aisément quelques aigus un peu raides dans l'air d'entrée, compensés par un réel investissement dramatique et une belle présence scénique.

Les seconds rôles sont tous dignes de louanges, en particulier Christophe Fel et l'excellent Luca Lombardo.

James Conlon, qui affectionne particulièrement cette partition, fait rutiler l'orchestre de sonorités chatoyantes dès l'ouverture. Sa direction, aux tempi contrastés, souffre cependant de certaines mollesses, notamment dans le final de l'acte deux, privé de cette urgence que savait y insuffler James Levine dans son intégrale en studio. L'ensemble se maintient cependant à un très haut niveau, et les choeurs, en dépit de légers décalages en début de soirée, sont impeccables dans leur écrasante partie.

Ce spectacle, même imparfait, n'en demeure pas moins enthousiasmant et constitue une formidable découverte, ce qui est, somme toute, inattendu s'agissant d'un des compositeurs les plus joués au monde !
 
 
 

Christian Peter
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]