LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Le corps en scène


Les partisans de la tragédie en musique s’en donnent à coeur joie lorsqu’il s’agit d’évoquer la mise en en scène et, surtout, le jeu d’acteur pratiqués dans l’opera seria. Des notions comme l’unité dramatique ou l’unité de jeu n’ont guère de sens dans des ouvrages où le drame est subordonné à la musique et où la composition d’un personnage se résume à une succession d’états d’âmes exprimés par le chant. Les moeurs des théâtres italiens scandalisent les Français : la grande majorité du public ne suit pas l’intrigue, boit des sorbets, joue aux cartes ou batifole dans les loges et ne vient au balcon que pour écouter le grand air du castrat ou de la diva. Sur scène, une princesse de Babylone affublée d’une invraisemblable robe à panier, un caniche dans les bras, plaisante avec les spectateurs de premier rang, en attendant que sa rivale achève son air[1]. De là à prétendre que tous les chanteurs d’opéra italiens jouent comme des savates, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par des légions de lullystes zélés et bornés.

Naturellement, le castrat, bouc émissaire favori des virils sujets du Roi Louis, reçoit une volée de bois vert supplémentaire. Les Lumières versent dans la caricature et Rousseau prétend effrontément que ce sont « les plus maussades acteurs du monde », qu’ils « chantent sans chaleur et sans passion » et parlent « plus mal que les autres hommes »[2]! Du reste, qui espère-t-il convaincre en ajoutant que les castrats sont incapables d’articuler la lettre « R »[3]? Il faut une bonne dose de naïveté pour croire que les philosophes pensent alerter l’opinion à propos des méfaits de la castration avec de pareilles énormités ! A moins que Rousseau ne prenne les Français pour des imbéciles...

Tous les castrats n’étaient pas non plus, répétons-le, des géants ventripotents « formés de parties si mal emmanchées », ils n’avaient pas non plus nécessairement « au théâtre des mouvements lourds et si gauches » que le public aurait préféré renoncer à leur chant pour « une voix commune dans un corps ordinaire ».[4] 

Loin de ces griefs fantaisistes, Burney, qui fréquente Garrick, le grand acteur britannique, sait reconnaître le talent dramatique de Senesino, Carestini ou Guadagni et Richard Steele, éminent critique du Spectator, généralement hostile à l’opera seria, note, à propos de Nicolino, que « chaque membre, chaque  doigt contribue au jeu scénique, à tel point qu’un sourd peut suivre avec lui le sens de l’action. »[5]

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[1] Sur le jeu grandiloquent, mais assez sommaire et convenu, en vigueur dans l’opera seria, cf Isabelle Moindrot, Op. cit., pp. 243-7. Ce constat vaut essentiellement pour l’opera seria de la première motié du xviiie siècle. En revanche, au xviie  siècle, le jeu théâtral revêtait une toute autre importance dans les opéras vénitiens et romains. D’ailleurs, dès 1639, Maugars, envoyé à Rome par Richelieu, reconnaît la supériorité des acteurs italiens (cf. P. Barbier, Op. cit., p.107). Même le Président de Brosse reconnaît les grandes qualités dramatiques de Senesino et Sarah Goudar ne cache pas son admiration pour Guadagni. Cf., notamment, R. Blanchard et R. de Candé, Op. cit., pp. 164, 179, 187.

[2] J-J. Rousseau, Dictionnaire de musique in Oeuvres complètes, tome XII, Paris, 1819, sub verbo « castrat », cité par P. Barbier, Op. cit., p.227. Grand amateur de musique italienne et de belcanto, champion de la duplicité, Rousseau se glissait incognito –du moins le croyait-il ! – dans une loge pour se délecter des charmes de la voix de castrat.

[3] Ibidem. Ce faisant, Rousseau accrédite une vieille et bien sotte croyance ; cf. P. Browe, Zur Geschichte der Entmannung. Breslau, 1936, pp.53-8.

[4] Grosley, voyageur suédois cité par P. Barbier, Op. cit., p.111.

[5] Idem, p.159.



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