Notre année Mozart (III)

DON GIOVANNI : SURMONTER LE NEANT ? 

un dossier proposé par Sylvain FORT

SOMMAIRE

(I) Le manuscrit de Don Giovanni
(II) Gabriel Dussurget : le Magicien d'Aix
(III) Don Giovanni : surmonter le néant
 
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(Peter Mattei)
Don Giovanni achève sa course en enfer. Séducteur engagé dans toutes les transgressions et méritant la damnation éternelle, Don Giovanni, comme nombre d’autres Don Juan, s’apparente au démon. C’est le fond métaphysique de la fable, n’y revenons pas.

Chez Mozart, cette dimension métaphysique ne s’assortit d’aucune déclaration de principe, d’aucun raisonnement articulé. On chercherait en vain dans Don Giovanni des affirmations péremptoires comparables à celles qu’on trouve dans tant d’autres versions du mythe, et qui sonnent comme autant de défis rationalistes, matérialistes, anti-religieux, etc.

Mozart inscrit son personnage dans une course effrénée, dans un inlassable presto. La contrepartie de cela, c’est la labilité du personnage. Il ne tient pas en place, n’est assignable à aucune. Insaisissable, il est indéfinissable.

Il y a plus : ce Néant vers lequel il se rue, il semble le porter en lui et le propager. Chez Mozart, Don Giovanni se jette d’un Néant dans l’autre. L’horizon n’est pas celui d’une présence supranaturelle, mais d’abord d’une complète vacuité.




DERRIERE LE MASQUE, RIEN.

Ainsi les jeux de masques et les travestissements qui émaillent l’œuvre. C’est là un truc dramatique très cher au XVIIIe siècle. C’est aussi un raffinement d’ambiguïtés.

Don Giovanni est maître en parodie. Il adapte son langage à son interlocuteur avec une flexibilité étonnante. Tous en font les frais. Donna Anna : la tentative de possession nocturne repose certainement sur autre chose que la perfection d’une ressemblance physique avec Ottavio. Don Giovanni sait parler à Anna avec tous les égards dus à son rang, et recourir à toutes les tournures du langage de cour. Avec Elvire, qu’il enjôle et cajole de manière éhontée. Avec Zerline, il emploie des images rustiques. Victime invisible enfin, la servante d’Elvire, à qui s’adresse la sérénade.

Ce qui est très étonnant dans ces grandes scènes de parodie, de séduction par l’artifice, c’est le caractère univoque de la musique de Mozart. Les grandes formes de la rhétorique musicale – le duo d’amour, la sérénade – sont certes détournés, mais ils ne sont en rien caricaturés, en rien parodiés. Il est impossible d’injecter dans la sérénade le moindre soupçon d’ironie sans en ruiner tout l’édifice. De même le duo avec Zerline ne supporterait pas d’être interprété cum grano salis. Il y a quelque chose dans l’art de la feinte qui, paradoxalement, suppose un premier degré. Mozart ne nous montre pas un Don Giovanni distancié, mais un Don Giovanni sérieux.

Le double fond de ce qu’il dit ou fait est certes révélé par le récitatif qui précède ou qui suit. Dans le feu de l’action, il est à ce qu’il fait, il est ce qu’il fait. Deux situations seulement échappent à cette constante : le duo de « reconquête » d’Elvire, sciemment manipulateur, et l’air Metà di voi, sciemment usurpateur.

Cette manière de traiter les situations les plus ambiguës souligne une dimension fondamentale du personnage : son aptitude aux fluctuations rapides, son adaptabilité, son caméléonisme extrême. Don Giovanni n’est pas spectateur de lui-même. D’instinct il adopte le ton et les mots requis ; c’est après-coup qu’il prend la distance du critique.

La vitesse même, la hâte, cette précipitation dans laquelle Mozart jette son personnage interdisent les trop nombreux retours sur soi. Constante projection, acharnement, idée fixe – maniaque, névrotique - , mots-clefs de Don Giovanni. Tout cela qui annule son identité pour faire de chaque geste l’expression circonstancielle de l’instinct, une permanente imitation, le reflet en creux de celle qu’il a en face de lui. Ce n’est pas une stratégie, c’est une compulsion. Ce n’est pas un masque, c’est un visage changeant. Ce n’est pas un être unique, c’est une variation, une pluralité.

Tout cela tourne autour d’un point aveugle. Autour d’un foyer obscur. Autour d’une zone vide que rien ne saurait combler. C’est le Néant intime de Don Giovanni. L’avidité de posséder est la contrepartie du Néant.

Dans ce vaste désert se joue la force mythique du Don Giovanni de Mozart.


Peter Mattei (Don Giovanni) & Sara Ollson (Donna Elvira) (droite)
Royal Stockholm Opera © Alexander Kenney

LE NEANT DU SURMÂLE

La négativité qui le mène, l’abîme intérieur qu’il trahit, donnent naissance à une figure de fantasmagorie propre à cristalliser toute la fantasmatique virile. Du reste, la postérité critique de Don Giovanni est très largement le fait d’hommes fascinés par cette figure, et jamais lassés de la questionner.

Le Néant de Don Giovanni engendre la démesure. Le catalogue en est le signe le plus sûr. Que dit le catalogue de Leporello ? Que Don Giovanni est partout, en tout pays, et qu’il les a toutes. Il a eu mille et trois femmes en Espagne. Dans les autres pays, il les compte aussi par centaines, y compris dans la lointaine et mystérieuse Turquie, dont le nom seul éveille les rêves les plus parfumés. L’Air du Champagne donne la mesure de cette démesure : la nuit augmentera la liste d’une dizaine de conquêtes – au moins.

Da Ponte et Mozart ont porté à l’absurde l’hypervirilité de Don Giovanni. L’ « épouseur à toutes mains » de Molière devient un coucheur en série dont l’ubiquité sexuelle est délirante, comique et un peu inquiétante.

Accusant le trait, ils ont introduit le personnage de Don Ottavio. S’il est du même rang que Don Giovanni, il a la fragilité du ténor. A Don Ottavio, Donna Anna fait subir les atermoiements de la virginité prénuptiale, mais à un Don Giovanni nuitamment (et soi-disant) pris pour Ottavio, elle semblait prête à accorder davantage.

Don Ottavio est un double inversé de Don Giovanni, mais c’est aussi un double humilié. De même, Masetto n’est pas seulement congédié par Don Giovanni lorsque celui-ci tente de séduire Zerline : c’est Zerline même qui prie Masetto de s’éloigner, devant toute la noce. Enfin, Leporello lui-même se trouve humilié par un Don Giovanni déguisé qui en profite pour séduire l’une de ses « belles ».

Trois hommes, trois personnages humiliés par la vigueur de Don Giovanni, qui de toutes obtient (presque) tout. Cette surpuissance virile n’est pas seulement le fait d’un suborneur, mais relève presque de la magie. Don Giovanni est voulu par Mozart et Da Ponte non comme un simple séducteur, fût-ce de génie, mais comme un Surmâle. Il est un Hercule du sexe.

Clairement, cela prive Don Giovanni de toute vraisemblance, cela souligne sa puissance quasi mythologique, sa virilité surnaturelle (voyez le don de sentir « l’odor di femmina »). Toute substance psychologique s’efface au profit d’une dimension supra-humaine, hors-normes, fantasmatique. Don Giovanni n’a aucun état-civil : il est une Manie en marche, une Névrose en action, un Instinct en développement. C’est le mythe de l’instinct en liberté. On est plus proche de Sade que de Molière.

L’affrontement avec le Commandeur est le combat d’égal à égal entre deux êtres surnaturels en proie à leur Néant.


Peter Mattei & Lennart Forsén (Commandeur)
Royal Stockholm Opera © Alexander Kenney

LE DEREGLEMENT DE LA MACHINE

Beaucoup ont été tentés de trouver dans Don Giovanni un reflet de la pensée du temps, du Zeitgeist des Lumières. Cette façon de transgresser l’ordre établi se rapprocherait alors de la tentation de cette époque d’en finir avec les hiérarchies sociales séculaires, avec les conventions vermoulues, etc. etc.

Don Giovanni serait un héraut des libertins du temps, au premier rang desquels Casanova, dont Da Ponte était l’ami : « Viva la libertà ! »

Les mêmes mots toujours reviennent : divertirsi et presto. Hâte de jouir, hâte de consommer, même au prix de la transgression, nous sommes dans l’esprit de cette folle « énergie » des Lumières.

C’est avec Sade que la parenté est la plus évidente. Don Giovanni-Sade la mort est l’issue rapide et logique de la frénésie ; elle s’impose comme seule limite à des instincts déchaînés. La mort, ce n’est pas assez dire. Il faudrait parler de meurtre. Le meurtre est chez Sade l’ultime stade de la débauche ; il l’est aussi chez Don Giovanni. Meurtre du Commandeur succèdant à la tentative de viol sur sa fille. De même, le passage à tabac de Masetto, laissé pour mort. Et cette volonté affichée de sacrifier Leporello (Finale de l’acte I). La brutalité meurtrière est l’exact complément de l’expansion libertine.

Cette pente destructrice n’est jamais aussi prononcée chez Don Giovanni que lorsqu’il s’agit de lui-même.

Au moment où nous le prenons, Don Giovanni est proche de sa fin. Sa carrière est réussie. Mais voici des revers. Il ne cesse de s’étonner de la succession d’échecs qu’il rencontre : avec Anna, avec Zerline, avec la belle de Leporello, sans parler des complications qu’apporte le retour d’Elvire.

Or de ces échecs le seul responsable est Don Giovanni lui-même. C’est lui qui tente de violer Donna Anna. C’est lui qui tente grossièrement de posséder Zerline, au moment où tous les témoins possibles sont assemblés. C’est lui qui dévoile trop vite son identité à la belle de Leporello, qui alerte son monde. C’est lui qui, à force d’arrogance et d’impudence, attire la vengeance.

L’action à laquelle nous assistons est le moment de l’exaspération finale. Moment où l’avidité sexuelle et la cruauté s’épuisent en une anarchie d’initiatives hasardeuses et radicales. Les matérialistes du XVIIIe siècle comparaient l’homme à une mécanique. Ici, la machine s’emballe, et se dérègle. Il y a là une autodestruction dont l’œuvre de Mozart est le récit – raccourcis, ruptures, transitions abruptes abondent, qui disent assez que la hâte affichée est un désordre, mieux : un spectaculaire « désordonnancement ».

Les principes hédonistes apparaissent comme un vernis qui se craquelle sous des puissances plus souterraines et autrement radicales. Tout ici, plongé dans la nuit d’Espagne, semble rongé, abîmé, défait. Dans le récitatif de Don Giovanni s’entendent non seulement la fièvre de posséder, mais l’hypertension angoissée du névrosé qui constate que lui échappe son fétiche.

De quelque côté que l’on le tourne, Don Giovanni charrie une dose inhabituelle de noirceur et d’aigreur. La compréhension nocturne, inquiète, des Romantiques, et d’abord d’E.T.A. Hoffmann ne s’est pas par hasard emparée de ce chef-d’œuvre pour définir un rapport au monde pétri d’angoisses, d’obscure magie, de sentiments exaspérés et rageurs, de douleur enfin.


Partitur, Druck, Leipzig, Breitkopf & Härtel 1801, Titelkupfer
Karlsruhe - Badische Landesbibliothek, Don Mus. Dr. 2088a


CE QUE MOZART NOUS DIT

Parmi tant de ténèbres qui progressivement s’assemblent, une source de lumière. Le personnage de Don Giovanni a beau être magnétique, mythique, fascinant, ce n’est pas lui qui retient principalement l’attention musicale de Mozart. Ce sont ses victimes. Au premier rang, Anna, Elvire et Ottavio. A eux revient ce trio central, moment de suspension par où soudain la lumière fait irruption : le trio des masques. Qu’est-ce que ce trio ? une prière. A eux encore d’autres de ces moments où surgit l’expression d’une détresse, c’est-à-dire d’un espoir.

Et de quoi alors est-il question ? Le grand air d’Anna, « Non mi dir », parle d’honneur mais surtout de pitié, et même de la pitié du ciel: « forse un giorno il cielo ancora/Sentira pietà di me ».

Le grand air d’Elvire, « Mi tradi », parle de vengeance, mais aussi de pitié, et même de pitié pour le séducteur – humaine compassion, donc. L’air d’Ottavio, Dalla sua Pace, parle d’amour vrai et durable.

Ces trois-là sont les trois victimes, les trois dupés, et passent bien souvent pour les trois naïfs, posture qui n’est pas réservée seulement au benêt Masetto. Dans le processus même de création, c’est à eux que Mozart est revenu, écrivant un autre air pour Ottavio, et un air pour Elvire, quand les trois airs de Don Giovanni cumulent à peine six minutes, et n’atteignent jamais à ce degré d’élaboration suprême qui s’entend dans les airs des trois personnages cités.

Si l’on ajoute à cela les deux airs de Zerline où s’entend toute la tendresse du monde, avec ce qu’il y faut de vitalité simple, ce que nous dit Mozart est on ne peut plus clair, on ne peut plus transparent : la rédemption vient des victimes. Aux offensés seuls est donnée la grâce.

Ce qu’il nous dit par surcroît se lit dans la pure splendeur de ces airs, dans leur manière infiniment délicate de faire naître l’émotion, dans cet emploi élégiaque de la vocalise à l’italienne. Face à tant de noirceur, la beauté seule sauve.
Ce que le Néant de Don Giovanni met au jour et sublime, c’est cette irréductible dignité. Là s’entend la voix véritable de Mozart, là se révèle ce qu’une fois de plus il voulait mettre tout son génie à inlassablement célébrer : la détresse, la solitude des femmes, et leur beauté.

Sylvain Fort
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