Maurice Ravel
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
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L'Enfant et les Sortilèges
Argument

par Jean-Christophe Henry



L'Enfant et les Sortilèges

Argument

N.B. : Le livret de Colette peut facilement être résumé en quelques lignes, mais il serait dommage de se priver des nombreuses didascalies et indications de décor dont le poète et le compositeur ont émaillé la partition. Nous avons donc opté pour une large reprise de ces indications dans cet argument.

Une pièce à la campagne (plafond très bas), donnant sur un jardin. Une maison normande, ancienne, ou mieux : démodée ; de grands fauteuils, houssés ; une haute horloge en bois à cadran fleuri. Une tenture à petits personnages "bergerie". Une cage ronde à écureuil, pendue près de la fenêtre. Grande cheminée à hotte, un reste de feu paisible, une bouilloire qui ronronne. Le Chat aussi. C'est l'après-midi. L'Enfant, six ou sept ans, est assis devant un devoir commencé. Il est en pleine crise de paresse, il mord son porte-plume, se gratte la tête et chantonne à demi-voix. 

La porte s'ouvre. Entre Maman (ou plutôt ce qu'en laissent voir le plafond très bas et l'échelle de tout le décor où tous les objets assument des dimensions exagérées, pour rendre frappante la petitesse de l'Enfant) c'est à dire une jupe, le bas d'un tablier de soie, la chaîne d'acier où pend une paire de ciseaux, et une main. Cette main se lève, interroge de l'index : "Bébé a été sage ? Il a fini sa page ?" L'Enfant ne répond rien et se laisse glisser, boudeur, en bas de sa chaise. La robe s'avance sur la scène, une main tendue au-dessus du cahier. L'autre main, plus haute, soutient un plateau portant la théière et la tasse du goûter. "Oh ! Tu n'as rien fait. Tu as éclaboussé d'encre le tapis ! Regrettes-tu ta paresse ? Promettez-moi, bébé de travailler ? Voulez-vous me demander pardon ?" Pour toute réponse, Bébé lève la tête vers maman et tire la langue. La jupe recule un peu. La seconde main dépose sur la table le plateau du goûter. Maman punit l'Enfant en le consignant dans sa chambre jusqu'au dîner. La porte s'ouvre, la robe s'en va. L'Enfant, resté seul, est pris d'une frénésie de perversité. Il trépigne et crie à pleins poumons vers la porte : "Ca m'est égal ! Justement j'ai pas faim ! Justement j'aime beaucoup mieux rester tout seul ! Je n'aime personne ! Je suis très méchant !".

Il balaie d'un revers de la main la théière et la tasse, qui se cassent en mille morceaux, puis il grimpe sur la fenêtre, ouvre la cage de l'Ecureuil et veut piquer la petite bête avec sa plume de fer. L'Ecureuil, blessé, crie et s'enfuit par l'imposte ouverte de la croisée. L'Enfant saute à bas de la fenêtre et tire la queue du chat, qui jure et se cache sous un fauteuil. Il brandit le tisonnier, fourgonne le Feu, y renverse la bouilloire : flot de cendres et de fumée. Il se sert du tisonnier comme d'une épée pour attaquer les petits personnages de la tenture qu'il lacère : de grands lambeaux de tenture se détachent du mur et pendent. Il ouvre la boite de la grande horloge, se pend au balancier de cuivre qui lui reste entre les mains, puis, avisant sur la table les cahiers et les livres, il les met en pièces an riant aux éclats et en criant : "Plus de leçon ! Plus de devoir ! Je suis libre ! Méchant et libre !".

Saoul de dévastation, il va tomber, essoufflé, entre les bras d'un grand fauteuil couvert d'une housse à fleurs. Mais, ô surprise ! les bras du fauteuil s'écartent, le siège se dérobe, et le Fauteuil, clopinant lourdement comme un énorme crapaud, s'éloigne. Ayant fait trois pas en arrière, le Fauteuil revient, lourd et goguenard, et s'en va saluer une petite bergère Louis XV, qu'il emmène avec lui pour une danse compassée et grotesque. Les deux valseurs, puis le reste du mobilier de la chambre repoussent l'Enfant en lui prédisant une vie sans le repos qu'ils lui prodiguaient. Immobile de stupeur, l'Enfant, adossé au mur, écoute et regarde. Soudain, sur deux pieds qui dépassent sous sa chemise de bois, l'Horloge avance. Elle a une ronde petite figure rose à la place de son cadran et deux bras courts gesticulant. Elle se lamente sur son sort et évoque les douces heures qu'elle a ponctuées jusqu'ici, puis, sonnant lamentablement, elle traverse la scène, s'en va à l'autre bout de la pièce, face au mur, et redevient immobile.

On entend deux voix nasillardes au ras du sol. La Théière (Wegwood noir) et la Tasse (Chinoise) s'animent et se lancent à tour de rôle puis ensemble dans une danse (un fox-trot plein de punch pour la Théière et danse asiatique pour la Tasse), menaçante et langoureuse, avant de disparaître.

Le soleil a baissé. Ses rayons horizontaux deviennent rouges. L'Enfant frissonne de peur et de solitude ; il se rapproche du Feu, qui lui crache au visage une fusée étincelante. Bondissant hors de la cheminée, mince, pailleté, éblouissant, il fustige l'Enfant : "Je réchauffe les bons, mais je brûle les méchants !". Il s'élance et poursuit d'abord l'Enfant qui s'abrite derrière les meubles. Derrière le Feu naît, sous ses pas, la Cendre. Elle est grise, onduleuse, muette et le Feu ne la voit pas d'abord. Puis l'ayant vue, il joue avec elle. La Cendre joue avec lui et tente sous ses longs voiles gris de le maîtriser. Il rit, s'échappe et danse. Le jeu continue jusqu'au moment où, las de lutter, le Feu se laisse éteindre. Il tente un dernier sursaut pour se libérer, brille encore un instant puis s'endort, roulé dans les longs bras et les voiles de la Cendre. Au moment où il cesse de briller, l'ombre envahit la chambre, le crépuscule est venu, il étoile déjà les vitres et la couleur du ciel présagent le lever de la pleine lune. L'Enfant appelle à mi-voix : "J'ai peur...". Des rires menus lui répondent. Il cherche et voit se soulever les lambeaux déchirés de la tenture. Tout un cortège de petits personnages peints sur le papier s'avance, un peu ridicules et très touchants. Il y a la Pastoure, le Pâtre, les moutons, le chien, la chèvre, etc. Une musique naïve de pipeaux et de tambourins les accompagnent. Ballet des petits personnages qui expriment, en dansant, le chagrin de ne pouvoir plus se joindre. Ils s'en vont et avec eux la musique de cornemuse et de tambourin.

L'Enfant s'est laissé glisser de tout son long à terre, la figure sur ses bras croisés, il pleure. Il est couché sur les feuillets lacérés des livres. Ces grands feuillets, sur lesquels il est étendu, se soulèvent comme une dalle pour laisser passer d'abord une main langoureuse, puis une chevelure d'or, puis toute une Princesse adorable de conte de Fées, qui semble à peine éveillée, et étire ses bras chargés de joyaux. L'Enfant reconnaît l'héroïne du conte que Maman lui a lu la veille. Tendrement, elle lui rappelle l'éphémère histoire d'amour qui les a unis dans ses rêves, la nuit passée. L'Enfant tente de l'enlacer mais le sol bouge au-dessous d'elle. Elle appelle à l'aide, l'enfant la retient en vain par sa chevelure d'or, par ses voiles, par ses longues mains blanches, mais une force invisible aspire la Princesse qui disparaît sous la terre.

L'Enfant seul et désolé, à mi-voix, chante son amour disparu. Il se penche et cherche parmi les feuillets épars la fin du conte de Fées, mais en vain. "Rien, tous ceux-ci sont des livres arides, d'amères et sèches leçons." Il les pousse du pied, mais de petites voix aigres sortent d'entre les pages, qui se soulèvent et laissent voir les malicieuses et grimaçantes petites figures des chiffres. D'un grand album, plié en forme de toit, sort un petit vieillard bossu, crochu, barbu, vêtu de chiffres, coiffé d'un ?, ceinturé d'un mètre de couturière et armé d'une équerre. C'est l'Arithmétique, il tient un livre de bois qui claque en mesure, et il marche à tous petits pas dansés, en récitant des bribes de problèmes. Il aperçoit l'Enfant et se dirige vers lui de la plus malveillante manière. Il danse autour de l'Enfant en multipliant les passes maléfiques, rapidement rejoint par les chiffres soulevant les feuillets et piaillant de concert. Il entraîne l'Enfant dans une ronde folle en le soûlant de fausses tables d'addition et de multiplication, jusqu'à le laisser à terre, étourdi.

L'Enfant se relève péniblement sur son séant. La lune est levée, elle éclaire la pièce. Le Chat noir sort lentement de dessous le fauteuil. Il s'étire, bâille et fait sa toilette. L'Enfant ne le voit pas d'abord et s'étend, harassé, la tête sur un coussin de pieds. Le Chat roule une balle de laine. Il arrive auprès de l'Enfant et veut jouer avec la tête blonde comme avec une pelote. L'Enfant se relève à demi et voit le Chat : "C'est toi chat, que tu es grand est terrible, tu parles aussi, sans doute !". Le Chat fait signe que non, jure et se détourne de l'Enfant. Il joue avec sa pelote. La Chatte blanche paraît dans le jardin. Le Chat interrompt son jeu. S'engage entre les deux félins un long duo langoureux de plus en plus intense. Le Chat va rejoindre la Chatte. L'Enfant le suit peureusement, attiré par le jardin. Les parois de la chambre s'écartent, le plafond s'envole et l'Enfant se trouve, avec le Chat et la Chatte, transporté dans le jardin éclairé par la pleine lune et la lueur rose du couchant.

Des arbres, des fleurs, une toute petite mare verte, un gros tronc vêtu de lierre. Musique d'insectes, de rainettes, de crapauds, de rires de chouettes, de murmures de brise et de rossignols.

L'Enfant, ouvrant les bras, se réjouit de retrouver son jardin. Il s'appuie au gros tronc d'arbre qui soudain s'anime pour gémir en se plaignant de la blessure que l'Enfant a faite à son flanc avec un couteau. Tous les autres arbres du jardin reprennent cette plainte en choeur. L'Enfant apitoyé, appuie sa joue contre l'écorce du gros Arbre.

Une Libellule passe, grésillante et disparaît. Elle repasse encore. D'autres la suivent. Un Sphinx du laurier rose l'imite. D'autres Sphinx, d'autres Libellules. L'une d'elles demande à l'Enfant de lui rendre sa compagne alors que l'on entend un Rossignol chanter au loin avec les autres animaux du jardin. L'Enfant fini par avouer : il a épinglé la Libellule contre le mur de sa chambre.

La Chauve-souris harcèle à son tour l'Enfant en lui rappelant sa compagne qu'il a tuée avec un bâton, puis laisse l'Enfant seul dans le silence de la nuit.

Au-dessous, une petite Rainette émerge de la mare, s'appuie des deux mains au bord. Une autre fait de même, puis une autre, et la mare se trouve couronnée de Rainettes, bien serrées les une contre les autres. Elles sortent, et se mettent à jouer à la manière des Rainettes. Elles dansent.

L'une d'elles s'appuie de la main au genou de l'Enfant. L'Ecureuil, à la fourche de deux branches basses et toussant à la manière des Écureuils, prévient sèchement la Rainette des risques qu'elle prend à trop s'approcher de l'Enfant : "Sauve-toi, sotte ! Et la cage ! La cage !". Celle-ci s'éloigne, incrédule, en évoquant le chiffon rouge que l'Enfant utilise pour l'attraper. L'Enfant tente de se justifier auprès de l'Ecureuil : "La cage, c'était pour mieux voir ta prestesse, tes quatre petites mains, tes beaux yeux...". Celui-ci lui montre le jardin et ses congénères bondissant : en l'enfermant, c'est cette liberté qu'il lui a volée. Pendant qu'il parle, le jardin se peuple d'écureuils bondissant. Leurs jeux, leurs caresses, suspendus en l'air, n'inquiètent pas ceux des rainettes, au-dessous. Un couple de Libellules, enlacé, se disjoint, s'accole. Un groupe de Sphinx du laurier-rose les imite. D'autres groupes se nouent, se défont. Le jardin, palpitant d'ailes, rutilant d'Écureuils, est un paradis de tendresse et de joie animale. Le Chat noir et la Chatte blanche paraissent au faîte du mur. Le Chat lèche amicalement les oreilles de la Chatte, joue avec elle. Ils s'éloignent, l'un suivant l'autre, sur le faîte étroit du mur. Resté seul, oublié par les animaux, l'Enfant, inquiet, malgré lui, appelle à mi-Voix : "Maman". 

A ce cri, toutes les Bêtes se dressent, se séparent, les unes fuient, les autres accourent, menaçantes, mêlent leurs voix à celles des arbres. Après quelques hésitations, toutes les bêtes fondent à la fois sur l'Enfant, le cernent, le poussent, le tirent. C'est une frénésie qui devient lutte, car chaque bête veut être seule à châtier l'Enfant ; elles commencent à s'entredéchirer. L'Enfant pris, délivré, repris, passe de pattes en pattes. Au plus fort de la lutte, il est projeté dans un coin de la scène et les bêtes l'oublient, dans leur ivresse de combattre. Presque en même temps, un petit Écureuil, blessé, vient choir auprès de l'Enfant avec un cri aigu. Les Bêtes, honteuses, s'immobilisent, se séparent, entourent de loin l'Écureuil qu'elles ont meurtri...

Arrachant un ruban de son cou, l'Enfant lie la patte blessée de l'Écureuil, puis retombe sans force. Profond silence parmi les Bêtes : "Il a pansé la plaie...". Honteuses, elles se rapprochent et entourent l'Enfant, gisant. Les Ecureuils se suspendent aux branches au-dessus de lui, les Libellules l'éventent de leurs ailes : "Il se tait, va-t-il mourir ?". L'une des bêtes, en désignant la maison : "C'est là qu'est le secours ! Ramenons-le au nid ! Il faut que l'on entende, là-bas, le mot qu'il a crié tout à l'heure... Essayons de crier le mot...". Les Bêtes, toutes ensembles, soulèvent l'Enfant inerte et pâle et l'emportent, pas à pas, vers la maison en essayant de dire : "Maman". L'Enfant ouvre les yeux, essaie de se tenir debout. De la patte, de l'aile, de la tête, des reins, les Bêtes le soutiennent encore... Une lumière paraît aux vitres, dans la maison. Les Bêtes chantent, comme un adieu : "Il est bon, l'Enfant, il est sage..." En même temps la lune, dévoilée, l'aube, rose et d'or, inondent le jardin d'une clarté pure. Les Bêtes, une à une, retirent à l'Enfant leur aide qui devient inutile, défont harmonieusement, à regret, leur groupe serré contre l'Enfant, mais elles l'escortent d'un peu plus loin, le fêtant de battements d'ailes, de culbutes de joie, puis limitant à l'ombre des arbres leur bienveillant cortège, laissent l'Enfant seul, droit, lumineux et blond dans un halo de lune et d'aube et tendant ses bras vers celle que les Bêtes ont appelée : "Maman".
 

Jean-Christophe Henry

Analyse
Discographie par Jean-Christophe Henry
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