L’art lyrique contemporain est novateur et attentif au public, sans toutefois délaisser la tradition. Telle est la conclusion du livre le plus récent, Regards vers l’opéra au seuil du XXIe siècle, de Giordano Ferrari, tout juste paru aux éditions Hermann, qui aborde ce genre à travers sept œuvres plus ou moins emblématiques. Ferrari, professeur de musicologie à l’Université Paris 8 et auteur de nombreux ouvrages consacrés au théâtre musical et à l’opéra de nos jours, est un expert de ce domaine. Le choix d’œuvres que présente son essai est à la fois personnel et pertinent. Vouloir comparer différentes pages de l’opéra contemporain implique nécessairement un survol du répertoire. Ferrari étudie un corpus qui comprend aussi bien quelques vedettes internationales que des compositeurs moins connus : Roméo et Juliette (1989) de Pascal Dusapin, Trois Sœurs (1998) de Péter Eötvös, Medea (2002) d’Adriano Guarnieri, An Index of Metals (2003) de Fausto Romitelli, Lost Highway (2003) d’Olga Neuwirth, Zajal (2010) de Zad Moultaka, et Re Orso (2012) de Marco Stroppa. Certains d’entre eux – par exemple Dusapin ou Eötvös – ont contribué à forger l’image de la musique lyrique d’aujourd’hui. Sans nécessairement faire école, ils représentent en eux-mêmes un pan reconnu de cet art.
L’idée de départ n’étant pas de faire un état des lieux ou de poser une énième fois la question de la viabilité, de la raison d’être sociétale ou de la légitimité de l’opéra, l’auteur a choisit un ensemble de compositeurs qui émergent à partir de la fin des années 1980, lorsque ce débat prend une autre tournure, les querelles idéologiques de l’après-guerre s’étant éteintes. Celles-ci restent pourtant présentes d’une manière sous-jacente, car les Regards s’articulent sur deux axes : du « drame histoire » à ses « vestiges ». Ainsi, Ferrari reprend en creux un des éléments du débat post-guerre, qui est l’affirmation ou bien l’abolition de la linéarité du discours musical, qui se double parfois d’une réflexion sur la proximité avec un modèle littéraire.
Par le biais des différents Regards, l’auteur évoque un certain nombre d’enjeux principaux du genre de l’opéra, concernant tantôt la technique, tantôt des aspects dramaturgiques plus inattendus. Ce faisant, le texte met en valeur les différences et similarités entre les œuvres. Si Eötvös suspend le temps et se concentre sur l’expression vocale de l’intérieur des personnages, Stroppa mène une réflexion quasi historique sur le potentiel de l’opéra actuel à travers un texte d’Arrigo Boito, compositeur et librettiste de Verdi. Neuwirth s’intéresse à une redéfinition du lien entre son et image, une dramatisation de la musique calquée sur The Lost Highway de David Lynch, tandis que Dusapin fait fi de l’espace visible et mise davantage sur l’espace sonore. Cette tendance se confirmera d’ailleurs plus tard dans ce que le compositeur appelle « opératorio ». Guarnieri, Romitelli et Moultaka sont unis par une approche qui dépasse plus franchement le cadre habituel du genre. Medea adopte une démarche véritablement intermédia, An Index of Metals montre un aspect immersif résolument tourné vers le public (la suppression du quatrième mur étant un enjeu du théâtre contemporain), et Zajal réalise un croisement de l’opéra et d’une bataille poétique traditionnelle du Moyen-Orient, qui porte ce nom.
En guise de conclusion, Ferrari esquisse entre autres une esthétique générale des opéras auxquels il s’est intéressé. Il constate que, malgré l’hétérogénéite des types d’écriture mis en œuvre aujourd’hui, les résultats individuels tendent vers une grande cohérence, loin d’un prétendu collage postmoderne. Les compositeurs en question ne penchent ni pour une fausse nostalgie, ni pour une attitude scientifique envers l’histoire de l’opéra. De même, le public visé a changé : il est à la fois « actif » et critique, intégré et réceptif à l’idée de l’Œuvre ouverte.
Une lecture des plus agréables qui s’adresse à la fois aux experts – qui apprécieront la remise en contexte de plusieurs phénomènes de ce domaine de recherche – et à un public plus large, qui découvrira d’une manière synoptique une importante partie de la création lyrique contemporaine.