Les chiffres sont mirifiques, 1580 représentations pour La Mascotte entre sa création (1880) et 1890, 816 d’affilée pour Miss Helyett (1890), 500 pour Le Grand Mogol (1884)… Edmond Audran fut l’un des rois de l’opérette post-Offenbach et post-Lecocq. De concert avec Louis Varney (Les Mousquetaires au Couvent, qui coiffent au poteau La Mascotte toutes reprises confondues) ou Robert Planquette (Les Cloches de Corneville), mais aussi avec les bien oubliés Lacôme, Serpette, Roger, Vasseur….
Il faut aussi nommer Hervé, dont Dominique Guesquière brossait la biographie récemment. L’ouvrage érudit de Bernard Crétel, édité lui aussi avec un soin quasi luxueux par les éditions Delatour France (avec le soutien du Palazzetto Bru Zane) a le mérite de ramener à la lumière un univers théâtral disparu (les Bouffes-Parisiens, les Menus-Plaisirs, la Gaîté, les Folies-Dramatiques, les Nouveautés, les Variétés), et une société éteinte elle aussi (une petite bourgeoisie friande de spectacles légers, amusants, surprenants mais pas trop, surtout convenables, ménageant l’innocence des jeunes filles à marier).

« Audran est un petit maigriot, trottinant, malade imaginaire », écrit cette peste de Willy. Un corps de jockey, un visage passe-partout, une force de travail inépuisable, une vie familiale impeccablement ennuyeuse, un métier sûr et surtout un imaginaire en accord avec celui de son public, à quoi s’ajoute une génération d’interprètes maîtrisant les canons et les conventions du genre, voilà de quoi produire des succès comme les cerisiers produisent des cerises.
Un enfant de la balle
Bernard Crétel, qui dirigea la revue « Opérette » et s’occupe aujourd’hui du webmagazine « Théâtre Musical-Opérette » a vraisemblablement passé de nombreuses années à collationner scrupuleusement les livrets des opérettes d’Audran (dont la lecture des résumés n’est pas toujours enchanteresse) et d’innombrables articles de petits journaux.
Et à reconstituer le parcours d’un homme né dans le sérail. Son père, Marius Audran, avait été glorieux avant lui : alors que, jeune maçon, il chantait à pleine voix sur un échafaudage, il fut remarqué par des voisins (une légende familiale dit que ce fut Cherubini qui passait par là) et encouragé à poursuivre dans cette voix. De là une carrière qui, via le Grand Théâtre de Marseille, ceux de Bordeaux et Lyon, le mènera à être dix ans durant le premier ténor de l’Opéra-Comique. Styliste « au chant gracieux et élégant », il eut pour chevaux de bataille Fra Diavolo, La Dame blanche, Si j’étais roi, Martha ou Zampa.

C’est ce père qui confia son fils Edmond, non pas au Conservatoire, qu’il considérait « conduire à l’industrie », mais à l’École Niedermayer, austère institution décidée à restaurer la musique religieuse en se fondant sur le grégorien et l’esprit de Palestrina. Et c’est ainsi que le futur compositeur d’opérettes, commença en composant un Ave Verum et même une Messe pour soli, chœur et orchestre, qui donnée à Saint-Eustache fut saluée par Arthur Pougin, le critique du Soir, soutien constant de la jeune école française.
Vapeurs d’encens
Curieusement donc, les débuts d’Audran, comme ceux d’Hervé, se déploient dans les alentours des sacristies… Un oratorio, La Sulamite, inspiré du Cantique des cantiques, et dont Le Ménestrel aima « les chants d’amour, les romances et le duo des deux amants » fut le point de passage vers le répertoire léger. Sur un livret de Chivot et Duru, deux chevronnés, il écrivit Le Grand Mogol, joli succès au Gymnase de Marseille et décida de tenter Paris. Il avait déjà trente-neuf ans, une famille, il loua une chambre de bonne à Paris.
Ce sont Les Noces d’Olivette, qu’il parvint à faire accepter aux Bouffes-Parisiens, qui enfin attirèrent l’attention sur lui. « Musique aimable et gaie », écrivit un critique inaugurant une gamme d’épithètes qui allaient le suivre toute sa carrière : grâce, distinction, esprit, mélodies fines et originales, orchestration savante, harmonieuse, une « grâce pimpante où se mêle une teinte de poésie délicate », « le charme, cette qualité indéfinissable qui supplée à toutes les autres », dit l’un, mais « ni la folle verve d’Offenbach, ni la douce distinction de Lecocq, c’est de la musique facile et gaie, à la bonne franquette, une mousse légère qui chatouille gentiment le palais et dont les fumées ont tôt fait de se dissiper… » écrit l’autre…

Soudain le succès, mais comment le renouveler
Quoi qu’il en soit, La Mascotte le sortit définitivement de l’anonymat et de la précarité financière. C’est l’histoire d’une accorte gardeuse de dindons dotée d’un pouvoir de porte-bonheur, mais qui ne peut le conserver que si elle reste pure (la virginité revient dans plusieurs des livrets d’Audran), or cette Bettina vit une idylle avec le berger PIppo (d’où le duo des moutons et des dindons). Un grand-duc va s’emparer d’elle, en faire la Comtesse de Panada et essayer (en vain) de contrarier leurs amours.
Beaucoup de rythmes de valses, des galops, des polkas, toutes mélodies qu’un Olivier Metra adaptera pour les bals (il deviendra coutumier du fait), mais surtout autour de la jeune divette Marie Montbazon, faite pour l’opérette (elle chantera plus de 800 fois ce rôle), Louis Morlet, baryton délicat en Pippo, Pierre Hitteman en grand-duc (il venait de triompher en Bridaine des Mousquetaires) et le ténor léger Charles Lamy en Fritellini. Une création brillante aux Bouffes-Parisiens, une reprise plus fastueuse à la Gaîté, sans compter des reprises en province, en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Amérique, en Allemagne, Audran ne retrouvera plus un tel succès.

Une génération d’interprètes ad hoc
Fortune faite, il peut d’installer dans un petit hôtel particulier, rue Guillaume-Tell (17e arrt) où, infatigablement, chaque année ou presque, naît un nouvel opus, réussi ou moins.
Miss Helyett est de la première catégorie. Le personnage principal a autant de chance que Bettina : il est créé par Biana Duhamel qui le chantera, elle aussi, huit cents fois. Citons Félicien Champsaur dans le supplément illustré du Journal (22 mars 1893) : « C’est une tentatrice délicieusement menue, une séductrice montmartroise, un frais trottin… Oh ! Les mains enjôleuses ! Oh ! Les mignonnes mains, les friponnes mains, implorantes, si câlines ! Oh ! Le jeu de l’éventail…. »
No comment.
L’intrigue est d’époque aussi : cette fille de pasteur quaker en villégiature à Bagnères manque de peu se rompre le cou lors d’une promenade en montagne, elle est retenue par la main d’un inconnu, mais, un buisson ayant déchiré sa robe, l’inconnu voit « ce que seul un mari doit voir » (sic), elle raconte tout à son père qui exige que l’inconnu soit retrouvé et épousé. Ajoutez à cela un amoureux sincère mais transi (le baryton Albert Piccaluga), un toréador gascon, un armurier de Chicago et une Espagnole extravagante et agitez le tout.

Grâce au livret de Maxime Boucheron, et aux musiques gentilles d’Audran, les Bouffes tiendront là un nouveau succès inusable : « Rien de plus fin, rien de plus amusant et de moins choquant…. La mère pourra sans danger conduire sa fille voir Miss Helyett…. »
Car il en va des Bouffes comme de la salle Favart. Il s’agit de susciter des regards, peut-être des espérances, enfin des rencontres…
Pieux inventaires
Et Bernard Cretel de s’attarder (résumé du livret, éventuels exemples musicaux, production (pour ce que l’on peut en savoir), distributions, opinions des contemporains, anecdotes) et d’énumérer (liste non exhaustive) Gillette de Narbonne, La Cigale et la Fourmi, La Petite Fronde, La Fille à Cacolet, L’Œuf rouge, La Lune, L’Oncle Célestin, Article de Paris, Sainte Freya, Madame Suzette, Mon Prince ! L’Enlèvement de la Toledad, La Duchesse de Ferrare, La Reine des Reines, Monsieur Lohengrin, Les Sœurs Gaudichard… Toutes œuvres où se devine l’aspiration d’Audran à se hisser du monde bouffe à celui de l’opéra-comique, ce à quoi il ne parviendra pas.
Il mourra « bien fatigué », à soixante et un ans seulement, dans sa maison de campagne de Thierceville. Il ne saura pas l’échec posthume de Le Curé Vincent, « opéra-comique à spectacle », l’histoire d’un curé breton pendant les guerres de Vendée, qui ne sera donné que huit fois.

Tempi passati
Quelques reprises ici ou là (dont celle du Grand Mogol en janvier 2025 à l’Odéon de Marseille), des enregistrements de feu l’Orchestre lyrique de la RTF, avec des chanteurs ayant l’art et la manière (Liliane Berton, Michel Dens), voilà tout ce qui restait pour témoigner d’un moment de l’histoire du spectacle, né dans et d’un moment historique précis (la naissance de la Troisième République, l’apogée de la bourgeoisie) et n’ayant guère survécu à 1900.
Ensuite, c’est une autre histoire (Reynaldo Hahn, André Messager, Jacques Ibert, Maurice Yvain, Henri Christiné….)
Le bel ouvrage de Bernard Crétel a l’élégance de rendre hommage à un des oubliés de l’histoire de la musique. Il n’en manque pas. Mais ceux qui se vouèrent à la légèreté sont encore plus menacés que les autres…