Transposition talentueuse, dans l’univers de la bande dessinée, de l’unique opéra de Beethoven, ce Fidélio (avec un accent aigu) est le quatrième volume d’une entreprise séduisante et ambitieuse. Après Thaïs, Alcina et Norma, la collection « Si l’opéra m’était dessiné… », aux éditions Kifadassé (Belgique), s’enrichit d’un titre qui contribuera à rendre plus populaire en France une œuvre souvent réputée austère, chantée dans une langue (l’allemand) peu propice à une réception plus approfondie par le grand public (qui trop souvent n’en connaît que le nom). Il faut donc savoir gré aux auteurs de n’avoir pas cédé à la facilité du choix d’un opéra plus connu.
Comme dans les ouvrages précédents, Guy Delvaux se fait le librettiste de cet opéra de dessins, d’encre, de couleurs et de papier. Il tient la gageure de réduire le texte des dialogues et des airs tout en en conservant l’essentiel, dans un découpage doté d’un sens dramatique assuré, qui met en valeur les mots clefs et distingue, dans une traduction alerte et lyrique à la fois, les passages parlés des airs versifiés et rimés.
Grâce à un lettrage élégant et dynamique – tout en arabesques pour le chant, plus resserré et régulier pour les dialogues parlés –, et par une répartition originale et changeante du texte par rapport à l’image, le dessinateur Antonio Ferrara crée une impression de mobilité remarquable, qui entraîne le lecteur dans le mouvement de l’action tout au long des deux actes.
Peut-on parler de musicalité de la composition picturale ? Prenons l’exemple du début : le passage d’un plan large à un plan rapproché, tout en respectant fidèlement les didascalies du livret original, suggère la succession de l’Ouverture et du premier duo ; l’irruption des premiers phylactères signale le début du chant après la musique orchestrale ; le rythme des cases évoque ensuite les difficultés de communication entre Jaquino et Marcelline, tandis que, peu après, l’épanchement de l’air (n° 2) de Marcelline (« O wär ich schon mir dir vereint ») se confond avec les draps qu’elle étend au vent, non sans que divers éléments de l’arrière-plan ne contribuent à illustrer ses états d’âme et les intonations de son chant.
Les dessins à l’encre de Chine, rehaussés de superbes couleurs aquarellées, magnifient l’architecture de la prison comme les costumes des personnages, mettent en évidence l’expressivité des visages et l’intensité des affects, donnent à voir autant les mouvements et les postures des personnages que l’intimité de leur être. La variété des perspectives devient alors autant spatiale que psychologique.
C’est dans cette capacité à mobiliser diverses dimensions, divers modes d’expression, divers codes sémantiques et graphiques, que se réalise la transposition de l’opéra dans les deux dimensions de la page. Saluons ainsi la réussite de la représentation du quatuor du I (n° 3) réunissant sur une pleine page les quatre apartés, les deux pages illustrant le duo (n° 8) entre Pizarro et Rocco, la saisissante vision de Florestan au début de l’acte II et la scène formidable (au sens propre) de l’affrontement entre Pizarro et Léonore (quatuor, n° 14). Est-ce pour rendre cette dernière encore plus admirable que les auteurs lui font opposer ensuite à son agresseur une pierre au lieu du pistolet que prévoit le livret ? Quoi qu’il en soit, le but est atteint dans la mesure où la violence des contrastes suscite l’émotion. Dans un registre opposé, le chœur des prisonniers accédant à l’air libre (« O welche Lust », Finale, n° 10), l’un des sommets de l’opéra en dépit de sa brièveté, aurait pu faire l’objet d’un traitement plus éclatant. Mais le dénouement et l’apothéose conclusive sont traités avec un art consommé de la mise en espace.
À toutes ces qualités, ajoutons celle d’avoir su proposer une introduction qui traduit en images la liste des personnages. Les dessins au crayon, précédant la couleur de l’ouverture et de l’acte I, présentent en pleine page chacun des acteurs de ce drame, dotant les corps et les visages de qualités propres et d’affects visibles : la douleur et la détermination de Léonore contrainte de se travestir, la souffrance de Florestan dans les chaînes – dont le corps érotisé rappelle aussi qu’il est l’objet du désir de Léonore, moteur de l’action –, la rondeur de Rocco, la perversité de Pizarro dissimulée dans une élégance de façade, la maladresse, la jeunesse et la candeur de Jaquino et Marcelline, la prestance et l’autorité de Don Fernando.
Les auteurs ont nommé cet ouvrage « mélodrame graphique », original et astucieux pendant du « graphic novel » (roman graphique) : ce terme ouvert, qualifiant une transcription semblable de toute œuvre dramatique accompagnée de musique, est une belle promesse de titres à venir, que l’on espère nombreux et aussi réussis.
N. B. : Le prochain album annoncé sera consacré à Lakmé.