En cette année du centenaire de Dietrich Fischer-Dieskau, les enregistrements de lieder de Schubert ont abondé. Parmi eux, celui que nous offrent Kresimir Strazanac et sa partenaire, Doriana Tchakarova, mérite une attention particulière. Son premier abord déconcerte, tout autant que le Winterreise que nous offrait Jérôme Boutillier il y a un peu plus d’un an . En effet, à la différence de nos habitudes (1) les quatorze lieder sont réorganisés arbitrairement, sans que la cohérence du groupement des six sur des poèmes du même recueil de Heine soit conservée. Ainsi commence-t-on par le quatorzième (Die Taubenpost), sur un poème de Johann Gabriel Seidl. Il est vrai que sa présence dans le recueil est artificielle, puisque c’est l’ultime lied qu’écrivit Schubert, et que l’éditeur – Haslinger – voulant échapper au nombre 13 l’ajouta comme quatorzième. L’approche en est donc renouvelée, ne serait-ce que par cette organisation.
A l’écoute, la plupart de nos préventions tombent, car la progression dramatique, la profondeur et la noirceur désespérée, dosées avec art, donnent un relief nouveau au recueil. Le Steinway, très présent, n’a certes plus grand rapport aux instruments de Graf, mais Doriana Tchakarova confère à ces lieder une dimension insoupçonnée, une plénitude et des couleurs inaccoutumées. Quant à la voix du baryton-basse d’origine croate, trop rare en France, c’est un constant bonheur : couleurs, ductilité, soutien, articulation sont au service de la profonde intelligence du texte que Schubert illustre. L’exubérance du Taubenpost s’évanouit avec In der Ferne, qui repousse les limites du possible avec une intensité verbale et sonore presque insoutenable, et Aufenthalt nous entraîne dans ce parcours de plus en plus sinistre. Liebesbotschaft et Frühlingssehnsucht par leur lyrisme tendre rompront momentanément cette inexorable dérive. Am Meer (n°3 de ce nouvel ordre) désolé, précède la Kriegers Ahnung, d’une ironie amère. On n’énumérera pas tous les lieder, signalant simplement Ihr Bild (le portrait de la bien-aimée), immobile, glaçant, profondément douloureux, l’entrain fébrile de Abschied (a-t-il été mieux traduit ?), Die Stadt, où à l’inquiétude sourde succède une puissance effrayante, l’écrasant et tendu Atlas, douloureux. Enfin, le Doppelgänger, hagard, épuisé, interrogatif, dont le cri terrifiant marque l’aboutissement fantastique de l’errance.
Malgré les préventions, les interrogations qu’appelle cette présentation recomposée, c’est un moment particulièrement fort que cette écoute, qui restitue à la partition sa fraîcheur originelle, fût elle accablante.
En complément, une surprise. Frances Allitsen (1848-1912), compositrice britannique est tombée dans un profond oubli, malgré la cinquantaine de mélodies et pièces pour piano éditées de son vivant. Trois des huit lieder sur des poèmes de Heine (publiés en 1892), qui connurent le succès à leur création, nous sont offerts. Déjà mis en musique par Robert Franz (op.16 n°3), de la génération précédente, Der Fichtenbaum ne jure pas du voisinage de Schubert. Seit die Liebste war entfernt aurait pu séduire Schubert par son esprit et sa richesse, malgré sa brièveté (2). Après Brahms (le premier des 4 Lieder de l’op 96, de 1884), mais sans autre rapport que l’illustration d’un même texte, Der Tod, das ist die kühle Nacht, dont le dépouillement grave, l’étrangeté retiennent l’attention
(1) L’éditeur, à partir des manuscrits que lui vendit Ferdinand, le frère, un mois après la disparition de Franz, choisit sept poèmes de Rellstab, six de Heine, et un de Seidl. Les lieder sur des textes de Heine s’inscrivent dans le droit fil de Winterreise, et l’on peut regretter qu’ils soient dispersés et réordonnés. Die Stadt est ainsi séparé de Am Meer, qui apparaissait comme son prolongement. (2) En voici la traduction (qui ne figure pas dans la notice d’accompagnement) : Depuis que ma bien-aimée est partie, j'avais complètement oublié comment rire. Plusieurs misérables ont fait de mauvaises blagues, mais je ne pouvais pas rire. / Depuis que je l'ai perdue, j'ai aussi renoncé à pleurer ; mon cœur se brise presque de douleur, mais je ne peux pas pleurer.