Sisters, édité par le label NoMadMusic, est la version gravée au disque de récitals donnés en octobre 2022 à Avignon et à la Philharmonie de Paris. Delphine Haidan et Karine Deshayes, qu’on savait complices de longue date, s’y déclarent donc sœurs. Sans doute le souvenir de Maria Malibran (1808-1836) et de Pauline Viardot (1821-1910), les prodigieuses filles de Manuel García, n’y est pas pour rien : les deux sont présentes dans ce programme, qui embrasse volontiers leurs répertoires et les œuvres de ceux qui les ont fréquentées et admirées. On relèvera même, en clin d’œil, que c’est pour Pauline Viardot que Berlioz arrangea l’Orphée de Gluck et que Bellini a créé à Naples pour la Malibran une version des Puritains où le rôle d’Elvira est destiné à une mezzo, deux œuvres qu’on retrouve dans ce CD. Mais la sororité, ici, est plus féministe que biologique. En effet, le disque, à la suite du récital, fait la part belle aux compositions de Louise Bertin, de Clémence de Grandval et, bien sûr, de Viardot elle-même, en assumant de défendre des œuvres pour ainsi dire inouïes. On comprend donc les allures raisonnablement éclectiques de ce programme alliant le belcanto triomphant (Rossini, Bellini) et les derniers accents de la tragédie lyrique (Gluck, Berlioz), sans oublier les élans romantiques et folkloriques des œuvres retenues de Viardot, de Grandval et de Saint-Saëns.
Le tout constitue surtout une occasion supplémentaire pour deux grandes voix amies de notre paysage national de montrer l’étendue de leurs talents et de leur alchimie. Le répertoire comporte peu de duos de mezzos – un obstacle non négligeable, certes, mais limité pour ces deux voix qui se situent aux opposés de la tessiture moyenne, entre soprano et contralto. Delphine Haidan joue de la rondeur sombre de son timbre pour interpréter les rôles d’alto, mais affronte aussi une partie écrite pour soprano (Matilde dans Elisabetta, regina d’Inghilterra), tandis que Karine Deshayes se saisit des rôles de soprano que sont Semiramide, Elena et Elisabetta et chante la version Malibran d’Elvira. Signature de leur sororité, les deux chanteuses se partagent le rôle d’Orphée. Naviguant entre les limites extensibles des classifications vocales, les consœurs mezzos proposent un programme en deux parties, de l’amour heureux à l’amour tragique, le duo des Troyens constituant une bascule judicieuse, puisque Didon y est encore pleine d’espoir.
La splendide déclaration d’amour de La donna del lago ouvre le disque avec brio. On y trouve les qualités qui justifient cette collaboration : alliance somptueuse des timbres, agilité et art de l’ornementation, expressivité et complicité. L’ampleur sombre du velours sonore de Delphine Haidan s’y marie magnifiquement avec la vivacité lumineuse de la voix de Karine Deshayes, tantôt en demi-teintes dramatiques, tantôt en parfaite pyrotechnie belcantiste. On retrouve cela dans le duo d’amour incestueux « Giorno d’orrore » tiré de Semiramide, un peu moins dans le « Non bastan quelle lagrime » d’Elisabetta, regina d’Inghilterra, où Delphine Haidan semble un peu en retrait. Deux duos non rossiniens en outre : l’apparition de Didon avec sa sœur Anna chez Berlioz (beau duo, qui n’évite pas une certaine longueur, mais tout habité de drame contenu) et un charmant boléro de Saint-Saëns, qui joue parfaitement son rôle de conclusion enlevée et dansante.
Côté soliste, Karine Deshayes parvient encore à nous surprendre dans « Amour, viens rendre à mon âme » de Gluck. Ses coloratures parfaites et son art remarquable de la ligne trouvent un défi à leur taille dans la cadence a cappella, si longue qu’elle devient presque un air à part entière. Karine Deshayes est conduite aux extrêmes de son ambitus, d’une part dans l’aigu (une note extrapolée sur « les monstres du Tartare »), d’autre part dans un registre grave que la mezzo légère expose peu habituellement. Autant dire qu’on en prend pour ses oreilles, avec un immense plaisir. On ne saurait bien dire pourquoi, mais son Elvira nous convainc moins ; des aigus un peu hors de portée et considérablement aérés, une cabalette dont les fioritures sont moins dramatiquement charpentées que d’habitude expliquent peut-être cette légère réserve à l’écoute. Dans deux compositions de Viardot, Delphine Haidan emporte l’adhésion par la simplicité expressive de son chant qui laisse le premier rôle à son magnifique timbre riche et profond. En revanche, « J’ai perdu mon Eurydice » nous paraît un peu froid, sans doute aussi à cause de la direction.
À la tête de l’orchestre national Avignon-Provence, Debora Waldman se signale par une direction efficace et nette, mais manquant trop souvent d’expressivité et de phrasé. La battue semble mécanique, notamment chez Gluck. On comprend la volonté de le rattacher à une certaine tradition de la tragédie lyrique, mais cela se fait au détriment de l’émotion. L’ouverture d’Otello n’en est pas moins honnêtement défendue. On préfère toutefois entendre l’ouverture du Fausto de Louise Bertin, une pièce récemment exhumée, portée par un souffle épique parfaitement enthousiasmant. De même, on est très reconnaissant à la phalange avignonnaise de nous permettre d’entendre deux extraits du Mazeppa de Clémence de Grandval, notamment pour une danse ukrainienne tout en sautillements et folklore tournoyant.