Afin de pouvoir développer les fastes pharaoniques d’Aida à une époque où l’on ne pouvait imaginer s’en passer, des lieux scéniques de plein air ont été utilisés, notamment devant les Pyramides et dans plusieurs arènes et théâtres romains. Parmi ceux-ci, Vérone marque en 1913 un moment fondamental dans l’histoire des représentations de l’œuvre, en privilégiant son côté spectaculaire au détriment de l’intimiste.
Mais il y a eu bien d’autres lieux extérieurs à travers le monde qui ont accueilli Aida, et parmi ceux-ci le Sferisterio de Macerata occupe une place privilégiée. Cet espace sportif destiné au jeu de Pallone (jeu de balle), édifié par souscription publique et inauguré en 1829, est depuis devenu « polyvalent ». Susceptible de recevoir 3 000 spectateurs, il est fermé d’un côté par un ensemble de 104 loges couvertes disposées en arc de cercle sur deux étages, et de l’autre par un mur de 90 mètres de long sur 18 de haut garant d’une exceptionnelle acoustique permettant d’y donner des représentations d’opéra. Un festival lyrique y a été inauguré en 1921 avec Aida. Depuis, et malgré une interruption entre 1923 et 1967, une dizaine de productions différentes de l’opéra égyptien de Verdi y ont été représentées*.

La dernière de ces productions a été donnée en juillet-août 2021, lors de la 57e saison qui fêtait à la fois le centenaire du festival, et le cent-cinquantenaire de la création de l’œuvre au Caire. Un peu comme à Orange, la scène peu profonde et tout en largeur empêche l’installation de structures encombrantes. Le parti pris du décorateur Carles Berga a consisté à transposer l’action dans les années 1920, où archéologues et chercheurs de pétrole se disputent le désert. En ce qui concerne les premiers, le procédé est maintenant plutôt courant à l’opéra, comme on a pu le constater notamment avec l’Aida de La Fura dels Baus (Vérone 2013), ou le Mosè in Egitto (Bregenz 2017). Quant aux derricks, ils sont également souvent présents, notamment dans plusieurs productions de Giulio Cesare in Egitto de Haendel. Tout cela est un peu primaire et simpliste, et en l’occurrence est directement lié aux traces laissées dans notre imaginaire collectif par les aventures de Tintin au Pays de l’or noir et des Cigares du pharaon.
Ici, c’est bien sûr l’or noir qui gagne la bataille, et l’essentiel de l’action se déroule sur des dunes de sable et dans une raffinerie qui, grâce aux éclairages, arrive parfois à évoquer un temple antique. Les ennemis menacent de faire sauter l’installation, tandis qu’Aïda et Radamès meurent noyés dans une cuve de pétrole. Le pharaon est assimilable au roi Fouad Ier, et sa fille, habillée à la dernière mode occidentale Art déco, tout à fait digne de figurer dans Mort sur le Nil ou dans Miss Fisher enquête.
Au demeurant, tout cela fonctionne plutôt bien, et même si ça n’a plus grand-chose à voir avec les intentions et le livret original, on se laisse porter sans déplaisir par cette transposition qui reste néanmoins un peu anecdotique. La metteuse en scène argentine Valentina Carrasco, longtemps associée à La Fura dels Baus, et dont on a pu voir à Bastille le Nixon in China, a soigné aussi bien les ensembles que les attitudes et la gestuelle des protagonistes principaux. On note que nombre de choristes portent des masques de protection, rappelant que la pandémie de Covid-19 était alors encore très active.

La distribution regroupe des chanteurs plutôt aguerris à ces types d’emplois, mais pas toujours à ceux d’Aïda. Luciano Ganci (Radamès) a déjà abordé le rôle l’année précédente au Liceu. Sa voix, dont on avait regretté le caractère uniformément forte dans Adriana Lecouvreur à Liège en 2023, est bien adaptée au plein air, ce qui n’empêche pas de jolies nuances, surtout à partir du deuxième acte, et au dernier. Maria Teresa Leva (Aïda) montre déjà toutes les qualités vocales qui seront remarquées l’année suivante dans sa belle interprétation de Liù à Vérone. On regrette un peu que l’Aïda de sa metteuse en scène, au lieu d’être la suivante d’Amnéris, soit une fois de plus une servante qui essaie de satisfaire tous ses caprices. Mais la cantatrice construit néanmoins le personnage avec beaucoup d’intelligence, au point de le rendre très crédible. La ligne de chant est agréable, et elle donne de très beaux moments, notamment aux troisième et quatrième actes. Certainement une grande Aïda en devenir.
Marco Caria (Amonasro) interprète avec métier, et d’une solide voix de baryton, un personnage traditionnel de roi et de père. Reste l’Amnéris de Veronica Simeoni, qui est un peu le maillon faible de la production. Bien que chantant d’autres héroïnes verdiennes mezzo, elle n’a pas la couleur de voix adéquate, et celle-ci bouge dans les passages délicats, notamment au début du deuxième acte. Ses indéniables qualités plastiques et d’actrice ne peuvent faire oublier le fait qu’elle n’a pas vraiment les moyens vocaux du rôle. Et même si elle assure un personnage convaincant, elle manque vocalement d’ampleur, d’autorité et de véhémence. Les autres protagonistes sont bien dans la tradition, avec une mention spéciale pour la prêtresse prometteuse de Maritina Tampakopoulous, dont il conviendra de suivre la carrière. Une chorégraphie agréable à défaut d’être novatrice, et une direction précise et équilibrée quoiqu’aux cadences parfois un peu excessives de Francesco Lanzillotta, contribuent beaucoup à donner de l’assise à cette représentation nettement au-dessus de la moyenne, et dont la captation mérite donc de figurer dans les DVDthèques verdiennes.
* 1921, 1969, 1973, 1976, 1982, 1985, 1989, 2000, 2001, 2006, 2014, 2017 et 2021. Voir les passionnantes archives lyriques du festival : https://www.sferisterio.it/archivio-stagioni