L’opéra, c’est parfois si beau que l’on se prend à fermer les yeux pour mieux apprécier la magie de l’instant, si beau que, dans l’obscurité de la salle, on se laisse aller doucement dans les bras de Morphée, si beau ou si long c’est selon… La preuve par dix.
1. « Oblivion soave » (Monteverdi, L’incoronazione di Poppea – 1637)
C’était fatal : à peine créé en tant que genre, l’opéra se devait d’inclure une berceuse pour mieux illustrer les pouvoirs de la musique. Et même si cette invitation au sommeil est confiée par Monteverdi au personnage ridicule de la nourrice de Poppée, la vieille Arnalta, incarnée par un ténor travesti, comment résister à la voix qui nous convie ainsi à sombrer dans un bénéfique oubli ? [Laurent Bury]
2. « Mentre dormi » (Antonio Vivaldi, L’Olimpiade – 1734)
Peu de pages viennent faire barrage au flot mélodique de L’Olimpiade d’Antonio Vivaldi, Notées Andante et Allegro plus ou moins molto, les arias s’enchainent vives, agitées et enlevées tout au long d’une partition particulièrement torrentielle. Exception qui confirme la règle, le doux balancement de « Mentre dormi », air du sommeil s’il en est, invite à poser la tête sur un coussin orchestral soyeux et s’abandonner à ces rêves de bonheur qui sont dans le livret de Metastase, ceux du jeune prince crétois Licida. [Christophe Rizoud]
3. « Lieux funestes » (Jean-Philippe Rameau, Dardanus – 1744)
Lorsqu’il entreprend de réviser Dardanus, Jean-Philippe Rameau décide d’accentuer la dimension tragique de l’ouvrage, créé originellement en 1739. Le quatrième acte est notamment augmenté d’un monologue du héros éponyme, emprisonné et désespéré. Ces « lieux funestes où tout respire la honte et la douleur » sont prétextes à écriture d’un air, considéré à raison comme un des plus beaux jamais composées pour la voix de haute-contre. Chromatismes descendants et accords diminués déposent langoureusement un voile sombre sur cette vanité musicale qui, à l’occasion, peut tenir lieu de sublime berceuse. [Christophe Rizoud]
4. « Que les songes heureux » (Charles Gounod, Philémon et Baucis – 1860)
« Dormez » répète Jupiter à Philémon et Baucis après leur avoir promis qu’à leur réveil ils auront retrouvé la jeunesse. Et il faut toute la mâle beauté d’une voix de baryton sollicitée dans son registre le plus grave pour ne pas céder immédiatement à une telle injonction. [Christophe Rizoud]
5. « Oh, wunden-wundervoller heiliger Speer! » (Richard Wagner, Parsifal – 1882)
Dans Parsifal, celui qui monopolise les plus longues répliques, discourt, narre et rabache tandis que l’orchestre égrène inlassablement son chapelet de leitmotiv, c’est Gurnemanz le chevalier du Graal. A lui, les interminable monologues qui portent la durée de l’ouvrage à quatre grosses heures. Au premier acte de l’opéra, « Oh, wunden-wundervoller heiliger Speer! » en est un mais il y en a beaucoup d’autres. A lui aussi, la réplique mythique et abondamment commentée car considérée comme la clé de lecture d’un ouvrage sinon impénétrable, « ici le temps devient espace » (Zum Raum wird hier die Zeit). S’il est espace, ce temps-là n’en est pas moins long. [Christophe Rizoud]
6. Air du Saule et Ave Maria (Giuseppe Verdi, Otello – 1887)
Au dernier acte d’Otello, Verdi offre à Desdemona un long monologue d’un quart d’heure. A une époque où le Tranxène n’existait pas, la jeune femme, avant de se mettre au lit, tente de calmer ses angoisses en marmonnant une comptine apprise enfant, la chanson du saule – pleureur on suppose tant l’air s’étire interminablement en langueurs monotones et larmoyantes. Et lorsqu’on le croit achevé, une prière plaintive à la Vierge Marie prolonge encore l’état de torpeur dans lequel la scène à chaque fois nous plonge. Paradoxe inédit chez Verdi, réputé pour son efficacité dramatique : Desdemona cherche le sommeil et c’est nous qui nous endormons. [Christophe Rizoud]
7. Air du marchand indien (Rimski-Korsakov, Sadko – 1898)
Dans l’opéra féerique Sadko, la princesse Volkhova chante à son bien-aimé une délicieuse berceuse. Mais il y a plus assoupissant encore, avec les mélismes chromatiques du chant du marchand indien, transformé en scie commerciale par mille adaptations, pour toutes les voix et tous les instruments. Plutôt que par l’original en russe, laissez-vous envoûter par la version française, « Les diamants chez nous sont innombrables ». Susurré par Beniamino Gigli (et gratifié d’un aigu supplémentaire à la toute fin), cet air devient beau comme du Tino Rossi. [Laurent Bury]
8. « Le calme est entré dans mon cœur » (Magnard, Guercœur – 1901, créé en 1931)
Le héros de Guercœur, à qui il a été accordé de redescendre sur terre après son trépas, est écœuré par tout ce qu’il voit parmi les vivants et préfère remonter aux cieux. La partition d’Albéric Magnard a bien failli disparaître dans l’incendie de la maison du compositeur en 1914, et cette œuvre est encore plus rare sur les scènes que sa Bérénice. Est-ce parce que l’apaisement auquel accède enfin le chevalier risquerait d’entraîner les spectateurs vers le joli pays des rêves ? [Laurent Bury]
9. « I shall find for you » (Menotti, The Consul – 1950)
Avec leur néo-puccinisme terne, les opéras terriblement démodés de Menotti vous endorment ? Vous n’êtes pas le seul. Alors vous pensez si l’on doit somnoler, quand Menotti écrit une berceuse… Faites donc l’expérience avec celle qui figure dans Le Consul, où une grand-mère promet à son petit-fils de lui rapporter des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas, et toutes ces sortes de choses. [Laurent Bury]
10. Aria finale (Glass, Satyagraha – 1980)
Vous avez tenu vaillamment pendant plusieurs heures d’un opéra minimaliste en sanskrit non-surtitré. Vous espériez que de temps à autre, un Hojotoho ou un contre-mi bémol retentissant viendrait vous tirer de votre torpeur ? Erreur fatale. Maintenant, vous êtes presque à la fin de Satyagraha, il ne vous reste qu’une petite dizaine de minutes à résister, pendant lesquelles le ténor qui interprète le rôle de Gandhi répète une quarantaine de fois la même formule mélodique de huit notes. Dormira ? Dormira pas ? [Laurent Bury]