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La tortue de Des Esseintes

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Edito
12 mai 2014

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Il est un terme que l’opéra emploie plus que n’importe quel autre art : c’est le terme de « répertoire ». Ainsi, il y a le répertoire d’un chanteur : c’est l’ensemble des œuvres auxquelles sa voix semble le destiner. S’il se met à interpréter un opéra où manifestement son organe est inadéquat, on dira qu’il sort de son répertoire. Et c’est très mal, bouh ! Mais il est un autre répertoire pour l’artiste lyrique : c’est celui qui, faisant partie de son répertoire au premier sens, rassemble les œuvres qu’effectivement il chante un peu partout. Selon la voix et la diligence musicale dudit artiste, ce répertoire oscille entre cinq et cinquante œuvres, avec des pics à quatre-vingts ou cent pour les plus braves (on ne compte pas ici les lieder et l’oratorio, car ce n’est pas du jeu). Tous les opéras de ce répertoire-ci font partie de ce répertoire-là, mais sans l‘épuiser pour autant. Au sein de son répertoire, l’artiste curieux va chercher tout ce qui pourra enrichir son répertoire, et on le comprend.

Las, il se heurte souvent dans cette quête à un autre répertoire : celui des théâtres. Car il est des théâtres de saison et des théâtres de répertoire, même si un théâtre de saison est aussi un peu un théâtre de répertoire, et vice-versa. Bref, si une chanteuse s’avise que le rôle de Marpha dans « Dimitri » de Victorin Joncières fait partie de son répertoire (ce dont Nora Gubisch récemment s’avisa sous l’amicale pression d’Hervé Niquet, mais seulement au disque), elle apprend le rôle de Marpha et le fait savoir afin qu’un théâtre l’y engage. Las, aucun théâtre ne l’y engagera, puisque ce répertoire ne fait pas partie de son répertoire. Il convient donc aux artistes lyriques d’étendre leur répertoire dans les seules limites du répertoire des théâtres où ils espèrent faire entendre leur répertoire.

Or même les théâtres les plus audacieux partagent avec les théâtres les plus rétrogrades cette caractéristique : l’étroitesse de leur répertoire. Régulièrement les chanteurs font savoir leur souhait ardent de ne pas tourner dans les théâtres du monde entier (ou de l’Europe entière, ou de la Belgique entière, ou de Tournai et de sa périphérie) avec seulement quatre ou cinq rôles qu’ils usent jusqu’à la trame. C’est ce qu’a dit Jonas Kaufmann dans Classica récemment et Juan Diego Florez l’a dit aussi dans Opéra Magazine (se sont-ils concertés ?). C’est certes vrai. Mais lorsque la lecture des saisons d’opéra 2013-2014 affiche, à l’échelle mondiale, une trentaine d’opéras absolument récurrents, on ne peut pas dire que leur souhait soit entendu. On me dira que l’opéra baroque est venu revivifier ce répertoire. C’est vrai, mais ce fut aux dépens d’un autre répertoire, notamment de l’opéra-comique (que l’Opéra-Comique en France fera cette saison encore vaillamment revivre). Souvenez-vous que même la programmation de « Mireille » par Nicolas Joel le rangea immédiatement parmi les derniers des Mohicans.

A quelle règle obéit l’évolution du répertoire des théâtres ? Aujourd’hui, à celle de la commande publique (et plus rarement privée) qui nous permet d’entendre de la musique nouvelle (ce ne sera pas le cas cette saison à Paris, mais d’autres s’en chargent), ou bien à celle de la mode, ainsi Dominique Meyer a un peu assimilé le baroque à Vienne. Mais ne sont-ce pas là que marges ? Un, deux, maximum trois spectacles dans une même grande maison viennent compléter les sempiternels titres.

Que va-t-on alors chercher ? La relecture d’abord. Puisque le répertoire est gravé dans le marbre, il faut de sérieux loufiats pour raviver tout cela. Ce fut la mission que s’assigna Gérard Mortier, qui fit beaucoup moins pour la musique contemporaine que pour la résurrection à la mode contemporaine d’un répertoire peu muable. On va chercher aussi des voix nouvelles. Et les jeunes chanteurs de passer à la moulinette d’une comparaison toujours plus cruelle avec leurs glorieux prédécesseurs. Pardon, pardon, mais cela n’est plus soutenable. Il n’est plus pensable que l’opéra vive durablement sur ces bases frelatées. Gérard Mortier fut en quelque sorte le dernier capable de tenir à bout de bras le genre même de l’opéra en investissant un répertoire bigrement limité de toute la créativité possible, jusqu’à la violence faite aux œuvres. Bayreuth ne fait pas autrement. On connaît les limites de l’exercice.

Il est temps que la notion de répertoire pour les théâtres rejoigne celle de répertoire pour les chanteurs. Que l’ampleur des possibles et l’adéquation des moyens se substituent à un cahier des charges pensé par des administratifs et des agents artistiques paresseux. Que les efforts de quelques-uns (tiens, par exemple, Saint-Etienne) devienne le pain quotidien de tous. Même pour nous, les lyricophiles patentés, il n’est plus possible d’alimenter la passion de la seule perspective des prochaines prises de rôle de Monsieur Kaufmann ou de Madame Netrebko. Il nous faut, à nous aussi, une aventure musicale comparable à tout ce que les autres compartiments de l’art musical nous offre : le monde de la musique de chambre est un horizon rêvé. Tout le répertoire dont on fait l’ultima ratio fut hier œuvre émergente, prise dans le flux dense des créations, en un temps où la musique était sans cesse renouvelée, réinventée, jugée pour elle et non pour ce qu’elle rappelait de l’interprétation de tel ou tel trente ans avant. Pour un amateur d’opéra de 1860, trente ans avant, c’était l’antiquité, idem pour l’amateur de 1890, de 1920… mais en 1980, 2000, 2014, trente ans, c’est hier matin.

Vous souvenez-vous de la tortue de Des Esseintes ? C’était une gentille tortue, vive et fraîche. Des Esseintes s’avisa de la décorer. Il incrusta dans sa carapace mainte gemme précieuse. La tortue rutilante, sublime, se mit à valoir un prix astronomique. Mais ces gemmes l’alourdirent. Elle en fut étouffée. Elle en creva. L’opéra actuel est cette tortue. En serons-nous les Des Esseintes ?  

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