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Edito
2 avril 2014

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Régulièrement, je reçois des lettres enthousiastes de jeunes gens transportés par leur découverte de l’art lyrique. Alors que des croûtes de lait sont encore plaquées à leurs tempes – au moment où des fils d’argent, hélas, ornent les nôtres -, ils savent déjà tout des cent quatre-vingt sept enregistrements studio de « Don Giovanni », et seraient prêts à faire passer un mauvais quart d’heure à Renata Tebaldi par amour de Maria Callas, si la rivalité des deux vestales ne se résumait désormais à un concours de vers de terre encore imprégnés d’un peu de Chanel n°5.

Ces jeunes gens m’écrivent directement chez Forum Opéra. L’adresse des quartiers généraux, tenue secrète depuis qu’une célèbre chanteuse dévasta les thuyas du parc au volant de son Hummer lancé à pleine allure, leur est certainement vendue à prix d’or par des rédacteurs à la retraite. Le titre d’Excellence dont ils m’affublent me fait sourire (on dit : Maître, tout simplement). Pleins de passion, ils espèrent embrasser une carrière au sein du monde lyrique, malgré leur absence complète de talent musical. C’est touchant. Est-il des adolescents qui rêvent de faire carrière dans le ski sans avoir jamais descendu une piste bleue ? Peut-être. Après tout, Gérard Holtz n’a pas le permis de conduire.

Certains se montrent pragmatiques, et désirent fort entrer dans l’administration d’un théâtre. Nous ne les en dissuadons pas, mais leur recommandons de consacrer moins de temps à la musique, et davantage à frayer dans des soirées-débats mornes et vaines, la carte du parti ou du syndicat en poche, et d’y faire entendre leur voix grêle sur les grands thèmes transverses de la culture et de l’éducation des masses. D’autres souhaitent découvrir des talents et les porter au pinacle de la gloire. Nous les adressons alors au DRH de Carrefour, où ils apprendront plus sûrement que dans n’importe quel autre cadre les techniques de la promotion ménagère. D’autres enfin caressent comme seul rêve de guider le peuple des amateurs en signant de leur nom de définitives chroniques et de se faire craindre du tout-lyrique par des traits acides autant que vrais. Les propositions qui nous sont faites pour ajouter leur nom à la liste des rédacteurs de Forum Opéra feraient rougir de gêne le dernier satrape de Babylone. Il m’arrive alors de déléguer les entretiens de recrutement aux plus esseulés de nos cadres dirigeants.

Par exception, j’accède aux requêtes d’audience. J’aime entendre cette science jeune et imparfaite chercher son chemin dans le torrent d’une parole malhabile que dépare un timbre à peine mué. Les monomanes m’ennuient ; les affolés du belcanto me rebutent ; les dogmatiques m’effraient. Il en est aussi dont les goûts ressemblent à une aquarelle versicolore où tout n’est qu’équilibre et délicatesse : ils m’irritent. Tous présentent ce trait commun : un feu les dévore, allumé on ne sait comment ni pourquoi, et qui loin de s’éteindre s’amplifie. Propager la flamme, étendre la brûlure, voilà leur but. Ils veulent écrire, décrire, expliquer. Ils savent très bien qu’ aucun argent ne les rétribuera ; qu’aucune gloire ne les couronnera ; qu’au premier mot trop dur ou trop vrai, ils seront honnis des artistes, des directeurs, des agents et que Marthe Mercadier leur enverra des recommandés avec accusé de réception pour leur réclamer l’argent de ses loyers impayés et viendra se rouler la nuit sur leur paillasson en poussant des grognements lascifs; ils savent que leur combat est voué à l’arrière-garde et relève de la bizarrerie ; que le mépris et l’indifférence seront leur lot, nonobstant leur science. Cela ne les arrête pas.

C’est qu’ils ne savent pas tout. Ils ne se rendent pas compte que bientôt ils passeront, bon gré mal gré, de l’autre côté du miroir. Que les artistes deviendront comme des clients ; qu’ils sauront tout, par la rumeur, des malheurs des uns et des mauvais plaisirs des autres ; qu’ils seront conduits à contempler du haut de leur promontoire la gesticulation infinie de l’univers musical, dont souvent la musique semble n’être qu’un effet adventice, arraché aux luttes de pouvoir et aux querelles d’ego. Ils constateront que leur artiste favori, extrait de ses prestiges scéniques, est un aimable crétin, du reste pas toujours aimable. Que le metteur en scène raffiné dont ils admirent la vision débagoule dans un souffle à l’haleine imprécise les inanes vanités que lui dicte son orgueil incontinent. Que le directeur dont la programmation les enchante est un argentier mondain soucieux de sa seule manucure. Que l’attachée de presse dévouée préférerait, en secret, reprendre le restaurant familial plutôt que passer ses soirées dans le hall glacé de théâtres poussiéreux. Que les critiques, ses semblables, sont plus souvent qu’à leur tour affectés de dépression lente ou de névroses galopantes inscrites à même leur regard torve. Ils découvriront que le miracle de la musique se paie de mille mécanismes médiocres – et qu’ils deviendront l’un d’eux.

Alors ils envieront le novice. Ils jalouseront l’inexpert spectateur encore doué de larmes. Ils voudront retrouver la virginité fleurie qui jadis fut ensemencée par la force féconde et ivre du Son. Au moment même où ils se feront ces réflexions, ils entendront gratter à leur porte des jeunes gens pleins d’un élan qui les aura fui depuis longtemps. Mais, loin de leur céder cette place qui désormais les incommode, ils s’y carreront avec une autorité redoublée et tendront aux impétrants une babouche mitée ; et lorsque ceux-ci y déposeront leurs tendres lèvres, une brutale secousse d’épectase leur redonnera des raisons de pérorer pour quelques années encore.

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