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La solitude dans Cosi fan tutte (un inédit d’André Tubeuf)

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Nécrologie
1 août 2021
La solitude dans Cosi fan tutte (un inédit d’André Tubeuf)

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A peine de solo on le sait, dans Cosi : c’est par excellence l’opéra des ensembles, on a pu le  comparer à un sextuor vocal. Pour ses quatre jeunes héros toutefois, à chaque acte, un aria qui l’exprime, lui et lui seul. Quant à l’exprimer dans sa vérité vraie, c’est à voir ! A ce troisième stade de leur collaboration, Mozart et Da Ponte forment une équipe soudée, c’est à bon escient qu’ils avancent leurs pions. Leur premier acte, très classiquement, expose les situations qu’Alfonso manipulateur et maître d’œuvre complique à dessein. Mais ce ne sont que des situations. Comme telles, elles n’ont pas encore à nous dévoiler les caractères. Ce dévoilement est très précisément ce qu’Alfonso veut. Que chacun sache non pas qui il aime (lubie  de trop de régisseurs et exégètes, et sans doute facilité), mais qui il est. Après, qu’on aime et épouse qui on veut. Les partenaires originels dans Cosi ne sont ni mieux ni plus mal assortis que tant de couples dans la vie, seule l’épreuve va révéler par quels côtés ils se conviennent et par quels autres pas. L’épreuve fera crier un peu, -les sensibilités (voyez Ferrando), les vanités (voyez Guglielmo). On ne se connaît pas soi-même, on ne s’ouvre pas les yeux à moindre prix. Après, le plus dur est fait. Restez donc comme vous êtes, fiancés. La Rochefoucauld l’a dit, il n’y a pas de mariage délicieux. Mais vous verrez, il y en a de bons, comme affirmait le début de sa maxime, trop systématiquement omise. Cela ne dépend que de vous. Telle est la scuola dei amanti  où Alfonso dit professer (c’est textuel) ex cathedra. Et là le vrai sujet de Cosi, intitulé expressément moral. On machine une fable, et c’est pour en tirer la morale.

On aura beaucoup ri au I pas méchamment, et jamais des sentiments qui, même outrés, sont saints : des ridicules seulement. On est en pleine comédie de mœurs, chez le Molière des Femmes savantes ou mieux des Précieuses ridicules. Pour remplacer l’hôtel de Rambouillet et la Carte du Tendre, le Vésuve en fond de tableau : délicieuse métaphore d’un cœur qui brûle. Au bout du burlesque s’il doit y avoir larmes, grincements de dents, c’est qu’en fin de compte la réalité a raison, a le dernier mot, et la réalité fait mal. Ces fofolles et ces jouvenceaux sont très immédiatement charmants et sympathiques (ce que ne sont pas les Précieuses de Molière et les Femmes savantes), on n’a pas de mal à leur vouloir du bien. Mais on ne peut pas ne pas voir en même temps qu’ils vont faire leur malheur, à moins qu’un vrai ami ne leur ouvre les yeux à temps. Car ils sont ridicules, bourrés de tics, absurdement précieux et convenus, caricaturalement asservis à la mode (aujourd’hui on dirait : tendance ) : se rebaptisant en demi-dieux grecs ou romains, parlant les uns des autres comme de Pénélopes et de Ganymèdes. Ce n’est peut-être pas un hasard si Da Ponte  fait venir les donzelles de Ferrare, où sévissaient les Précieuses les plus renchéries, appelées Elevate. Elles se lisent dans les lignes de la main (et avec quelle naïveté de bas-bleu !), s’ébaubissent de voir agir la pietra mesmerica si à la mode, proclament que questo medico vale un Perù, -mieux que son pesant d’or. On ne ferait qu’en rire si les coeurs, la vérité des cœurs, n’était pas prisonnière de ce babil, contaminée par lui, et vouée à d’amers réveils quand on s’apercevra que dans la vie il n’y a  ni Pénélope ni Ganymède, et qu’il faut faire avec. Car les garçons (de la graine de militaires, bons pour l’opérette et le vaudeville, tels qu’ils sont partis), les donzelles (des babillardes, des romanesques), tous les quatre prétendent. Ils s’étourdissent de semblants, convenus et interchangeables,  vivent des airs qu’ils se donnent. Les filles ont joué leur scène d’adieux en toute bonne foi, mais en toute facticité, se posant en fiancées d’Iliade qui voient partir leurs beaux guerriers au bout du monde, et pour dix ans peut-être. A peine seules, dans seules elles entendent délaissées ; et dans délaissées abandonnées. Et de prendre la pose qui sied (et peu importe laquelle des deux la prend : elles ont même répertoire, mêmes identités d’emprunt). Dorabella adresse son Smanie implacabile aux Erinnyes en personne, ne craignant  pas de s’identifier à Didon, sainte patronne des abandonnées ; mais comme elle n’a pas vraiment le physique de l’emploi, un peu boulotte, un peu brunette, ses soupirs et sa vocalisation sont un peu décalés, ce que Mozart marque expressément : l’habit est un peu grand pour elle. Quand il s’agira de se poser devant les nouveaux prétendants tombés du ciel (et d’Albanie), c’est Fiordiligi qui le fait, elle aussi non sans avoir d’abord consulté son alter ego : car en toute occasion l’une donne à l’autre l’incipit, comme Oriane de Guermantes le fait chez Proust pour faire briller son mari Basin, moins prompt à la repartie. Sorella, cosa dici ? Decidi tu, sorella ! Sorella, che facciamo ? L’une parle à travers la bouche de l’autre, avec ce minimum de différence en timbre et tessiture que la nature met en chacun, chacun travaillant du reste à le gommer afin d’être tel qu’on l’attend et qu’il se veut, -au goût du jour, pareil aux autres, interchangeable. Et la voilà qui s’embarque dans son grand air de défi héroïque, elle aussi un peu sur la pointe des pieds (c’est bien rare si elle ne se les prend pas dans  les triolets graves de la fin de son air, à peine chantables à vrai dire : elle est plus brave qu’elle n’est forte. Elle prétend). L’emploi qu’elle choisit? Angélique ou, mieux, le rocher où Angélique est enchaînée, qui défie les vents et les flots. En croyant s’exprimer et se montrer, ces demoiselles ne font que se cacher, s’oublier, perdues dans des tenues  seria et des airs de bravoure au-dessus de leur pointure. C’est assez prouver qu’elles n’ont pas la moindre idée de ce qui serait dans la vraie épreuve qu’est la vie leur ressource propre, leur caractère. Le II, c’est-à-dire l’épreuve, va nous le révéler. Pour l’heure, de ces jeunes gens nous ne connaissons que les manières. Eux-mêmes n’en savent pas plus.

Au II nous saurons, parce que l’épreuve est en cours. Mais quelle épreuve ? L’intrigue ostensible de Cosi, la manipulation d’Alfonso consiste, on le sait, à faire tenter la chacune de l’un par le chacun de l’autre déguisé. Ainsi sera démontrée, sujet apparent de Cosi,  la tentabilité des femmes, prompte à se faire infidélité. Frailty, thy name is woman, soupirait Hamlet. Le même jugement sur les femmes, Figaro à la brune et qui se croit trahi l’a déjà formulé chez Mozart, avec une autre amertume. Remarquons qu’au I de Cosi Despina en dit autant des messieurs aussi. Avec une équité toute kantienne la fragilité, la mutabilité qui sont le lot de toute sensibilité sans exception, et de façon transcendantale, sont étendues  à la nature humaine sans distinction de sexe. Di pasta simile son tutti quanti : le genre humain tout entier est ondoyant et divers, infirme, inconstant comme sont les eaux et les brises, en sorte qu’on ne peut bâtir dessus. Ce n’est pas d’hier qu’à Aix le metteur en scène Jean Mercure inscrivait Cosi fan tutti sur son rideau de scène. Proposition générale. Tous autant qu’ils sont, tutti quanti. Ainsi la dénonciation de l’infidélité féminine, lieu commun des propos de fumoir, souligne en repoussoir l’inconstance qui n’est que trop naturelle, Montaigne le disait déjà, à tout ce qui est humain, sexes confondus.

Guglielmo va donc conter fleurette à Dorabella, et Ferrando à Fiordiligi. Les couples vont être machiavéliquement désassortis, permuter. Fort bien. Mais ne nous trompons pas quant à ce qui est d’emblée desserti, dissocié. La première épreuve est qu’on sépare les inséparables et les inséparables, ce sont ces deux filles qui ne peuvent faire un pas ni dire un mot l’une sans l’autre, ces deux garçons qui ont fait les mêmes écoles, tirent les mêmes armes, fréquentent les mêmes clubs et pensent pareil. La vraie solitude que fait apparaître l’épreuve, c’est la singularité. Finie la rassurante gémellité. Chacune y va dépareillée, dessertie du couple qu’elle formait avec sa pareille, auprès de qui elle quêtait l’incipit de ses réponses et de ses réactions. Ainsi tombent d’eux-mêmes ces masques qu’on met non  pour mentir, mais pour jouer au jeu social de prétendre, de se changer en quelqu’un d’autre –avec l’interchangeabilité au bout. Vienne à manquer le faire-valoir, l’alter ego, notre pareil(le) en vêtement et en babil, nous voilà seul(e). Pour la première fois. Quelle secousse ! Car cet alter ego si parfaitement social est aussi forcément un surmoi. Il y a des choses que sous le regard de sa sorella Dorabella ne se permettrait pas. Mais quand on n’est pas vu(e) ? L’histoire de Gygès mis par son anneau hors du regard des hommes et des dieux , nous dit Platon, montre assez quelles tentations en résultent, aussitôt irrésistibles. Dans la fibre, dans la carnation de Dorabella, pulpeuse comme sa voix,  il y a quelque chose qui très tendrement (et ingénument) pousse au plaisir, par nature elle est accessible, tentable, seules les manières et le bon ton, le ce qui se fait et le qu’en dira-t-on censurent ces inclinations. Et la voilà palpitante, un Vésuve soufflant du feu dans son sein (textuel), et voilà échangé contre un tout neuf ce cœur qui pendait à son cou en médaillon, corpus delicti idéal. Imagine-t-on que Fiordiligi étant là elle aurait été ainsi facile ? Car chacune puise dans la présence de l’autre sinon du courage, du moins le mode d’emploi, une façon convenable de traiter la situation. Fiordiligi est mieux défendue, une réserve, une pudeur, une fierté d’âme, une indignation lui sont plus naturelles, que ses manières n’ont pas entièrement recouvertes et débilitées. Avec Ferrando, peut-être est-ce la première fois de sa vie qu’elle voit un garçon sans le regarder par les yeux de sa sœur. C’est être comme nue. Elle est troublée. Est-ce aimer? Bien sûr que non. Mais c’est comprendre que celui qu’elle est censée aimer ne l’avait pas ainsi troublée.

Elle ne découvre pas l’amour, ni même déjà tout à fait qui elle est, mais elle découvre à nu son propre cœur, questo cuor, ce cœur qu’on ne sent battre que quand on est troublée, et seule avec son trouble. D’où l’irruption des affetti qui se révèlent dans le récitatif qui suit la fuite de Ferrando,  rimorso, pentimento, leggerezza, debolezza , faits nouveaux qui déboulent en elle comme autant d’aveux, de reproches à soi-même. Signe éloquent  d’un approfondissement dans cette révélation de soi : la distribution rythmique différente, l’envol du cor dans la reprise murmurée de son Per pietà. La même chose arrive à la Comtesse à la reprise de Dove sono, où Mozart expressément lie la phrase que la première fois il coupait d’un soupir, -pour montrer que  c’est depuis son propre dedans qu’à présent elle entend son propre cœur dans la remémoration.

Il passe quelque chose de surnaturel dans ces certains instants presque silencieux de Mozart, lorsqu’une Comtesse, une Elvira, une Fiordiligi sont amenées par l’épreuve (par le fait de souffrir) au point où elles ne chantent que pour elles-mêmes, dans ce monologue propre à Mozart qui n’est pas autre chose que l’affleurement de l’âme quand elle n’a personne à qui parler, qui n’a qu’elle-même pour se le dire. A ces confins de solitude et de stupeur le chant semble avoir pour matière première ce silence qui ne vient qu’avec la solitude. Les trois opéras écrits avec Da Ponte n’ont peut-être été écrits, la plus plébéienne Flûte aussi, que pour amener ces moments où l’âme, renvoyée à la solitude et réduite au silence, chante autrement. Dove sono, In quali eccessi, Per pietà pour les trois premières, Ach ich fühl’s pour Pamina nous découvrent ce ciel le plus pur de l’expression mozartienne, l’âme qui, faute d’interlocuteur, n’a plus qu’à chanter. Et comme elle chante alors !

André Tubeuf

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