Le spectacle a bien failli ne pas avoir lieu ce dimanche… Clarke Ruth, l’interprète d’Alessio, a dû déclarer forfait, mais fort heureusement, les autres artistes ont été testés négatifs et Paul Gay a accepté d’interrompre ses vacances pour reprendre le flambeau. Ainsi, le petit miracle évoqué par Forumopera a pu se reproduire : en effet, cette Sonnambula donnée à Metz est le spectacle qui avait tant ravi Yvan Beuvard en janvier dernier, chroniqué ici. Pour mémoire, il s’agit d’une coproduction entre pas moins de huit maisons d’opéra, découlant directement du concours de chant de Clermont-Ferrand, puisque cinq lauréats étaient appelés à participer au spectacle itinérant. Trois d’entre eux font encore partie de la distribution (quatre, si on compte Clarke Ruth). Par ailleurs, l'orchestre et les chœurs sont ceux de la nouvelle ville d’accueil, mais le résultat est magnifique et comme le précisait notre collègue, cette Somnambule est appelée à faire date.
La mise en scène de Francesca Lattuada est minimaliste, mais s’impose comme une évidence. La chorégraphe s’en explique dans une note d’intention où elle rappelle que l’opéra est censé se dérouler dans un village suisse, certes, mais sans précision de date. Pour elle, il s’agit d’un ailleurs marqué d’une inquiétante étrangeté, d'une sorte de non-lieu, ou encore d’un espace mental onirique. L’ancienne danseuse, dont on a entre autres remarqué le travail sur le célèbre Ballet de la nuit donné au TCE, se plaît à introduire notamment des éléments issus du monde du cirque, ce qui est le cas ici, mais la sobriété est de mise, dans une ambiance de songe éveillé. L’opéra, dont on a si souvent critiqué le livret jugé insipide par d’aucuns, y gagne curieusement en profondeur. Les réactions des personnages n’en sont que plus puissantes et pertinentes, puisque toutes liées à l’univers du rêve ou du fantasme ; et les volte-face du promis immature ne choquent pas davantage que l’ignorance des villageois, qui ne savent pas ce qu’est le somnambulisme. La beauté des costumes de Bruno Fatalot ravit l’œil ; on pense au Fellini de Casanova ou Roma, entre autres références qui fourmillent tout au long du spectacle, comme celle, pittoresque, de Marie-Madeleine au désert dont la toison forme un manteau pour la sainte nue et qu’on retrouve ici, stylisée comme dans les films de Méliès. Francesca Lattuada, de son côté, entraîne solistes et choristes dans une chorégraphie stylisée, plus retenue que celles de Robert Wilson, mais dans le même esprit. On peut trouver que les déplacements lents et les bras tendus le long du corps plombent l’ambiance et ralentissent l’action, mais le dispositif, véritable travail d’horlogerie et de précision suisse, sert merveilleusement la ligne mélodique bellinienne. On se laisse littéralement hypnotiser et même à l’occasion embrumer, pour mieux vibrer à l’unisson avec chacun de ces personnages, pris dans des rêves que l’on partage, mis sur orbite, notamment par la qualité vocale du plateau.
L’oreille est à la fête, en effet. Il faut saluer en premier lieu la merveilleuse Julia Muzychenko, délicieuse Amina. En plus de son ravissant petit minois, cette frêle jeune femme possède des qualités apparemment innées de comédienne ; la soprano russe est en parfaite adéquation avec le rôle dont elle sait rendre tous les aspects, du bonheur juvénile au déchirement de la victime publiquement humiliée et moquée. Impressionnante scène, d’ailleurs, que celle de la longue chevelure rousse arrachée par le promis jaloux et vindicatif, transformant brutalement la pauvre réprouvée en une tondue de la Libération, parallèle glaçant… Ici, le livret n’a plus rien d’insipide. Et le naturel de la soprano est impressionnant, suscitant d’autant mieux une réelle empathie que le chant est pur, voire sublime : diction, vocalises, coloratures semblent aller de soi. Pas une seule fois on a senti l’ombre d’un danger ou d’une difficulté dans cette partition qui entraîne pourtant toute interprète sur une corde très raide. Tout a l’air si simple, comme l’est l’amour sans artifice ni limite que ressent l’héroïne.
En parfaite garce, la rivale Lisa est campée par une Francesca Pia Vitale flamboyante et remontée comme un coucou. Elle porte une toilette éblouissante, structurée à la Mugler ou à la Gaultier, impeccablement graphique et lisse à l’avant, vamp à l’arrière, avec un décolleté aussi profond que celui de Mireille Darc dans le Grand blond. La traîne de la robe est hérissée d’écailles et l’irascible amoureuse délaissée se révèle authentique dragon, aussi convaincante en furie qu’aux abois, une fois vaincue. Sa technique n’a pas grand-chose à envier à celle de la pure Amina ; elle sait susciter toute la haine contenue ou l’entière frustration de l’amoureuse délaissée, dans des coloratures autoritaires et maîtrisées.
Pris en étau entre ces deux belles, Marco Ciaponi est un Elvino torturé dont les hésitations se font sotto voce, au point de ne passer par moments que difficilement la rampe, alors que des aigus tonitruants parfois acides, voire disgracieux leur succèdent. Mais au fil de l’action, les moyens se font plus sûrs et une superbe palette se présente à nous, tant dans la douceur que dans les débordements amoureux finaux. En contraste, le timbre équilibré et chaud de la basse Alexey Birkus vient harmoniser le quatuor principal et le comte Rodolfo qu’il incarne s’impose à nous avec une évidence noblesse. Il en va de même pour la mezzo Isabel de Paoli, aimante et maternelle à souhait, très présente dans les ensembles. Mention spéciale pour Paul Gay qui sauve le spectacle au pied levé : s’il a peu à faire, il le fait en habitué de Bellini. Il lui a fallu cependant s’adapter à sa chorégraphie en quelques heures, ce qu’il fait avec une vague crispation palpable mais sans faillir. Pour l’anecdote, il a fallu lui adapter un costume à sa taille en un temps éclair, puisque l’interprète de l’amoureux transi avoisine les deux mètres…
D’abord peu homogène et difficilement en phase avec les belles respirations si importantes dans le système bellinien, le Chœur de l'Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz s’aguerrit et sert harmonieusement le drame, dans une belle unité. Sous la direction très inspirée de Beatrice Venezi, l’Orchestre National de Metz se tire avantageusement de l’exercice : ne pas alourdir la partition et en restituer toute la subtilité. On ne peut que recommander chaudement cette production à ceux qui la verront passer dans les prochaines villes programmées.
Opéra en 2 actes
Misuqe de Vincenzo Bellini
Livret de Felice Romani
Créé au Teatro Carcano, Milan, le 6 mars 1831
Mise en scène et chorégraphie
Francesca Lattuada
Décors et lumières
Christian Dubet
Costumes
Bruno Fatalot
Maquillage et perruques
Catherine Saint-Sever
Coiffes
Laure Nourri
Amina
Julia Muzychenko*
Elvino
Marco Ciaponi
Lisa
Francesca Pia Vitale*
Teresa
Isabel de Paoli
Le comte Rodolfo
Alexey Birkus*
Alessio
Paul Gay
Le notaire
Daegweon Choi
Contorsionniste
Lise Pauton
Coproduction avec l’Opéra Grand Avignon, Clermont Auvergne Opéra, le Théâtre Impérial de Compiègne, l’Opéra de Limoges, l’Opéra de Massy, l’Opéra de Reims et l’Opéra de Vichy
* Lauréats du 27e Concours international de chant de Clermont-Ferrand (juillet 2021)
Chœur de l'Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz
Orchestre National de Metz
Direction musicale
Beatrice Venezi
Metz, l'Opéra-Théâtre de l’Eurométropole
Dimanche 27 mars 2022, 15h
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