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Michel Franck : « Ces quinze années sont passées à la vitesse de l’éclair… »

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Interview
29 mai 2024
Quinze années à la direction du Théâtre des Champs-Elysées font de Michel Franck un témoin rare et inédit dans le paysage lyrique français.

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Détails

Il nous a accordé une interview autant en forme de bilan que de réflexion sur sa signature de directeur et sur l’avenir de cette institution à part.

La saison 2024-2025 sera votre dernière. En quoi est-elle représentative de vos mandats ?

Tout d’abord et c’est important, elle garde la structure voulue par le fondateur du Théâtre Gabriel Astruc en 1913, à savoir des opéras scéniques, des concerts et de la danse. Elle fera également la part belle aux opéras en version de concert que j’ai beaucoup développés depuis l’époque où Dominique Meyer avait initié cette série. Elle est aussi représentative des fondamentaux que j’ai mis en place depuis quinze ans. En premier lieu, l’opéra participatif annuel, avec pour cette saison 2024-25, L’Elisir d’amore. Quelle émotion incroyable de voir douze cents scolaires chanter pendant une quinzaine de représentations. Nous avons en outre pu étendre le projet aux enfants en situation de handicap (audiodescription, chant-signe), ce qui est bouleversant. Ensuite, j’ai voulu à nouveau présenter ce que beaucoup considèrent comme l’un des spectacles les plus marquants de mon passage entre ces murs : Dialogues des Carmélites, dans la mise en scène d’Olivier Py. La plupart des chanteurs de la première distribution sont encore présents, et je suis ravi que Vannina Santoni rejoigne l’équipe dans le rôle de Blanche. Je voudrais au passage souligner la fidélité des artistes qui m’ont accompagné et, parmi eux, ceux que j’ai contribués à faire connaître. La carrière de Vannina s’est considérablement développée depuis ses débuts en Violetta dans La Traviata, prise de rôle pour laquelle elle avait remporté un très grand succès. Toujours dans le domaine des opéras mis en scène, suivra une production baroque, Semele de Haendel, qui s’inscrit dans la droite ligne de la politique artistique de Dominique Meyer. Puis un clin d’œil à ma première production ici : pour renouer avec la création qui avait marqué ce théâtre avec Le Sacre du Printemps en 1913, j’avais choisi comme premier opéra scénique Passion de Pascal Dusapin avec une mise en scène de Sasha Waltz. Il se trouve qu’on m’a proposé de coproduire avec le Festival de Salzbourg et l’Opéra de Dijon une Passion selon Saint Jean scénique, par cette même Sasha Waltz. Ce spectacle ouvre la saison et cela fait sens. Afin de continuer à défendre la musique française (comme les trois œuvres lyriques de Poulenc que nous avons présentées mises en scène, pour ne citer qu’elles), j’ai choisi de programmer ensuite Werther, qui est aussi un clin d’œil à mon prédécesseur : lorsque Dominique Meyer était à la tête de l’Opéra de Vienne, je n’avais pas réussi à coproduire d’opéras scéniques avec lui – pour des raisons de compatibilité de répertoire ou d’agenda – et nous allons enfin y arriver, pour nos dernières saisons respectives et alors qu’il dirige la Scala de Milan. Enfin, je me fais plaisir avec Rosenkavalier, qui est presque surdimensionné pour le théâtre tant budgétairement que techniquement. J’aime passionnément cet opéra depuis ma découverte du monde lyrique dans les années 1975. Là encore, je joue la carte de la fidélité aux artistes en faisant appel à Krzysztof Warlikowski qui était présent dans mes premières saisons – tout le monde se souvient de sa Médée de Cherubini – : il a accepté tout de suite et je l’en remercie. C’est très personnel mais je trouvais que jouer « le Maréchal » et laisser la place aux jeunes et donc à Baptiste [Charroing, le futur directeur du TCE, NDLR] était un joli symbole. J’ai toujours essayé de faire la place belle aux jeunes, on trouvera donc de nouveaux chanteurs et de grand talents qui m’émeuvent lors de cette dernière saison. Bien entendu, il faut des grands noms pour le TCE mais il n’y a pas que ça.

On ne sait jamais quand on commence son premier mandat si l’on va être reconduit. Au bout de trois mandats quasi révolus, que vous ont permis de faire cette longévité et la confiance de vos tutelles, qui aurait été impossible autrement ?

Cela a permis de donner du temps au temps. J’ai bien entendu été extrêmement touché et heureux lorsque j’ai appris ma nomination, tout en mesurant l’immense responsabilité d’avoir à célébrer le Centenaire du Théâtre en 2013. Je me suis donc beaucoup documenté sur son histoire pour comprendre d’où il venait et comment il avait évolué. Je me suis alors rendu compte qu’il n’y avait jamais eu de très grande révolution dans sa programmation, à l’inverse du Théâtre du Châtelet par exemple.  Le TCE, comme un grand paquebot, a toujours évolué lentement. Je n’ai donc pas voulu faire de virage trop brutal. Cela permet aussi de voir comment réagit le public à plus long terme. Un mandat de cinq ans, c’est en réalité très court, sachant qu’un directeur général est nommé deux ou trois ans à l’avance. Le fait de s’inscrire dans la durée permet sûrement d’imprimer une marque qui se décèle a posteriori. J’ai pour ma part ouvert le répertoire au Bel Canto, à la musique du XXe siècle et au répertoire français. Sur un seul mandat, personne n’aurait vu ces lignes directrices qui se sont un peu tracées toutes seules aussi, au gré des artistes que j’ai croisés et avec lesquels j’ai eu l’envie de collaborer. Tout n’était pas pré-écrit à mon arrivée. Des décisions comme celle d’accueillir Les Siècles en résidence ont influé sur le répertoire et les projets.

Quinze ans, cela fait de vous un témoin assez exceptionnel sur la scène française : on évolue, les goûts du public peut-être aussi : qu’avez-vous constaté ?

Nous avons tous, à notre mesure, essayé de démocratiser la musique classique. Nous n’allons pas refaire le monde : depuis Louis XIV, ce genre en France a été réservé à l’élite, c’était la musique de la Cour, à l’inverse d’autres pays européens comme l’Italie ou l’Allemagne. La plupart des institutions essaient de combattre cette idée par divers moyens, dont le choix de faire appel à certains metteurs en scène ayant une vision singulière. Le fait d’engager, entre autres, le cinéaste James Gray ou Cédric Klapisch, nous a permis d’amener un public différent à la musique classique. C’est également le cas lorsque l’on met en place une politique tarifaire avantageuse à destination des jeunes (10 ou 20 Euros). Finalement, la place pour venir au Théâtre est pour eux bien moins onéreuse qu’un match de foot ou qu’un concert d’une star de la pop, comme Madonna ou Taylor Swift par exemple. Nous collaborons par ailleurs de longue date avec un certain nombre d’écoles ; des partenariats avec des classes de littérature ont aussi été initiés. Le public a rajeuni et il apprend à faire confiance à son directeur, une autre des conséquences positives du fait de s’inscrire dans la durée. J’ai pu remplir à 100% des spectacles comme Boris Godounov (cinq représentations) ou Les Mamelles de Tirésias grâce à cela. Je le constate également en matière d’abonnements, où nous observons une belle progression : la saison dernière, nous comptions 20% d’abonnés en plus (sur les références pré-covid). C’est 12% de plus encore cette année. Le public s’est aussi habitué à voir des mises en scène un peu moins classiques – le travail de mes confrères parisiens n’y est pas étranger non plus. Le Don Giovanni de Stéphane Braunschweig de mes premières saisons a été partiellement hué à la création et, quelques années plus tard, le public l’a ovationné lors de sa reprise. C’est assez drôle de voir que lorsque l’on programme, délibérément, des productions plus classiques – James Gray avait accepté de faire les Noces de Figaro, mais m’avait dit « cette histoire ne fait sens que si elle est ancrée dans le XVIIIe » – le public, parfois, ne se rallie pas pleinement à ce type de proposition. Les spectateurs, finalement, veulent eux aussi apprendre quelque chose sur une œuvre, même s’ils n’adhèrent pas forcément de bout en bout à une mise en scène.

Vous suivez la sociologie de vos publics ?

Oui, d’ailleurs j’aurai les résultats de notre dernière enquête de clientèle d’ici un mois. Je sais déjà que mon public est majoritairement parisien mais pas forcément de l’Ouest parisien. 50% d’entre eux sont aussi abonnés à l’Opéra de Paris ou à la Philharmonie, ce qui prouve que le public se déplace en fonction des programmes qui sont proposés. Le public a aussi légèrement rajeuni par rapport à notre précédente enquête. Les abonnements destinés aux étudiants, les places à tarif préférentiel pour les jeunes, ou celles disponibles à la dernière minute – une centaine chaque soir – sont en augmentation constante.

Le TCE, ce n’est pas que le lyrique, le théâtre accueille aussi des grands orchestres en tournée et des solistes internationaux. Pendant vos mandats, l’offre à Paris s’est fortement accrue (ouverture de la Philharmonie), cela vous a-t-il conduit à revoir l’offre et la programmation du TCE ?

Cela n’a pas changé ma programmation. La Salle Pleyel était déjà là, et même si l’offre s’est élargie, cela n’a pas tant été sur cette part de la musique classique. Le Bassin parisien est suffisamment vaste pour qu’il y ait de la place pour deux. A Vienne, ville plus petite, le Musikverein et la Konzerthaus sont à 300 mètres l’un de l’autre et ne se font pas concurrence, puisqu’il n’y a pas de politique d’exclusivité (à l’inverse de la situation parisienne). A quelques exceptions près, tous les orchestres et artistes qui étaient en résidence chez nous le sont restés après les débuts de la Philharmonie. L’ouverture de l’Auditorium de Radio France, dans les mêmes années, aura réduit les rendez-vous avec l’Orchestre National de France, c’est bien normal, même si nous gardons d’excellents rapports. Ce qui aura le plus influé, ce sont les questions économiques. Je ne remercierai jamais assez la Caisse des Dépôts de son soutien renouvelé.

Oui, la question des budgets et du disponible artistique occupe une place prépondérante dans le travail de vos consœurs et confrères, qu’en est-il au TCE dont les tutelles répondent présentes bien souvent ?

La Caisse des Dépôts a été attentive à l’augmentation des coûts et nous a soutenus tout de suite face à cette difficulté. Nous avons par ailleurs initié et développé le mécénat sous mes mandats pour desserrer l’étreinte budgétaire. Il représente aujourd’hui 3 millions d’euros, sur un budget de 26 millions, au-delà des 10% donc, et nous avons créé une Fondation cette saison pour développer le mécénat à l’étranger. L’un dans l’autre, le disponible artistique reste le même. J’ai aussi eu la chance dans les premières années d’avoir d’excellentes saisons en termes de fréquentation du public et de pouvoir ainsi constituer une réserve bienvenue quand la crise a débuté. Pour faire le lien avec votre question précédente : les grands orchestres internationaux coûtent cher et ce sont forcément des concerts déficitaires. Je propose peut-être un peu moins de concerts symphoniques qu’auparavant, mais ce sont davantage des considérations budgétaires qui m’y amènent qu’un problème de concurrence sur la scène parisienne. Dans le même temps, j’ai quasi doublé le nombre d’opéras scéniques par saison et cela a un impact : d’abord budgétaire, bien entendu, et la scène est également occupée durant trois semaines à chaque fois. En parallèle, j’ai compensé en diversifiant l’offre des opéras en version de concert, plébiscités par le public.

© Cyprien Tollet - TCE

Ces versions de concert, est-ce un choix que vous avez fait parce que vous croyiez au format ou était-ce pour répondre à ces contraintes ?

Il y a de multiples raisons. C’est une envie personnelle, car cela permet d’explorer des répertoires que je ne pourrai jamais présenter sur scène : soit pour des questions de budget, ou du fait de contraintes techniques – la fosse du Théâtre peut accueillir jusqu’à 85 instrumentistes ; la version réduite d’Elektra, par exemple, compte un effectif de 104 musiciens – soit parce que le livret ne nécessite pas forcément une production scénique. Nous avons présenté la grande majorité des opéras de Haendel. Tous à mon sens ne justifient pas, d’un point de vue dramaturgique, une mise en scène. Cela permet de varier les répertoires et d’inviter de nouveaux artistes, de leur permettre d’effectuer des prises de rôles dans des conditions assez idéales. La version de concert répond donc à beaucoup d’objectifs.

Rien à voir avec une aversion du public pour certaines propositions scéniques ?

Le public adore ces versions de concert, d’autant qu’on demande, autant que faire se peut, que les chanteurs interprètent leur partie par cœur. Nous avons initié des partenariats, avec l’Opéra de Lyon ou celui de Munich, où les solistes se produisent au Théâtre le temps d’une soirée après une série de représentations mises en scène. Ainsi, ils jouent, ils incarnent vraiment leur rôle sans avoir recours à la partition. Des spectateurs, déstabilisés par certaines mises en scène, nous font parfois savoir qu’ils préfèrent voir de l’opéra dans ces conditions. Mais c’est plus une résultante qu’un but recherché puisque dans le même temps, le public nous a suivi, il est resté fidèle aux propositions scéniques du TCE. Lors d’une première d’opéra, il y a régulièrement quelques huées, et ce quelle que soit le type de mise en scène. J’en ai quasi fait un gage de qualité.

Y-a-t-il des initiatives ponctuelles ou pérennes que vous n’avez pas eu les moyens de mener à bout ? Peut-être même des regrets ?

Nous étions en retard sur la politique audiovisuelle et la diffusion de nos spectacles, du fait d’une convention collective ancienne qui ne prévoyait pas vraiment le streaming. Nous sommes en train de rattraper ce retard : quinze à vingt concerts ou opéras sont captés à présent par saison. J’aurais aimé le faire plus tôt. Ensuite, lors de ma candidature, j’avais proposé le salariat des ouvreuses et nous y sommes arrivés l’année dernière. Ce que je n’ai pas eu le temps de mettre en place, et je suis ravi que cela soit dans le projet de Baptiste Charroing, c’est de faire du Théâtre un lieu de vie, d’autant que le TCE s’y prête. Une salle plus conviviale, avec une offre de restauration enrichie… que ce ne soit pas juste un lieu éclairé quelques heures autour du concert. Je n’en ai pas eu le temps… Ces quinze années sont passées à la vitesse de l’éclair.

Dans quel état laissez-vous cette Maison à votre successeur ?

C’est à Baptiste qu’il faudrait le demander. Je dirais tout de même en bon état financier, en bon état physique – nous avons rénové beaucoup de choses dans le bâtiment : la fosse d’orchestre, les cintres, les fauteuils, certains éclairages, les bureaux, les loges – et avec une belle réputation. J’en suis assez fier. Le fait d’avoir développé la partie scénique en ayant recours aux coproductions avec des institutions internationales prestigieuses a mécaniquement propulsé le TCE dans une autre sphère. Le Met de New York, l’Opéra de Munich, la Scala de Milan, Covent Garden à Londres, les opéras de Los Angeles et de San Francisco… c’est une bonne chose, mais nous avons aussi voulu, avec la Caisse des Dépôts, et en accord avec sa mission territoriale, associer des maisons lyriques en région comme celles de Saint-Etienne, Tours, Toulouse, Bordeaux, Dijon, ou Nancy par exemple. Les Noces de Figaro mises en scène par James Gray attiraient l’Opéra de Los Angeles du fait de la notoriété du réalisateur à Hollywood, mais nous avons coproduit avec Nancy pour 1/5e de la part du LA Opera. Les subventions que reçoit le TCE doivent pouvoir aussi irriguer le territoire français. Je vais donc dire de manière très immodeste que je laisse le Théâtre en bon état de marche à Baptiste.

Après quinze ans de mandat dans la même institution on pense forcément à la suite ? Quelle sera-t-elle ?

Cela a vraiment été mon choix de ne pas faire de quatrième mandat. Pour une raison personnelle, tout d’abord : j’arrive au quotidien très tôt au Théâtre et le quitte après les spectacles. Travailler parfois 15h par jour, sept jours sur sept, en prenant de l’âge – j’ai 67 ans – c’est beaucoup. J’ai envie de consacrer un peu plus de temps à ma vie personnelle. L’autre raison, c’est que je pense qu’il est important pour le TCE de passer le relais au bon moment. Je l’ai dit à Raymond Soubie et à Eric Lombard (respectivement le Président d’Honneur et le Président du Théâtre, NDLR) : « Je pourrais continuer pendant 5 ans, mais je pense qu’il faut du sang neuf ». Baptiste est d’une autre génération, il a d’autres goûts, qui sont peut-être plus dans l’air du temps ? Je connais ses talents en matière de programmation artistique et je n’ai aucun doute sur la qualité de ce qu’il va présenter. Ce sera nécessairement différent. Il y a une part de subjectivité dans une programmation, que ce soit dans les titres ou dans les artistes invités. A titre personnel, et même s’il s’agissait d’un grand nom, je n’ai jamais voulu engager un artiste qui ne me touchait pas. Il y a des interprètes qui nous parlent plus qu’à d’autres : affaire de sensibilité. J’ai assuré au Conseil d’Administration qu’avoir l’apport d’un regard neuf sur l’artistique était important pour continuer à faire vivre le Théâtre. Quinze ans, c’est bien. Me concernant personnellement, je ne sais pas encore. J’ai refusé d’autres maisons pour les mêmes raisons qui me conduisaient à ne pas briguer un nouveau mandat ici. Après ? Je ferai peut-être le choix d’une activité de conseil, de casting ; pourquoi pas critique à forumopera (rires) ? … Une activité liée à la culture, c’est sûr, mais qui me laisse aussi du temps. Que je puisse consacrer plus de temps à mes proches, reprendre la lecture, ou réaliser un potager en permaculture (rires).

L’ouverture de la réservation des billets à l’unité pour la saison 2024-25 du Théâtre des Champs-Elysées aura lieu demain, jeudi 30 mai, à partir de 10h sur le site du théâtre.

Propos recueillis à Paris le 3 mai 2024

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