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Puccini 100 – Le Maestro vu par Clelia Cafiero

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Interview
28 février 2024
« Puccini est la quintessence de l’homme moderne portant un regard éclairé sur son temps »

Infos sur l’œuvre

Détails

Elle est la cheffe d’orchestre qui monte. Après Carmen en juillet dans laquelle elle a enthousiasmé l’auditoire, Il Barbiere di Siviglia en octobre, La Traviata en février dernier, Clelia Cafiero s’apprête à diriger Tosca en mai, son premier opéra Puccinien dans un théâtre français, mais pas sa première perception de Puccini. Dans le sillage inspirant d’Antonio Pappano, la jeune cheffe cultive, en effet, une fine et encyclopédique connaissance du Maître italien et nous fait partager sa passion pour sa musique. Combattant les idées reçues, et dans le prolongement de l’interview qu’elle nous avait accordée en avril 2023, elle met ici en exergue un tissu orchestral riche et incarné « qui est tout sauf simple ». Elle met aussi en lumière la capacité de Puccini, d’avoir été pleinement acteur de son temps et d’avoir célébré, en musique, l’émancipation des femmes dans la société du début du XXe siècle.

Puccini, peintre des couleurs, maitre des harmonies

« Il y a, à l’évidence, des compositeurs qui touchent d’emblée plus que d’autres. Leur dialectique musicale est un langage universel qui s’adresse à tout le monde, quel que soit le niveau de culture et d’éducation de celui qui écoute. Puccini est incontestablement de ceux-ci. Il avait une facilité exceptionnelle à faire de la musique une expression qui parle directement aux émotions. Il a su créer une ligne musicale unique, tout en construisant autour un discours symphonique pour l’orchestre et les voix, une combinaison qui traverse l’auditeur instantanément. Puccini est un paradoxe : il compose de la symphonie, alors qu’il est considéré comme le compositeur d’opéra par excellence.

La musique puccinienne tend vers le romantisme mais un romantisme tout à fait différent. Ce n’est pas l’expressionnisme Debussien, et ce, même si Puccini s’est inspiré de son clair-obscur notamment dans Il Tabarro. Il n’avait d’ailleurs pas de problème à admirer des compositeurs de son temps.  Puccini a révolutionné la musique du XXe siècle en créant une ligne musicale simple (mais attention simple ne veut pas dire simpliste) dans un style complexe avec des harmonies particulières qui lui sont propres. Il a créé quelque chose de moderne. Haydn disait que chaque note correspond à une harmonie. Puccini ne fait pas ça. Sous chaque note, il ne prend pas que l’accord de la note. Il parvient à prendre les accords et en plus à jouer sur les intervalles et les chromatismes. Ce que je dis là, on le retrouve certes dans l’expressionnisme Debussien, mais chez Puccini c’est la mélodie qui prime, on va d’une note à l’autre sur la ligne du chant, par un riche parcours harmonique. On a beaucoup ici d’images qui vont par accord et moment d’accord. Plus on avance dans le temps, plus la musique de Puccini est complexe, et s’apparente à la musique française. 

On peut également dénoter d’autres influences. Dans La Fanciulla del West, il y a une continuité musicale qui se distingue de tous ses autres opéras. Le continuum symphonique doit beaucoup à la technique wagnérienne des leitmotiv où l’orchestre est un personnage à part entière. Il admirait également Verdi, surtout son dernier ouvrage Falstaff et c’est suite à la représentation de Manon Lescaut en 1893 qu’il est considéré comme l’héritier de Verdi. Manon Lescaut est un opéra d’une grande fluidité en continu, faite de toute une palette de couleurs.

Puccini est un maitre des couleurs en musique. Il a créé tout un nuancier incroyablement riche. Comme chez Debussy, c’est la couleur dans une gradation infinie de nuances, mais avec la passion italienne en plus. Comme je l’ai dit en préambule, l’écriture puccinienne est résolument symphonique. Il écrit pour de grandes formations avec beaucoup de percussion, de cordes, de cuivres, qui donnent cet aspect rond et profond de la sonorité puccinienne. Ceci dit, ce n’est pas seulement la tonalité, la mélodie qui change une partition, c’est aussi l’orchestration. Et c’est ici que réside toute la force de Puccini. Prenons l’exemple de Tosca, qui s’ouvre sur les accords de Scarpia. Il commence une œuvre avec un tutti orchestral réservé habituellement à un climax dans l’opéra. Il y a ici une aptitude exceptionnelle à caractériser les personnages par les instruments. Et pourquoi, commence-t-il justement cet opéra par ces accords ? Parce que toute l’histoire de Tosca est modelée par l’empreinte de Scarpia. Puccini parvenait à faire des mélodies simples dans une orchestration complexe pétrie de couleurs. Les teintes qu’il parvient à donner avec les accords de Scarpia, c’est quelque chose qui choque d’emblée. Et l’utilisation des cuivres et des percussions chez Puccini, est toujours conçue comme un message fort à donner dans la profondeur et dans l’émotion. 

Pour diriger Puccini, il faut être capable de naviguer à chaque mesure entre le ritenuto espressivo et la fluidité de la reprise du tempo. C’est extrêmement complexe tout cela. Cela signifie que chaque note a son importance. Puccini est très simple sur le plan de la ligne musicale mais il est  complexe sur le plan des nuances. Le chef doit avoir une main gauche particulièrement flexible, car ce sont des vagues continues de musique.

Puccini a son propre vocabulaire en matière de tempo, moderato poco meno en est un exemple éclatant. Tout est très bien expliqué dans le livre de Luigi Ricci « Puccini interprete di se stesso » (1). Pour moi, ce livre est une bible qui ne me quitte pas. Puccini a une façon spécifique d’étirer la musique. Il ne faut pas jouer la note, il faut jouer la direction de la note. C’est très différent. C’est une musique passionnante à diriger. D’ailleurs, on ne doit pas la jouer, on doit l’interpréter, du fait de l’orchestration et la complexité harmonique.

Ceci étant, si le tissu orchestral puccinien est riche et fait pour de grands ensembles, cela ne signifie pas pour autant que la musique domine la voix. L’orchestre demeure au service de celle-ci. Il la suit et ne doit jamais s’exprimer par la force. En revanche, l’orchestre chez Puccini a une personnalité.  C’est un orchestre qui parle avec les voix d’une certaine manière. Il faut être attentif à quel instrument la voix est associée. Il faut faire préalablement presque un travail d’orchestrateur avant de se lancer dans la direction d’un opéra de Puccini. Par exemple, la voix de Mimi doit parler avec les altos et pas avec les violoncelles. Le travail du chef est de balancer et de faire sortir des pupitres plutôt d’autres. Et cela aussi est très stimulant pour le chef d’orchestre de recréer ces dialogues de la fosse avec le plateau. Mais la recherche musicale de Puccini ne s’arrête pas là. On apprend dans le livre de Luigi Ricci quel soin scrupuleux il a apporté au son et à la position des cloches dans Tosca, car elles devaient sonner d’une certaine manière. Il est presque l’initiateur du Dolby Surround, tant il a passé des jours et des jours à la recherche du son en perception réelle, tel qu’on pourrait l’entendre à San Pietro ou Sant’ Andrea della Valle.

A la lumière de tout cela, entendre certains dire que Puccini est simple, cela prête à sourire. En ce moment, je travaille en profondeur Tosca qui sera donné à Angers puis à Nantes en mai et juin prochain. Je m’immerge dans le microcosme de la partition et visite le plus infime détail. J’explore toutes les parenthèses, ces indications du compositeur sur les attitudes psychologiques des personnages. Il faut partager beaucoup avec le metteur en scène sur la psychologue des personnages, car cela donne la coloration du chant. La couleur de la voix donne l’indication de la réponse de la musique à cette attitude mentale. En fait, il faut s’attacher au détail de la voix et de la psychologie des personnages, pour comprendre comment s’agence l’orchestration dans son ensemble.  En connaissant parfaitement ces détails, on confère à l’œuvre la valeur et le respect qu’elle mérite. Je travaille beaucoup au piano également, car je me joue toutes les harmonies pour bien les avoir en mémoire. Comme je suis pianiste de formation, je m’attache beaucoup aux harmonies. Aussi, je ne regarde jamais d’emblée une ligne mais  toutes les lignes qui se superposent. A partir du piano, je crée ma balance personnelle. Après je travaille sur les cordes, pour donner le son que je veux. Car les cordes peuvent jouer espressivo avec un son chaud ou expressivo dolce avec un son fin. Elles peuvent jouer pianissimo transparent et pianissimo profond. Et là, commence le questionnement de la couleur. Une fois que j’ai fait les trois choses : la voix, la balance des harmonies de la construction orchestrale qui commence au piano, et le type de couleurs des cordes que je veux, alors je commence à mettre tout cela ensemble. Et dès la toute première lecture avec l’orchestre, il convient de donner tout de suite au musiciens l’idée de la scène parce ce qu’il se passe sur scène dit beaucoup chez Puccini, en raison de son goût aigu pour le théâtre. Quand on explique cette théâtralisation aux musiciens, c’est visiblement quelque chose qui les aide à entrer dans le langage musical puccinien. Il faut éclairer les musiciens sur qui fait quoi et qui répond par son instrument à qui et quoi sur scène. Cela développe l’écoute entre eux, et si on a l’écoute des musiciens, c’est la moitié du travail qui est déjà accomplie ».

Puccini, homme de son temps, témoin de l’émancipation féminine

« Puccini est, pour moi, la quintessence de l’homme moderne. Il avait un regard éclairé, ouvert sur son temps et l’Europe. Il a mis en scène la vie quotidienne, par le verismo. Il aimait le jeu théâtral, et dans ses opéras, il voulait jouer beaucoup sur la dramaturgie attachée aux histoires de ses personnages. Le théâtre est au centre de son œuvre. Les valeurs de la théâtralité puccinienne sont celles de la vie réelle : l’amour, la famille, la mort. Puccini parlait d’ailleurs de ses personnages comme de ses enfants, comme de sa famille. ll avait une relation incarnée avec eux, de chair et de sang. Il travaillait longuement ses personnages au piano. Il voulait les voir, les ressentir. Et il y a une lettre qui m’a beaucoup émue. Il y écrivait :  » Quand j’ai trouvé les accords de la mort de Mimi, je me suis levé, j’ai pleuré, comme si Mimi était mon enfant « . Si on écrit la musique en ayant un tel rapport épidermique à l’histoire et aux personnages, ce que l’on compose va directement traverser le public et parler d’emblée à ses émotions. Il ne composait pas simplement du point de vue purement musical et de l’orchestre.

Les femmes sont aussi au centre de ses œuvres, mais pas dans la vision féminine sensible, faible. Ce sont des battantes. Il est ici attentif à ce tournant du XXe siècle marqué par l’émergence des femmes dans la société. Mimi, malgré sa fragilité physique, se bat contre la maladie. Tosca est une forte personnalité, qui n’a besoin de personne, et qui décide même du moment de sa mort. Elle gère tout, y compris Scarpia. Tout l’opéra est construit autour de sa personnalité. Manon Lescaut est une femme libre, voir même libertaire, et épicurienne. Elle mène sa vie au gré de ses envies, de ses plaisirs. L’univers puccinien est une mise en abyme musicale des profils psychologiques féminins face aux épreuves, reflet du changement de la place de la femme en ce début de siècle. Puccini porte également une vision moderne des relations homme/femme qui émergent à l’époque. Dans l’analyse que je me suis faite des œuvres pucciniennes, l’homme n’a de la valeur qu’à côté de la femme. Scarpia et Tosca, Jack Rance et Minnie, Rodolfo et Mimi. L’homme n’existe ici qu’à travers sa relation avec la femme.

La façon dont Puccini dépeint la femme en musique est d’ailleurs fort représentative de sa présence particulière dans son œuvre. Comme je l’ai dit précédemment, il est un homme de son temps qui porte un regard attentif sur l’Europe, et donc sur la musique de ses contemporains compositeurs. A cet égard, il a beaucoup emprunté à Wagner le leitmotiv, c’est-à-dire qu’il dépeint un personnage avec une ligne musicale, et plus on avance dans l’histoire, au fil des apparitions du personnage, plus il nourrit cette ligne musicale en lui ajoutant quelque chose à chaque progression de l’action. Si on prend Cio Cio San, par exemple, on a ici toute l’évolution même de cette femme qui apparaît dans cette ligne musicale associée. Au début de l’histoire, elle a quinze ans, et est dépeinte avec une fraicheur, une sensibilité, une naïveté, avec l’espoir d’un futur radieux. A la fin du troisième acte, dans l’air « Tu, Tu, piccolo iddio », la ligne musicale n’est plus la même, elle donne pleinement corps à son chemin de femme qui aboutit à une puissance musicale. La beauté de la ligne avec laquelle on découvre Butterfly, devient des accords rudes, des silences, et des coups de percussion, qui sont annonciateurs de la mort sacrificielle du personnage.

Tout cela pour dire que la psychologie féminine est à la base de la musique de Puccini. En grand amateur des femmes au sens noble du terme, il admirait leur psychologie et en avait saisi tous les contours. Il a trouvé dans ses œuvres la clef qui ouvre toutes les portes :  la femme. La femme puccinienne est une femme certes à côté de l’homme mais qui s’exprime et existe par elle-même, elle est une actrice de son temps. Il écrit Turandot à la fin de sa vie, et cette femme est une femme de pouvoir. Il est allé en Amérique et il a vu les prémices de l’émancipation des femmes. Les hommes comme lui, cultivés, qui aiment les femmes, par seulement en tant qu’être, mais aussi en termes de valeurs, sont à mon sens très intéressés par ce changement de la place de la femme dans la société. Car pour eux, la femme forte et intelligente ne fait pas peur, elle ajoute quelque chose en complément. A cet égard, il a parfaitement su capter l’ère du temps et en rendre compte à travers les femmes de ses opéras. Il a mis ses œuvres en résonance avec la société. Et c’est pourquoi, je vois pleinement dans les héroïnes pucciniennes des femmes fortes, mais qui ne renient rien de leur sensibilité féminine, y compris Turandot, puisqu’elle tombe amoureuse.

Si on met bout à bout ses opéras, on peut relever une évolution de ses propres héroïnes. Liù par exemple porte en elle un aspect particulier de la femme. Dans sa fragilité, c’est une combattive, et dans ce combat, illustré d’ailleurs dans des tonalités sombres, elle est la plus dure qui soit. Elle est aussi une synthèse de toutes les héroïnes pucciniennes, car sur le plan de la musicalité c’est un personnage qui affronte son destin debout. Vous avez raison de souligner qu’elle est peut-être aussi la réplique musicale à une expérience personnelle tragique du compositeur. Liu, comme Doria Manfredi, s’est trouvée être le dommage colatéral d’une histoire qui la dépasse. Turandot est un opéra dont l’originalité est d’ailleurs d’opposer deux figures de femme, Turandot la terrible, et Liu la pure. Sans doute peut-on, en effet, y voir Elvira et Doria. Si Puccini a mis ses opéras en résonance avec la société, il les a également mis en résonance avec sa vie privée, et Turandot pourrait, en effet, en être la parfaite l’illustration »

  1. [Puccini, interprète de lui-même] Ed. Ricordi, 1954
Clelia Cafiero©Cyrill Cosson

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