Avec une telle Ariane, on sait d’emblée que tout est perdu pour Barbe-Bleue. « Il m’aime, je suis belle », dit-elle. « Tout ce qui est permis ne nous apprendra rien », dit-elle encore. Katarina Karnéus incarne une Ariane majestueuse, marmoréenne, maternelle. Rôle exigeant, qui demande une voix aussi large qu’étendue, un mezzo avec des aigus faciles et solides. Ces grands moyens, l’interprète suédoise, familière du rôle, les a, et possède de surcroît une diction parfaite : on saisit tous les mots de l’insaisissable langue de Maeterlinck.
Katarina Karnéus. Capture d’écran
Dukas a passé six ans a écrire cet opéra atypique, choral, sans beaucoup d’action, où l’orchestre joue un rôle prépondérant. Un opéra qui a toujours souffert de son voisinage avec Pelléas et Mélisande, voisinage dans le temps (1902 pour l’œuvre de Debussy, 1906 pour celui-ci), et plus encore peut-être de son voisinage dans l’esprit, nous allions dire dans l’espace mental, celui de Maeterlinck. Monde de nuit, de mer, de souterrains, de secret, d’humidité, d’enfermement. De femmes fragiles, évanescentes, dotées de pouvoirs quasi magiques, mais entravées. « Soyez mystérieuses, vous serez heureuses », écrivait Gauguin. Les femmes de Maeterlinck sont mystérieuses, mais le destin les voue au malheur.
L’orchestre dès le début sait que ça finira mal…
Tout est menaçant, et d’abord les cuivres, dès l’ouverture. Une vidéo montre une route de campagne, un nulle-part où roule une automobile ; sur la banquette, Ariane et Barbe-Bleue ; il fait l’aimable, lui offre des fleurs blanches, le chœur à la cantonade prévient « Retournez, n’entrez pas, c’est la mort », « il n’aura pas celle-là, on dit qu’elle sait tout… Que sait-elle ? Que toutes ne sont pas mortes. »
© Opéra de Lyon
La « vaste et somptueuse salle dans le château de Barbe-Bleue » des didascalies sera sur la scène de l’Opéra de Lyon une immense salle de restaurant, grandes tables rondes, chaises dorées de réception mondaine, lampes diffusant une belle lumière luxueuse. Pour l’heure, une soubrette dresse le couvert, et la Nourrice d’Ariane, constamment inquiète veut encore la retenir : « Il est fou, c’est la mort, il a tué cinq femmes ». On admire les beaux graves d’Anaïk Morel, sa manière de proférer une prose mi-parlée, mi-chantée.
Le devoir de désobéir
Réponse d’Ariane (l’une de ces phrases maeterlinckiennes en forme de maximes, faites pour être citées, ce que nous allons faire…) : « D’abord, il faut désobéir, c’est le premier devoir quand l’ordre est menaçant et ne s’explique pas ». Ligne de chant sinueuse, ondoyante, une manière d’arioso constant, s’appuyant sur les mots, que commente un tissu orchestral, sans cesse varié, divisé, coloré, frémissant. Lothar Koenigs et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon distillent tous les détails de cette partition, héritière du traité d’orchestration de Berlioz, et cousine des luxuriances de Rimsky-Korsakov et de Richard Strauss, ses contemporaines, de celles de Ravel bientôt.
L’un des plus beaux moments de cet opéra, majestueuse page où l’orchestre rutile et brille de tous ses éclats, c’est la scène des pierres précieuses et de l’ouverture des portes. Tout se déroulera derrière un labyrinthe de voiles, on verra Barbe-Bleue accomplir avec ses prisonnières de lents mouvements de danses, dans des éclairages tour à tour bleus, mauves, verts, rouges, selon que ce seront les chambres des saphirs, des améthystes, des émeraudes ou des rubis. Visions chastes, diaphanes, la mise en scène d’Alex Ollé (à l’opposé de celle, très sexualisée, d’Olivier Py à Strasbourg en 2015) restant dans l’allusif et le symbolique (ou le symboliste). Tous les débordements voluptueux seront à l’orchestre.
Capture d’écran
Escarboucles
A la tête d’un orchestre splendide, précis, coloré, incandescent, Lothar Koenigs, non seulement ne laisse rien perdre de la palette infinie de Dukas (flûtes acérées, célesta, bois et cors entremêlés, rythmes orientaux à l’évocation des émeraudes, vagues prémonitoires des cordes graves, frontispice de cuivres -souvenir de Tristan- quand s’ouvrira la porte des diamants), mais il tient d’une main ferme cette page qui ne cesse d’avancer d’un mouvement fatal jusqu’au moment où elle amènera le premier des grands monologues d’Ariane, où Katarina Karnéus déploiera la plénitude d’aigus impavides (« Ô mes clairs diamants, immortelle rosée de lumière, conscience innombrable des flammes… »), tandis qu’Anaïk Morel descendra dans les tréfonds angoissés de ses graves : « Après les diamants, c’est la flamme ou la mort ».
Et quand l’ultime porte sera franchie, s’élèvera la chanson des « cinq filles d’Orlamonde » (ensuite l’un des Leitmotive de l’opéra), d’abord à bouches fermées, comme une chanson de toile, crescendo orchestral à la fois voluptueux et effrayant, qui précèdera l’entrée dans la vaste salle de réception de Barbe-Bleue. Seule scène où on entendra la voix (belle, mais il n’a que huit répliques) de Tomislav Lavoie, à la silhouette impressionnante (il jette Ariane à terre dans un brusque et unique déferlement de violence, sur les éclats des cuivres et un chœur masculin à bouches fermées).
Tomislav Lavoie. Katarina Karnéus. Capture d’écran
Les larmes de Messiaen
Après avoir vu l’opéra en 1935, Olivier Messiaen écrira à son maître Paul Dukas : « Le point culminant c’est le 2ème acte ! Je n’ai pu m’empêcher de pleurer comme un veau depuis l’apparition de la lumière jusqu’à la fin […] ce qui est beau incomparablement c’est la musique de cet acte. Le sujet en est éternel. Ce sera pour les uns le combat tragique de l’aube contre la nuit, pour d’autres Prométhée apportant le feu divin, pour moi je ne puis m’empêcher de penser à la phrase de Saint Jean : » La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas compris « . Et vous avez rendu ce sujet sublime par une musique merveilleusement noble, pure, sereine, d’une élévation philosophique incomparable, d’une adorable pitié humaine et d’une substance musicale intensément vivante d’harmonie et de développement que personne n’a atteint depuis, et cela monte toujours, pendant trois quarts d’heure au moins, des ténèbres les plus épaisses de l’orchestre à la lumière la plus intense, la plus invisiblement pure, sans qu’un seul instant l’émotion et la grandeur de la pensée faiblissent ».
Capture d’écran
Les filles d’Orlamonde
Ce deuxième acte s’ouvre sur un prélude orchestral évoquant la mer et la forêt toutes proches.
« Nous ne reverrons pas la lumière du jour », dit la Nourrice en pur Maeterlinck, « Qu’y a-t-il au fond de cette grotte ? Je crois qu’elles sont ici mais qu’elles ne vivent plus… », lui répond Ariane dans le même idiome. Autour des grandes tables, des femmes semblent somnoler, elles s’éveillent peu à peu, se lèvent, arpentent la salle. Deuxième grand arioso d’Ariane, qui étreint enfin l’une d’elles : « Je suis ici comme une mère qui tâtonne et mes enfants attendent la lumière ».
Ambiance de soirée élégante, mise à distance du tragique. La première à être dévoilée, ce sera Sélysette (Adèle Charvet, au jeu très intérieur, mezzo profond et chaud). L’orchestre varie à l’infini le thème d’Orlamonde, auquel se mêle furtivement, quand est dévoilée Mélisande son thème au hautbois, venu de Pelléas, en manière d’hommage… Puis ce seront Bellangère, Ygraine, et « la pauvre Alladine » qui « est descendue la dernière et ne parle pas notre langue ». Grande scène de fraternité féminine, douceur.
C’est un opéra de femmes, un opéra de groupe aussi. Grande harmonie entre elles toutes, non seulement des voix et mais des visages aussi, et de longs gros plans attestent de la sincèrité, de la vérité de leur jeu, tout en retenue.
Capture d’écran
Ariane évoque le printemps qui brille dehors et que ces recluses ont oublié… « C’est à cause de la mer que la lumière est verte », et l’orchestre en grandes vagues évoque sa présence toute proche.
Vers la lumière
Quand soudain tout deviendra sombre (Barbe-Bleue coupe sans doute les lumières de la salle, Maeterlinck, lui, imaginait des gouttes d’eau éteignant dans la grotte la torche des fuyardes), Ariane les convaincra d’aller vers cette lumière dont parle Messiaen… « Cette lumière qui vous cherche », promet Ariane.
Dès lors elle organisera la rébellion et l’échappée vers la liberté : les femmes vont édifier une pyramide de tables (les rocs qu’évoque le texte), et à mesure qu’elle en fera l’ascension, le chant d’Ariane lui aussi montera de plus en plus haut : « Je suis couverte de merveilles, je ne vois rien et j’entends tout », accompagné par un orchestre de plus en plus rutilant… A leur tour, les prisonnières, s’aidant l’une l’autre, feront aussi cette ascension vers le dehors, dans un paysage sonore exalté et solaire.
La dernière image, ardemment féministe, montrera les filles retirer leurs ceintures et leurs chaînes. Final jubilant en majeur. Éclairages dorés. Suggestion plus qu’illustration. En parfaite osmose avec ce que Dukas donne à entendre.
© Opéra de Lyon
Il n’avait que vos ombres
Le troisième acte commence sombrement, clarinette basse, cordes attristées, appels des cors : « Nous n’avons pu sortir du château enchanté, il est si beau que je l’aurais pleuré », déplore Sélysette. Les prisonnières s’inquiètent que Barbe-Bleue ait disparu. Ariane leur promet encore la lumière (Leitmotiv aux violons) « Nous allons être libres », veut-elle croire. Elle incite ses compagnes à mettre en valeur leur beauté, les cheveux de Mélisande, les bras d’Ygraine, les épaules de Bellangère, à se parer des joyaux de Barbe-Bleue. Un instant, elles s’exaltent, elles s’étreignent, elles se caressent… « Il n’avait que vos ombres », dit Ariane…
Bref sursaut, jusqu’au moment où on annonce le retour du maître pourchassé par les paysans. Couleurs dramatiques à l’orchestre. Surgit Barbe-Bleue, essayant d’échapper au peuple soulevé contre lui (ici, des hommes en costume de ville, – toujours la mise à distance du réalisme). Cris d’effroi des femmes. C’est la scène la plus agitée de l’opéra, commentée nerveusement par l’orchestre. Les femmes décrivent l’action : « J’ai vu le sang… il saigne… » se désole Mélisande dans la confusion générale. « Ils vont le jeter dans le fossé », hurle la Nourrice. On dresse une barricade de tables, en vain. les paysans surgissent avec Barbe-Bleu vaincu, ligoté sur une chaise qu’ils trainent tout autour de la salle. « Vengez-vous comme vous voulez », chante un paysan. « Avez-vous ce qu’il faut pour le tuer ? »… « Nous en viendrons à bout », dit Ariane.
Capture d’écran
Captives de la pitié
Commence alors un grand jeu de pitié : les cinq captives entourent le blessé, préparent des linges pour le soigner. Sauf Alladine, la dernière arrivée, qui se précipite pour l’étrangler. Ses comparses la maîtrisent… « Doucement, tu rouvrirais ses plaies, il n’est plus si terrible ». Ariane réclame une dague. Est-ce pour le tuer ? Non (commentaires des violons dans des couleurs fatales). Le couteau, elles se le passent de l’une à l’autre. Quand c’est le tour d’Alladine, elle se précipite pour poignarder leur bourreau. Elle s’arrête juste à temps.
C’en est fini. « Adieu », dit Ariane, qui s’éloigne désabusée. « Ariane, où vas-tu », s’inquiète Sélysette. « Loin d’ici, là-bas où l’on m’attend encore. M’accompagnes-tu, Sélysette ? Mélisande ? Ygraine ? Bellangère ? Alladine ? La forêt et la mer nous appellent de loin… » Non, répond Bellangère. Alors monte et prend de l’ampleur une grande phrase lyrique à l’orchestre, évocatrice de mer et de forêt. Ariane disparait, sortant du labyrinthe. « Adieu, soyez heureuses… » Ultime image, Barbe-Bleue, le Minotaure, ligoté, sanglant, mais entouré de toutes ses femmes.
Mystère des âmes prisonnières.
Maeterlinck a donné à sa pièce un sous-titre qui laisse songeur : « La délivrance inutile ».
Capture d’écran