Il aura fallu attendre les vingt dernières minutes pour qu’enfin il se passe quelque chose. Alors Rolando Villazón se planta à l’avant-scène, ne bougea quasiment plus et proféra d’une voix qui avait recouvré sa fermeté le « Testo » du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi.
Juste avant, on avait entendu ce qui restera, selon nous, le moment le plus émouvant de la soirée : « Dormite, o pupille », une aria très belle et semble-t-il inédite de Pietro Andrea Ziani (1616-1684) découverte au Conservatorio San Pietro a Majella de Naples, qui eut la chance d’être chantée par le contre-ténor Valer Sabadus. Un costume de squelette endiamanté, à l’image de ceux qu’on peut voir dans les châsses napolitaines, ennuagé de longs voiles bleu nuit, posant de lents mouvements élégants sur les lignes de la musique, ses belles mains volant à l’unisson de sa voix lumineuse, se jouant des notes les plus hautes, et surtout faisant respirer cette musique, imposant un tempo lentissime et des silences suspendus. Toute la fascination qui peut naître d’un moment où tout est juste : la ligne musicale, la pureté du timbre, la gestuelle, la lumière, la maîtrise du temps. Alors on retient son souffle.
Le triomphe de la mort (1446). Palerme, Palazzo Abatellis
A la fin c’est la mort qui gagne
Sinon, c’est en somme un récital travesti en spectacle qu’on aura vu, aux ambitions d’ailleurs modestes et qui ne les tient pas toutes. La mise en scène – plutôt mise en espace, signée par Christina Pluhar qui a conçu cette production et dirige L’Arpeggiata tout en jouant le théorbe – se limite à des entrées et sorties, le décor à quatre marches d’escaliers montant vers un praticable, devant un écran où sont projetées par intermittence des images de nature filmées de près, feuilles mortes, gouttes d’eau, ou des détails du Triomphe de la mort de Brueghel l’Ancien ou de celui du Palazzo Abatellis de Palerme. De loin en loin, les inévitables fumées, toujours photogéniques.
Il s’agit donc d’un « spectacle musical autour de Claudio Monteverdi et de ses contemporains ». Sept institutions se sont unies pour lui donner naissance et il pourra être repris ici et là, tout entier construit qu’il est autour de la réputation de Rolando Villazón.
En guise de frontispice on aura entendu la célèbre et anonyme « Passaglia della vita », qu’on attribue parfois à Stefano Landi, au mouvement irrésistible pour mieux répéter son obsédant « bisogna morir ». C’est Cyril Auvity qui la chante, d’une belle voix retenue, drapé de voiles rouges comme le sont les deux femmes qui l’entourent, l’une enceinte, l’autre âgée, pour figurer avec lui les trois âges de la vie. On se souvient d’interprétations plus vigoureuses de cette page obsédante, et l’ensemble L’Arpeggiata, un peu pâle, ne sortira guère d’une honnête discrétion tout au long du concert, que survolera parfois le savoureux cornet à bouquin de Doron David Sherwin.
De cet air on garde en mémoire l’interprétation radieuse de Marco Beasley, qu’on aima tant jadis et naguère, et qu’on peine à reconnaître ici, voix incertaine et présence diaphane, dans l’aria « Il tempo di una vita è fragile » de Tarquinio Merula.
Affèteries
Après ces préambules, on entendra essentiellement des extraits, les passages les plus fameux, de l’Orfeo de Monteverdi.
Et tout commencera par la scène des noces d’Orfeo et Euridice. Costume blanc pour lui et voiles blancs pour elle, comme pour un mariage en province. L’aria « Mio ben » d’Euridice mettra en évidence la chaleur du timbre, la ligne vocale souple et charmeuse de Céline Scheen, dotée de surcroît d’un léger vibrato naturel dont elle joue avec sensualité. Sobriété et sincérité qui font contraste avec les minauderies de Rolando Villazón, dont on connaît la propension au sur-jeu et à l’excès.
C’est par là que pêchera son interprétation et dès son entrée, l’aria « Rosa del Ciel », on sera déconcerté par le décousu des phrasés, la ligne labyrinthique, les ornements incertains, les fortissimos appuyés succédant à des pianissimos détimbrés. Cette impression d’extériorité, de manque de tenue à la fois physique et vocale, perdurera au fil des « Vi ricordo, o bosch’ombrosi » et des « Possente Spirto », la grande aria du troisième acte, un peu écourtée, elle aussi décevante, avec de beaux éclats (les dialogues avec le violon ou le cornet) entrecoupés de facilités agaçantes.
C’est Giuseppina Bridelli qui incarnera la Messaggera, dans un style très différent de celui de Céline Scheen : un chant très droit, sans aucun vibrato, quelques portamentos, une grande sobriété. Elle est la voix du destin et son aria « Ma io in questa lingua » est glaçant de dignité douloureuse.
Belles interventions, très et trop courtes, de Benedetta Mazzucato (une Nymphe), de Renato Dolcini (un Berger), et de Cyril Auvity, sous-employé en Berger et en Tancredi.
Pieter Brueghel l’Ancien : Le triomphe de la mort (Prado)
Le temps d’un changement de veste (une veste brodée sombre remplaçant la veste blanche), et c’est un tout autre Villazón qui apparaîtra. Plus d’affectation, ni d’image-cliché (cette position de fœtus pendant l’air de la Messagère…).
Villazón transfiguré
Un récitant solidement planté, très présent, et, non moins franche et saine, une voix revigorée. Une puissance épique, une articulation tranchée, de l’homogénéité et de la puissance dans le timbre qui semble métamorphosé. Et surtout une théâtralité exacerbée mise au service du stile concitato voulu par Monteverdi.
Etonnante transformation à vue. Alors qu’en Orfeo, Villazón nous semblait égaré, le voici dans l’esprit de l’œuvre ; le rythme, la ponctuation, l’expressivité, tout sonne juste, et avec panache. Et il entraîne dans son exaltation L’Arpeggiata.
En guise d’illustration au premier degré, un couple de danseurs miment en fond de scène les deux combattants, lui costume bleu gitanes, elle vert gazon, sur des tuniques dorées. La chorégraphie n’est pas plus convaincante que ces accoutrements et n’ajoute rien à la puissance de la musique.
Tout l’épique du combat passe par la voix. C’est une pièce que Villazón a déjà donnée à plusieurs reprises, ici et là. La maturité et l’évidence de ce qu’il fait entendre, l’éclat du timbre sur toute la tessiture, l’engagement, enfin une sincérité qu’on avait cherchée en vain dans tout le début du spectacle, tout cela laisse sur une belle dernière impression, de là beaucoup d’enthousiasme aux saluts.
Photographie par Paolo Pellegrin illustrant le programme de salle © GTG