Pour l’inauguration du Grand Théâtre de Genève rénové après trois ans de fermeture, la reprise du Ring complet donné en 2013-2014 marque aussi la dernière saison de Tobias Richter à la tête de cette institution. Autant dire que cette Tétralogie, proposée cette année trois fois sous forme de cycle complet, a valeur de symbole. La première soirée en est un Prologue puissant qui ne connaît ni temps mort, conforme en cela aux intentions d’écriture musicale continue du compositeur, ni chute de tension. La direction musicale de Georg Fritzsch maintient du début à la fin l’attention soutenue de l’auditoire : la qualité des timbres, les couleurs de l’orchestre, mais aussi les nuances, les respirations tout autant que la force des contrastes et même certaines rugosités expriment cette naissance d’un monde et cette histoire de la violence. Happé d’emblée par le mi bémol initial du prélude, le public est rivé à son siège jusqu’à la montée au Walhalla.
Le travail de Dieter Dorn à la mise en scène, qui avait suscité l’intérêt et l’admiration de la critique à l’époque, se caractérise par une grande lisibilité, qui n’exclut pas la subtilité ni la finesse de l’interprétation. Le liseré lumineux rouge qui encadre la scène noire crée la distance voulue tout en nouant avec le spectateur un pacte de lecture autorisant le mélange des genres. Ainsi des projections en noir et blanc de photographies de guerres et de catastrophes (vidéo de Jana Schatz), annonciatrices des malheurs à venir, qui précèdent les premières mesures, de la chute dans les profondeurs du plateau d’un bloc d’or venu des cintres, des nornes poussant une immense pelote faite des cordes des vies humaines, tandis que les dieux, d’abord masqués à la façon de la tragédie grecque, représentent par leurs tenues vestimentaires diverses traditions historiques ou mythologiques (avec un Donner en samouraï et un Froh en dieu gréco-romain). Les costumes de Jürgen Rose s’insèrent dans ses décors qui font se succéder des blocs de béton au fond du Rhin, les couleurs vives des filles du Rhin, la magie des profondeurs obscures du Nibelheim peuplées par ailleurs de travailleurs réduits en esclavage, la fantastique – et comique – métamorphose d’Alberich en dragon ou l’ascension finale des dieux dans un carton devenu montgolfière vers les hauteurs, censées être celles du Walhalla, drapées d’une tenture aux couleurs de l’arc-en-ciel. La dramaturgie de Hans-Joachim Ruckhäberle agence les déplacements pour créer une narration très vivante, un récit mobile, parfois effrayant, parfois amusant, avec des personnages sans cesse en mouvement, même lorsqu’ils font face au public, alignés sur le devant de la scène.
La vaillance vocale est au rendez-vous, augmentée d’une musicalité que ne vient jamais perturber la quête du volume sonore. Dans une parfaite osmose avec l’orchestre, les chanteurs se font entendre avec une apparente facilité qui force l’admiration. Tómas Tómasson est un Wotan tour à tour veule et impérieux, vocalement très convaincant, face auquel l’Alberich de Tom Fox (qui incarnait Wotan en 2013) apparaît véritablement comme l’albe noir faisant contrepoint à l’albe blanc (gémellité soulignée par les statures des deux chanteurs et par les costumes dont chacun porte la nuance qui le symbolise) et capable de l’égaler par ses qualités et son endurance vocales. Solidité et parfaite diction au service du chant aussi pour Stephan Gentz, Donner un peu empêtré scéniquement par son marteau, et pour le Froh parfois un peu moins compréhensible, mais toujours mélodieux, de Christoph Strehl (qui tenait déjà le rôle en 2013). On accordera une mention spéciale à Stephan Rügamer, remarquable Loge, facétieux et bondissant, virevoltant sur scène et d’une virtuosité vocale époustouflante. Mime bénéficie de la belle voix de ténor de Dan Karlström, presque trop belle dans le rôle de ce personnage pitoyable, pour lequel il ne ménage d’ailleurs pas sa peine en tant qu’acteur. Alexey Tikhomirov projette une voix claire et distincte en Fasolt, qu’accompagne Taras Shtonda, un peu engorgé au début mais capable d’affirmer ensuite avec force la personnalité ombrageuse du géant Fafner
La distribution féminine, dominée par le timbre clair de Ruxandra Donose, lumineuse et inflexible Fricka, voit Agneta Eichenholz reprendre, avec talent, le rôle de Freia chanté déjà il y a cinq ans, auquel elle donne fraîcheur et sensibilité. Si Wiebke Lehmkuhl sait prêter à Erda la justesse de ton et la dimension énigmatique attendues, la voix manque peut-être d’un peu d’épaisseur et de sonorité ce soir pour incarner pleinement la prophétesse doublée d’une aïeule.
Polina Pastirchak chante à nouveau le rôle de Woglinde qu’elle interprétait en 2013, avec clarté et séduction, secondée par la Flosshilde parfois moins compréhensible, mais à la voix bien timbrée, d’Ahlima Mhamdi et par Carine Séchaye en accorte et bien-chantante Wellgunde.
Voilà un Prologue qui laisse attendre avec impatience la suite de ce Ring, mais qui constitue aussi un tout réussi, à saluer en soi, dans la cohérence de sa narration scénique, attachée à rendre limpide une histoire complexe et sombre, et dans l’équilibre accompli entre chant et musique.