Freud n’aurait certes pas imaginé situation plus propice à une ruine psychique que ce Vaisseau fantôme barcelonais. Cloîtrée dans la bibliothèque d’une vaste demeure, Senta se nourrit de romans et plus encore les vit. Dans ce drame bourgeois de l’enfermement et de la frustration, elle va jusqu’au bout de son délire avec le gros volume qui contient la légende du Hollandais Volant, entretenant avec ce livre une passion charnelle exprimée dans une véritable scène d’amour physique. Passion qui ne peut bien sûr qu’aboutir à un transfert, dans un sens ou dans l’autre, avec le personnage romanesque, puis à son suicide final devant l’impossibilité de concrétiser ses rêves.
C’est à partir de cette idée simple – et au demeurant très efficace –, que le metteur en scène de cinéma et d’opéra Philipp Stölzl bâtit une sorte de film qui se déroule avec une remarquable fluidité entre des tableaux muraux vivants, et les personnages habitant ou fréquentant la maison. Créée à Bâle en 2009, sa production qui, en l’état ne peut pas vieillir tant elle est intemporelle, a été reprise notamment à Berlin (Staatsoper Unter den Linden) en 2013 et en 2015. Elle trouve au Liceu un public de Catalans peut-être moins réceptifs que les Allemands à ce type de démonstration, mais en tous cas très attentifs (ne seraient quelques téléphones portables qui bien sûr sonnent aux moments les plus inappropriés).
© Antoni Bofill
Le problème de cette soirée, qui fascine sur le plan scénique, est que la prestation musicale est loin d’être au niveau des volontés du metteur en scène. Bien sûr, il y a – fort heureusement – Anja Kampe, éblouissante vocalement, alliant avec maestria un chant wagnérien dont on sait qu’elle est une des meilleures spécialistes, avec des intonations éperdues, des forte et des pianissimi exprimant sa passion, ses étonnements, ses interrogations, ses certitudes, ses décisions… La voix se joue de l’orchestre, à l’unisson avec un jeu scénique confondant d’intelligence. Du grand art. Son Hollandais, Egils Siliņš, assure avec autorité et sobriété à la fois, d’une voix sans faille parfaitement adaptée au rôle. Mais le fait qu’il soit essentiellement relégué dans les « tableaux vivants » du fond de la bibliothèque le place un peu au second plan à tous points de vue. Enfin, on note le très sonore et bien chantant Timonier de Mikeldi Atxalandabaso.
Mais que dire du reste ? Un Daland (Attila Jun) à la voix forte mais au fort vibrato, bougeant de manière éprouvante dans les notes tenues, et de ce fait mal accueilli aux saluts, un Erik (Daniel Kirch) à la voix tendue et forcée, en limite en fin de représentation, et une Mary (Itxaro Mentxaka) bien peu musicale. Et pour faire bonne mesure une cheffe d’orchestre (Oksana Lyniv) carrément emboîtée au moment des saluts par des huées venues d’à peu près tous les niveaux de la salle. Direction dure, uniforme, sans aucune poésie, mêlant tous les pupitres dans des forte permanents, on a conscience de ce qu’un tel déferlement qui semble incontrôlé a de déstabilisant autant pour les chœurs, assez quelconques ce soir contrairement à l’habitude, que pour les solistes.