Lorsqu’il s’attela à ce qui devait être son dernier opéra, Franz Schreker décida de rompre avec les sujets et le style qui avaient été les siens jusque-là. D’abord, au lieu de s’abîmer dans les méandres de la psychologie humaine, il choisit le ton du conte populaire, afin de toucher le plus large public, et jeta son dévolu sur Smetse Smee, du romancier belge Charles De Coster, auteur de La Légende d’Uylenspiegel (1868). Sur fond de Révolte des Gueux, cette légende flamande fait intervenir le Christ et le Diable, recourt à des éléments archétypaux comme les trois souhaits et montre comment le héros put échapper à l’enfer pour entrer au paradis. Avec ce que le compositeur appelait « un opéra à la Bruegel », on est en effet à cent lieues de l’univers dépeint dans Der ferne Klang. Quant à la musique, Schreker voulut être « assez moderne » ; s’il connaissait les expériences de Schoenberg, auquel était dédié son précédent opéra, Christophorus, il préféra se tourner vers une autre modernité de l’entre-deux-guerres, celle de la Nouvelle Objectivité et du Zeitoper, mais aussi celle d’un Prokofiev ou d’un Chostakovitch.
Pour sa première mise en scène d’opéra, Ersan Mondtag a choisi de traiter avec un certain respect cet ouvrage rarissime et largement inconnu du public. Le spectateur est pris par la main pour suivre ce récit populaire, arraché à son contexte historique mais clairement situé en Flandres, grâce aux façades à pignon du décor tournoyant, qui dévoile un gigantesque dieu Baal dévoreur d’enfants, décor aussi multicolore que les costumes mélangeant les époques et les sexes. Le héros n’est plus vraiment forgeron, mais il a le côté bondissant et insolent de son frère Till l’Espiègle. Et deux des personnages dont Smee se joue au deuxième acte ne sont plus un magistrat et le duc d’Albe, mais des diables rouges et cornus. Jusqu’à l’entracte, donc, tout est clair. Mais au dernier acte, les choses se compliquent. Les références à l’art africain, jusque-là relativement discrète, éclatent tout à coup, et d’incarnation de la résistance flamande à l’occupant espagnole, le héros devient tout le contraire, puisqu’il est grimé en Léopold II, roi des Belges qui acheta le Congo et y encouragea toutes sortes d’exactions. Puisqu’il a berné les puissances de l’enfer, l’accès lui est refusé, mais les habitants de l’enfer qui l’ont aidé auparavant écoutent le (long) discours prononcé par Patrice Lumumba lors de l’indépendance du Congo en juin 1960. Puis au paradis, il apparaît que saint Pierre est noir de peau, lui aussi… Finalement, le héros est accueilli au Ciel, mais les émissaires infernaux reviennent aussi sur scène, et la diablesse Astarté a le dernier mot (ajouté au livret) lorsqu’elle ôte sa fausse barbe à Smee en demandant au public « Really ? », comme si plus personne ne pouvait adhérer au grand chœur final qui répète ses Alléluias.
La distribution vocale est de haut niveau, à commencer par l’époustouflant Leigh Melrose qui ne quitte pratiquement pas la scène d’un bout à l’autre de la soirée, qui ne cesse de s’agiter, de sautiller, de ricaner, véritable meneur de jeu qui porte le spectacle sur ses épaules. Vocalement, la partition laisse la possibilité de confier le rôle-titre à un baryton ou à une basse : c’est ici un baryton que l’on entend, choix pertinent quant à la personnalité du héros, quitte à ce que les notes les plus graves soient un peu moins audibles. Impossible de résister ici à l’incarnation proposée par le baryton américain, acteur-né et chanteur autoritaire. Dans le rôle de son épouse, on est ravi que Kai Rüütel se voie enfin confier un personnage de premier plan, tant la densité de son timbre s’impose à l’évidence, même si le livret ne laisse pas une grande latitude à ce personnage « angélique ». Astarté énigmatique, Vuvu Mpofu fait entendre une voix saine et expressive. Membre du Jeune Ensemble, le ténor Daniel Arnaldos est un saisissant Flipke en vertugadin, particulièrement déchaîné dans sa chanson à boire du dernier acte. Parmi les nombreux seconds rôles distribués avec soin, on remarque le Christ d’Ivan Thirion et la Vierge Marie de Chia-Fen Wu, ainsi que le saint Pierre de Justin Hopkins, jeune baryton-basse américain dont la voix solide dément la sénilité affichée dans son jeu.
En fosse, Alejo Pérez se montre tout à fait maître du déferlement sonore organisé par Schreker, aussi à l’aise dans les éléments faussement populaires que dans les hardiesses de la partition. Pas sûr que le compositeur ait vraiment écrit là « eine Oper für Jedermann », mais cette production, malgré certaines bizarreries de la mise en scène, marque un jalon dans la Schreker-Renaissance, qu’on espère bien voir se prolonger avec Irrelohe le mois prochain à Lyon.