Sur le modèle de la tournée d’avril à mai 2015, où il présentait son CD consacré à la musique légère allemande, Jonas Kaufmann a repris le même principe pour son disque hommage à la ville de rêve qu’est pour lui Vienne. Cependant l’exercice est maintenant deux fois plus long (initié le 14 octobre à Vienne puis repris du 7 janvier au 1er février) et aux villes allemandes se sont ajoutées Budapest, Bruxelles, Lucerne et bien sûr Paris où le ténor bavarois relevait de maladie (il avait dû annuler Nuremberg le 18, deux jours plus tôt, pour raisons de santé). Dix jours plus tard (et 4 récitals supplémentaires), on le retrouve au Festspielhaus de Baden-Baden, où il termine son marathon vocal.
Évidemment, il ne reste plus une place libre et une étrange agitation est palpable aux abords du théâtre, ce qui a tout pour surprendre dans la ville thermale où l’on sait prendre son temps et garder son calme en toutes circonstances. Un nombre sidérant d’autobus stationne sans respecter l’ordre légendaire germanique (l’un d’entre eux s’avance jusqu’aux marches de l’entrée, mais nous ne révélerons pas sa nationalité) et des noms d’oiseaux fusent entre taxis, ce qui est hautement inhabituel. Cependant, un quart d’heure avant la représentation, tout le monde est assis et patiente sagement comme en 2015 dans les mêmes conditions ici-même, non plus devant un, mais deux micros, puisque le ténor a cette fois-ci la partenaire qui manquait lors de la précédente tournée. On retrouve le même chef, Jochen Rieder, cette fois à la tête du PKF-Prague Philharmonia, et l’on se met en train avec Johann Strauss fils et son Ouverture d’Eine Nacht in Venedig. L’orchestre sonne bien, sonore et précis, avec des percussions dont les pulsions rappellent les bonnes formations qu’on peut entendre dans certains kiosques à musique. Les deux solistes seront avantageusement soutenus par un ensemble très équilibré et leur chef à l’unisson, qui aurait pu servir de souffleur si l’un ou l’autre en avait eu besoin : on a la sensation de découvrir un ventriloque à chaque fois qu’il se retourne vers les chanteurs. Seule la harpe, ce qui est bien dommage pour le duo amoureux de « Lippen schweigen », n’est pas suffisamment audible. Elle aurait presque mérité d’être sonorisée.
À propos de sonorisation, Jonas Kaufmann explique avant de commencer la raison d’être des micros. Il s’agit pour lui de restituer l’effet du « schlager » (qu’on pourrait traduire par chanson à succès), si cher à la culture germanique, qu’on entendait surtout à la radio et pour lesquels il ne faut pas forcer, mais caractériser un personnage ou une ambiance. Avec humour, il nous promet que le micro ne sera pas utilisé pour les opérettes et que tout fonctionnera bien. De fait, la sonorisation des mélodies procure une sensation de complicité avec la star : un peu comme si on l’entendait dans un vaste salon, en stéréo enveloppante et caressante ou mieux, comme si l’on partageait l’une des nombreuses variantes sur le café que proposent les célèbres institutions viennoises, pourquoi pas chez Demel, le mythique salon de thé, dans un délicieux « Kaffeeklatsch » (une expression savoureuse aux sous-entendus multiples, mais à entendre ici comme bavardages légers autour d’un café) avec l’artiste et quelques amis. S’il n’est pas forcément en grande forme (quelques toux réprimées à la fin des airs en témoignent), les qualités habituelles sont au rendez-vous, quand bien même l’artiste semble se ménager : pianissimi ineffables, aigus puissants, nuances délicates, élégance du phrasé et timbre sombre. Quant à la prononciation, elle est parfaite, même lorsque Jonas Kaufmann se risque au dialecte viennois. Chaque mot reste parfaitement distinct et on se félicite de bien comprendre, sans compter que tout cela est savoureux : le wienerisch est relativement proche du dialecte bavarois et notre ténor n’a pas à se forcer beaucoup pour que cela sonne juste.
Il n’en va pas de même pour sa partenaire : certes, Rachel Willis-Sørensen est pétillante et possède une technique et des brillances qui s’accordent à merveille avec son partenaire. La rousse pétillante est formidable et ce n’est pas les moyens vocaux de la soprano américaine qui sont en cause, mais le fait que précisément, elle soit anglo-saxonne. Certes, la prononciation est remarquable, mais il manque un je-ne-sais-quoi pour qu’elle puisse paraître viennoise. Délicieuse et très à son aise dans l’Air de la montre, où elle mène son Eisenstein par le bout du nez, on a bien du mal à croire en Rosalinde fausse comtesse hongroise dans une Czardas très hollywoodienne. Cela dit, au-delà de ces chipotages, on aurait tort de bouder son plaisir, tant le couple fonctionne bien, y compris dans les quelques pas de valse (car maintenant, il danse, et plutôt bien, contrairement à 2015 où il était seul en scène). Le public est tout à fait conquis, à tel point que d’aucuns ne peuvent s’empêcher de murmurer « Lippen schweigen »…
© Festspielhaus Baden-Baden
Au terme du récital, Jonas Kaufmann nous offre pas moins de cinq rappels. Après tout, c’est la fin de la série et le ténor semble très détendu et à l’aise. Il commence par « In einem kleinen Café in Hernals » de Leopoldi, où il nous fait également profiter de ses talents de siffleur. Son parlar cantando évoque les performances des grandes figures du théâtre viennois (on pense notamment à Helmut Lohner en Froch dans Die Fledermaus). Accompagné du chef Jochen Rieder au piano, le ténor s’en donne à cœur joie avec « Der Tod, das muss ein Wiener sein » de Kreisler, où il est question de la Mort, qui doit être Viennoise, où l’on égratigne gentiment les conventions. Pour l’ultime rappel, « Sag beim Abschied leise „Servus“, nicht Lebwohl und nicht Adieu », tout le monde a compris que Jonas Kaufmann prenait congé. Et toute la salle d’accompagner le chanteur sur le refrain, qui doit rappeler bien des souvenirs à tout un chacun. Tout le monde ou presque semble connaître les paroles ; il faut entendre 2000 personnes susurrer des adieux à mi-voix à l’attention de son idole… Voilà qui termine un cycle en beauté car enfin, pourquoi bouder un répertoire pareil, léger comme une chantilly sur du café mais bien plus subtil qu’il n’y paraît ? Pour l’heure, Jonas Kauffmann va enfin pouvoir se reposer jusqu’à son prochain engagement, au Royal Opera House, le 1er mars. Bon rétablissement et bon Fidelio !