Quelle place pour l’homme dans le cirque absurde d’une mâle vie de soldat ? Quelle place pour les femmes dans un monde d’homme ? Et quelle place enfin pour cette production de Die Soldaten à la Scala de Milan quand elle a été conçue pour Salzbourg et son cadre de scène immense ? Autant de questions auxquelles répondent avec un certain succès Alvis Hermanis à la mise en scène, Ingo Metzmacher à la tête de l’orchestre de Scala et la distribution emmenée par Laura Aikin.
Trois têtes équines trônent au milieu d’arcades inspirées du Felsenreitschule – le manège des rochers de Salzbourg – qui sert de base au décor d’Alvis Hermanis. L’une regarde à gauche, l’autre le public et la dernière à droite : passé, présent, futur peut-être, que l’écriture de Zimmerman a volontairement voulu mélangés, dans son adaptation de la pièce de Jakob Lenz. Le metteur en scène, lui, a littéralement placé le manège sur scène puisque des chevaux font la ronde pendant une grande partie de la représentation. Symbole d’une ronde bien plus infernale, bachique et même animale. Cette animalité va se retrouver dans le foin, aliment chevalin, placé au centre de l’avant-scène. C’est là que Marie s’ébattra avec Desportes, c’est ce fourrage dans lequel on se vautrera et dont on se couvrira frénétiquement tout au long de l’opéra jusqu’à la dernière scène où Marie tente d’y entrainer son père qui ne la reconnait pas.
Le travail somme toute classique d’Hermanis, et, si l’on ose dire pour une œuvre du collage comme celle-ci, proche de la linéarité du livret, trouve néanmoins un élément structurant fort pertinent outre la transposition de l’action à l’époque de la première guerre mondiale. Il s’agit d’une simple cage aux parois transparentes : lieu du sexe sans saveur, lieu du voyeurisme de la soldatesque, lieu de pulsion où l’on place la femme prostituée devenue objet. Pour Marie, le destin est scellé au deuxième acte : lors d’une transition musicale, la jeune fille tombe des cintres du théâtre où elle marche tel un ange somnambule pour échouer sur des bottes de paille, où elle progresse d’un pas hésitant avant d’être conquise et possédée par Desportes. Seule lui reste la cage pour s’abriter. Puis vient la terrible scène où la Comtesse de La Roche vient « adopter » Marie. La noble dame se place elle aussi dans la cage, devenue un salon exigu le temps de cet échange, pour sauver la réputation de Marie, lui refaire une virginité. La fille à soldat ne l’écoute pas vraiment. Dans une pantomime surréaliste, elle avorte d’un fœtus de paille (encore le foin !) symbole final de sa déchéance. Mais presque toutes les femmes présentes sur scène finissent par entrer dans la cage et deviennent impuissantes à infléchir le drame implacable.
© Teatro alla Scala
On sent toutefois que la scène de la Scala est étriquée. Des huit arcades du décor au Großes Festspielhaus, il n’en reste plus que quatre. Il en résulte une concentration des espaces : l’intime des lits superposés des deux sœurs à jardin, le mondain du salon des La Roche à cour et le bestial du foin et des soldats parqués derrière les arcades, à l’affut des femmes. Si le tout fonctionne en première partie, la deuxième – où les lieux, les situations et les développements se précipitent – apparait beaucoup plus heurtée et bien moins lisible.
Il faut dès lors compter sur toute la précision analytique d’Ingo Metzmacher qui dompte les masses orchestrales colossales voulues par Zimmermann. Plusieurs loges latérales des palchi sont réquisitionnées pour accueillir des percussions surnuméraires ; d’autres encore sont manifestement en coulisses et des enceintes placées sur le pourtour diffusent ces sons obscènes. Dans l’acoustique remarquable de la Scala, la musique enveloppe le spectateur et venant de toute part, elle fait voler en éclat le quatrième mur protecteur du théâtre. Etrange impression, alors qu’Hermanis ne fait que représenter, le chef et son orchestre place le public à son tour dans une situation de voyeur. Est-ce pour cette raison qu’une gêne le gagne et grandit dès les premières minutes et jusqu’au final oppressant de l’opéra ? L’expérience est riche pourtant pour les scaligères et les saluts et rappels seront longs et nourris en ce soir de première.
Cela tient aussi à la qualité de la distribution, bien rodée et investie théâtralement car quasi-identique à celle de Salzbourg il y a deux ans. Les rôles sont nombreux et il faudra distinguer la Marie de Laura Aikin agile sur toute la tessiture et techniquement bien en place. Il ne faut rien de moins pour venir à bout du rôle et de ses coloratures. Daniel Brenna possède les mêmes atouts qui lui permettent de gérer des changements de registres en falsetto avec une rapidité impressionnante de même que Gabriela Beňačková, la mère du jeune comte qui dose sans mal la puissance de sa voix et les écarts de son rôle. Alfred Muff met à profit un timbre chaud et rond pour composer un Wesener très humain. Okka von der Damerau, qui chantait la saison précédente le rôle à la Bayerische Staatsoper, s’amuse en Charlotte. Sa voix bien projetée et colorée donne à chacune de ses interventions l’impact nécessaire. Stolzius trouve en Thomas E. Bauer un interprète lyrique en première partie et beaucoup plus sec dans la seconde quand il est résolu au meurtre et au suicide. Parmi les soldats, il faut saluer la fine caractérisation de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en Pirzel (il chantait Mime à la Bastille lors du dernier Ring) et Boaz Daniel en Eisenhardt.