C’est dès 1924 que Rusalka a été donnée au Liceo, où elle a été depuis reprise deux fois, alors qu’il a fallu attendre 1982 pour voir la création française (à Marseille), et 2002 pour qu’elle entre au répertoire de l’Opéra de Paris (avec dans le rôle-titre Renée Fleming, qui a beaucoup contribué à la reconnaissance internationale de l’œuvre). La coproduction présentée aujourd’hui a déjà été jouée à Madrid en 2020 au plus fort de la crise du Covid (un DVD en a été édité), puis à Dresde en 2022, et à València en 2024.
Le metteur en scène Christof Loy ne mérite certainement pas les huées qui ont ponctué son arrivée sur scène aux saluts. Bien sûr, ceux qui sont venus voir une mise en scène traditionnelle risquent d’avoir été déçus. Mais il faut convenir que le parti pris de transposition tient plutôt bien la route. Point de lac, de brumes, de roseaux ni de grenouilles : le décor de Johannes Leiacker nous transporte dans le hall d’un théâtre désaffecté, envahi par une sorte de coulée de lave. La sorcières Ježibaba est préposée aux billets : c’est elle qui décide de la place de chacun, c’est-à-dire du déroulement des vies. Les ondines habituelles sont ici des danseuses en tutu, et Rusalka, l’une d’elles, a eu un accident qui l’oblige à marcher au début avec des béquilles. Faire des pointes et perdre la voix, rien n’aura donc été épargné à la malheureuse ! Mais la direction d’acteurs est excellente, très en profondeur, entre désirs inavoués et ombres psychanalytiques. Des scènes comiques peuvent également avoir dérouté les spectateurs, dont au début du deuxième acte le duo entre le garde forestier et le marmiton se disputant une grande échelle façon Laurel et Hardy (Manel Esteve et Laura Orueta, très drôles et bien chantants). Des chorégraphies vives, nerveuses et sexy de Klevis Elmazaj, fort bien dansées, soutiennent l’attention, notamment au deuxième acte.
Asmik Grigorian, qui vient de triompher à l’Opéra de Paris dans Le Tryptique de Pucccini, reprend aujourd’hui le rôle-titre qu’elle jouait à Madrid en 2020. Elle est devenue une Rusalka de référence, qu’elle défend à travers le monde depuis plus de dix ans. Rien que cette saison, elle le joue dans trois productions différentes, outre le Liceo, au San Carlo de Naples et au Bayerische Staatsoper de Munich. En dehors de ses qualités d’interprétation vocale et scénique, elle joue un personnage blanc et diaphane tout à fait conforme au livret, en particulier au moment le plus célèbre de la partition, « Le Chant à la Lune ». Paradoxe d’un morceau que se sont approprié nombre de divas comme air de concert, qu’elles interprètent souvent d’une manière quelque peu grandiloquente tout comme elles le font sur scène le cas échéant, ce qui dénature l’esprit de l’air. Ici au contraire, tout est de simplicité et de retenue, et l’on gagne en sentiment et en pureté. Le résultat est très convaincant, sorte de signature de l’interprétation du rôle entier par Asmik Grigorian, dont la voix ample sait aussi se colorer d’infinies nuances, de notes élégiaques, de diminuendos et de notes filées sans fin.

Le domaine incertain évoqué dans cette production, évoluant entre le monde du réel et celui du rêve sans pour autant jamais refléter une réalité concrète, paraît lui convenir tout à fait. Elle donne au rôle une présence scénique et une intensité dramatique toute particulière. Bien que n’ayant pas pratiqué la danse, elle a travaillé jusqu’à arriver à se fondre dans le personnage voulu par le metteur en scène, ce qui a exigé de sa part un important investissement physique et émotionnel. Au total, sa Rusalka, simple jeune femme d’aujourd’hui et non diva défendant un rôle, qui refuse le carcan familial et choisit la liberté quitte à ne jamais trouver le bonheur, est très touchante, notamment dans sa vaine tentative de gagner le combat perdu d’avance contre la Princesse étrangère. Surtout que celle-ci est interprétée par Karita Mattila, un rôle qu’elle a fait sien également depuis de nombreuses années, et qu’elle défend aujourd’hui encore d’une voix radieuse et triomphante, mais aussi d’un jeu grandiose d’une totale perfidie. Vamp vénéneuse préfigurant celles qui vont se multiplier au cinéma au début du XXe siècle, elle domine de sa présence tous les personnages en scène.
Autre protagoniste de poids, Piotr Beczała chante le Prince, un rôle qu’il joue depuis bientôt vingt ans (notamment avec Camilla Nylund et Renée Fleming). C’est la première fois qu’il a pour partenaire Asmik Grigorian dans Rusalka, et le couple fonctionne à merveille. Les deux voix sont très complémentaires, les inflexions musicales du ténor entre forte et douceur répondant parfaitement à celles de la soprano. Et finalement, alors que ce rôle de prince est à la fois antipathique et un peu fade comme tous les princes de contes de fées, il arrive à en extraire une partie plus sentimentale, jusqu’à la scène finale qui voit la mort des deux protagonistes.
Le père tyrannique Vodník est ici chanté d’une somptueuse voix de baryton-basse, par Aleksandros Stavrakakis, qui lui confère un côté souvent plus apaisant, moins outré qu’à l’habitude. La sorcière d’Okka von der Damerau leur donne la réplique, d’une belle voix de mezzo mais aussi avec beaucoup d’humour et des jeux scéniques bien en place. Les trois sœurs-nymphes de Rusalka, façon Filles du Rhin (Julietta Aleksanyan, Laura Fleur et Alyona Abramova), ont des voix qui sont à la fois bien accordées et assez différenciées. Les autres figures, traitées d’une manière souvent comique, préfigurent les Italiens d’Ariane à Naxos. Le chef Josep Pons tire le meilleur parti possible du bel orchestre du Liceo, dont on apprécie tout particulièrement le velouté des cordes et la clarté sans stridence des cuivres.