L’opéra national estonien propose une programmation foisonnante de vingt et une œuvres lyriques cette saison au tropisme éminemment francophile avec cinq opéras balayant le répertoire, d‘Orphée aux Enfers à Pelléas et Mélisande en passant par Carmen ou encore la Damnation de Faust.
Ce soir, honneur à Gounod avec la reprise d’une production de Roméo et Juliette d’excellente tenue datant de 2019. Certes, la diction se pare parfois d’un certain exotisme, mais l’esprit de l’œuvre est bien là et la mise en scène de Stephen Barlow tout à fait pertinente.
S’attachant à rendre la pièce de Shakespeare plus française encore, la dramaturgie installe l’action … au Palais de l’Elysée dont la façade coté jardin, les ferronneries du balcon ou encore la chapelle sont rendues avec beaucoup de fidélité. Ceci dit, c’est le Paris d’aujourd’hui qui est représenté.
Dès l’ouverture, Stephano, ici Stephanie, l’excellente Janne Ševtšenko, tague les affiches Capulet du métro – un « oui » en bleu qui restera la couleur de cette famille tout au long de la soirée – d’un « non » rouge, couleur des Montaigu.
Ce manichéisme intemporel permet d’universaliser aisément la tragédie. Chacun de nos oui peut être le non d’un autre, et inversement. Nous retrouverons régulièrement ces deux teintes, dans la salle de bal tendue de kakemonos bleu pour l’anniversaire de Juliette tandis que les Montaigus déguisés en serveur, rasent les rideaux rouges. Puis Juliette – perpétuellement habillée de bleu – enfile des escarpins rouges pour son mariage : elle a trouvé chaussure à son pied. Enfin pour leur nuit d’amour – rendue particulièrement torride par les deux chanteurs – les couleurs des deux camps sont délaissées.
Autre élément fort de la proposition de Yannis Thavoris, l’utilisation brillante de la tournette qui permet de rendre aisément perceptible ce basculement d’un univers à l’autre, d’un point de vue à l’autre sans que la vérité ne se situe ici plutôt que là.
Le procédé se fait vecteur émotionnel lorsque Juliette avec « Amour ranime mon courage » voit défiler devant elle les différents décors, dont celui de la chapelle, hantée par le spectre de son cousin. Kristel Pärtna brille particulièrement dans cet air. Tout au long de la soirée, elle dessine la silhouette juvénile de Juliette avec beaucoup de grâce. Dans « Je veux vivre » – où les vocalises savonnent très légèrement – elle ouvre ses cadeaux en douce et préfère les baskets au collier de perles. La voix est bien couverte, les graves sonores, accrochés haut, les registres unifiés…
La nuit de noces, comme la scène finale, les duos avec son Roméo, Nico Darmanin, sont autant de réussites.
Formé au Royal College of Music de Londres le ténor maltais est le seule membre du cast à ne pas appartenir à la troupe de la Maison. Il s’accroche un peu au chef du regard mais sa proposition n’en demeure pas moins séduisante. La cavatine « Ah, lève-toi, soleil » pose les aigus avec délicatesse, les piani sont tout aussi raffinés dans sa dernière intervention de ce second acte « Va ! repose en paix ! ». Dans le dernier acte, les aigus pianissimo se font déchirants… « Le rêve était trop beau ».
Témoin du drame, Priit Volmer est un Père Laurent impliqué et sensible d’un baryton bien campé. Les graves soyeux et l’aplomb d’Aule Urb font merveille en Gertrude, tandis que le Pâris de Mati Vaikmaa bénéficie d’un timbre riche équilibrant bien graves et aigus.
Heldur Harry Põlda, pour sa part, propose un Tybalt de belle facture au ténor percussif. Il partage avec Rauno Elp – Capulet – un vibrato un peu rapide compensé par un bel engagement scénique.
Il sera fatal au Mercutio de René Soom qui déploie quant à lui une indéniable autorité dès sa « ballade de la reine Mab ».
Arvo Volmer dirige l’orchestre de l’Opera National d’Estonie avec autant de fougue que de suavité. La phalange est excellente, les tempi sont allants, chaque entr’acte, ciselé, est joliment caractérisé entre tendresse et désespoir. Les chœurs sont au diapason profitant d’une direction d’acteur qui individualise leurs interventions avec une notable pertinence.
Un spectacle à découvrir en même temps que la charmante Tallinn.