De damnation à damné, il n’y a qu’un suffixe que Terry Gilliam, en référence sans doute au film de Visconti, s’est empressé de biffer pour transposer la légende dramatique de Berlioz dans l’Allemagne hitlérienne. Ma foi, pourquoi pas, les nazis sont régulièrement invités sur les scènes d’opéra et les origines germaniques du livret peuvent légitimer la démarche. Présent d’un bout à l’autre de la pièce, Méphistophélès en démiurge malfaisant organise le crime. La marche hongroise singe les accords de Munich et le ballet des sylphes l’arrestation des juifs. Egaré parmi les hommes, comme imperméable à leur folie, Faust finira crucifié sur une croix gammée tandis que Marguerite, marquée de l’étoile jaune, prendra valise à la main le chemin des camps de concentration. Si Visconti a peut-être motivé la transposition, c’est l’esprit Monthy Python, dont Terry Gilliam est un ancien membre, que l‘on retrouve tout au long d’un spectacle qui n’y va pas avec le dos de la cuillère. Pour le pire – multiplication des références jusqu’à l’encombrement, surenchère d’intentions – et le meilleur – direction d’acteurs, effets visuels réussis, profusion de décors et de costumes.
Autre avantage d’une telle approche : La Damnation de Faust ainsi représentée devient un spectacle à part entière et l’on cesse enfin de se demander si l’on a affaire à un oratorio, à un poème symphonique ou à un opéra. C’est sans hésitation la dernière option que privilégie Terry Gilliam, en accord avec Dmitri Jurowski dont la direction donne également l’avantage à la scène. Les amateurs de grand son, ceux qui préfèrent Berlioz dans toute sa démesure orchestrale, en seront pour les frais. Le directeur musical du Symfonisch Orchest van de Vlaamse Opera ne se préoccupe pas de gonfler les voiles ou d’unifier la pâte, ni même de surligner les innombrables raffinements de l’écriture. Peu de poésie, de l’action oui, mais sans rejouer La Guerre des Etoiles, Dmitri Jurowski se place avant tout au service des voix. Au pluriel car le premier protagoniste de la soirée, c’est le Koor (and Kinderkoor) van de Vlaamse Opera sollicité à l’extrême par la scénographie autant que par la partition, et qui répond superbement présent à l’une comme à l’autre.
Côté solistes, Simon Bailey en Brander appuie le trait, il lui faudra lever la main s’il veut pouvoir endosser l’uniforme de Méphistophélès, conformément au calendrier du Vlaamse Opera, les 12 et 14 octobre prochains à Anvers. Peut-être devra-t-il éviter de suivre de trop près l’exemple de Michele Pertusi dont le diable fatigué frôle la caricature. La prononciation du français, toujours délicate chez un chanteur non francophone, rachète heureusement le manque de subtilité vocale. La diction et la présence sont également les atouts de Maria-Riccarda Wesseling, qui n’hésite pas à transposer la partition pour en atténuer les tensions. On évite ainsi l’accident mais étêté, « D’amour l’ardente flamme » perd inévitablement de son impact émotionnel. Tout comme le duo d’amour, qui voit Faust escalader seul les sommets. L’Ut dièse, sur lequel trébuchent tant de titulaires du rôle, ne pose aucun problème à Michael Spyres. Rossini, dont il est aujourd’hui l’un des meilleurs interprètes, exige davantage. Le français est sans bavure, la projection impressionnante au point de friser la surexposition, l’ampleur suffisante pour surmonter l’Invocation à la nature. Le grave – toujours aussi sensationnel – vaut à lui seul le détour. Mais comme à chaque fois avec Spyres, ce qui enthousiasme, outre le chant, c’est la manière dont l’artiste investit son personnage. Ce Faust grotesque et pitoyable montre un visage trop humain pour laisser indifférent. Après Ciro à Pesaro cet été, nouvelle prise de rôle réussie donc, et même au-delà, pour l’un des ténors les plus captivants du moment.
Version recommandée :
Berlioz: La Damnation de Faust | Berlioz Hector par Interprètes Divers