Le Vaisseau Fantôme revu par Jan Philipp Gloger fait partie de ces récentes productions du Festival de Bayreuth qui ont le mérite de mettre tout le monde d’accord : personne ne les aime. Après sa création unanimement conspuée en 2012, elle a pourtant été rejouée chaque année, sauf en 2017. Et ce soir aux saluts, l’apparition du metteur en scène n’a suscité que des applaudissements polis. L’indignation a cédé la place à une forme d’indifférence résignée, propice à une mesure sans passion des mérites et des défauts.
Gloger est obsédé par le message anticapitaliste qu’il soupçonne Richard Wagner d’avoir instillé dans la moindre réplique. Il a ses raisons : il est vrai que les années de composition du Vaisseau Fantôme précèdent de peu la période où, ayant sympathisé avec Bakounine à Dresde et manifesté son enthousiasme pour le Printemps des peuples, Wagner dut se cacher en Suisse. Il est vrai que les bouches de Daland, du Pilote, des fileuses même, sont pleines de références pécuniaires et de considérations matérialistes. Il est vrai que dans cet univers dont le rêve et l’idéal sont bannis, le Hollandais et Senta peuvent tous deux faire figure de marginaux. Alors, faidépeindre le protagoniste en golden boy sur le retour confronté au néant de sa vie, pourquoi pas ? Errant dans un univers de structures métalliques hérissées de néons, avec des chaînes de production pour seul décor, des rubans de chiffres pour seul horizon, des prostituées pour seule compagnie, ce Hollandais met sa détresse existentielle à l’échelle humaine sans qu’elle en soit amenuisée – ce n’est déjà pas si mal. Ayant fait la connaissance de Daland, pétulant capitaine d’industrie qui tarde à lui montrer son usine de ventilateurs, il rencontre Senta et, surprise !, ces deux-là se trouvent. Où une lecture superficielle du livret montrerait l’union opportuniste de l’obligation de l’un (il doit trouver une femme pour mettre fin à la malédiction qui le poursuit) et des fantasmes de l’autre (elle est devenue folle à force d’avoir été bercée à la fois trop près du mur et par ces histoires de Hollandais Volant), Gloger ose une histoire d’amour entre deux rebelles, qui s’aiment passionnément avant de se suicider de concert. Il refuse la fréquente tentation du Regietheater consistant à réduire la substance même des personnages, à les rapetisser et les ridiculiser, à les nier. Et c’est déjà ça.
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Il nous faut maintenant formuler une remarque beaucoup plus prosaïque sur cette mise en scène : c’est très moche. D’une laideur à même de bouleverser toutes les convictions sur la subjectivité du beau. Les taches (pétrole ? goudron ?) qui parsèment à grandes coulées le fond de scène et le front du Hollandais, la vieille estrade de kermesse sur laquelle se déroulent la totalité des deuxième et troisième actes, n’apportent pourtant rien à un propos qui nous laisse finalement un goût d’inachevé. Comme beaucoup de spectacles fondés sur un « concept » central, celui-ci avance en effet avec des œillères, évacuant tout ce qui ne se trouve pas droit devant lui, dédaignant des éléments qui sont autant de clefs pour comprendre cet opéra. L’océan ? Absent. Le fantastique ? Evacué. L’idée de sacrifice ? Oubliée. Il n’y a ni vaisseau ni fantôme.
La distribution se débrouille plus que bien dans ce contexte : le Daland déchaîné de Peter Rose, qui ne perd ni son grave ni son legato dans les gesticulations qui lui sont assignées, et l’excellent Pilote de Rainer Trost, sorte de loup de Wall-Street en devenir, bénéficient plus que les autres d’une direction d’acteurs au cordeau. Plus sobre scéniquement, Greer Grimsley réussit de beaux débuts à Bayreuth et compose, avec son timbre plutôt clair, un Hollandais touchant, fragile parce qu’humain. En Senta, Ricarda Merbeth a encore de beaux atouts à abattre : un volume impressionnant, des aigus conséquents, une voix qui conserve son intégrité, à condition de passer sur l’acidité du timbre, et sur des graves écrasés.
Erik sonore et poète de Tomislav Muzek, Mary parfaite de Christa Mayer : le reste de la distribution est sans reproches. Nous aurions voulu en dire autant du Chœur, qui a de la puissance et de l’aisance à revendre, cependant une mise en place étonnamment chaotique nous donne, au début du troisième acte, de brèves mais intenses sueurs froides. Ce n’est pas la faute d’Axel Kober, qui opte pour une direction lisible et rythmiquement stable, qui préfère la vivacité des rythmes à la lourdeur des textures. Les chanteurs lui disent merci, le public aussi : grâce aux cordes somptueuses de l’Orchestre (Dresde, Leipzig, Bamberg y sont présents en nombre, ainsi que Laurent Verney, altiste à l’Opéra de Paris), l’océan était presque là !