Il y a de l’amitié entre ces deux là, une complicité. Ils chantent dans le même arbre. L’arbre du bel canto. Ils ont la même musicalité, le même impeccable respect pour la mélodie, le texte musical, le même souci de perfection.
Mais jamais ils ne sont secs, comme dirait Stendhal, tout est expressif est vrai. Sensible et habité.
On les a vus ensemble à Bastille, dans le Hamlet d’Ambroise Thomas. Ici c’est une autre nudité, celle du récital. Ludovic Tézier en donne peu, Lisette Oropesa guère plus, mais ensemble c’est une rareté. Le baryton nous confiera à la fin le prix qu’il attache à un tel moment. Fragile, unique à jamais, et dont l’unicité fait tout le prix. Pour le public et pour eux deux. Unique, l’émotion du moment, ce qui échappe à chacun, quel que soit le degré de préparation…
Voir de près le visage de Lisette Oropesa, tout sourire et grâce à son entrée sur scène, se muer en masque douloureux aussitôt que commence l’introduction du duo de Lucia di Lammermoor, tout dans son attitude suggérant à la fois le personnage et le moment qu’il vit…. Je sais bien que Callas est devenue une référence-cliché, mais ce qui se déroule ici est de la même essence. « Elle est d’une telle sensibilité », nous dira encore Tézier.
Plus besoin de décor, ni de mise en scène pour que s’instaure une drôle de dramaturgie : lui, imposant, terrien, minéral, dense, et elle, délicate, frémissante, fébrile, vif-argent. Dramaturgie qui a son pendant musical : avec quel art Oropesa enroule-t-elle ses lignes musicales, telles des lianes, autour du tronc solide des phrasés infaillibles de Tézier.
Le dramatisme passionné du timbre, dès le début du duo du deuxième acte de Lucia di Lammermoor entre la malheureuse et son frère Enrico ; les deux formidables coloratures sur « rigor », expressives, douloureuses, intégrées à la ligne musicale, envoyées d’un élan irrépressible et, non moins impérieuses, la solidité, l’évidence de Tézier ; la montée de la tension jusqu’au « Ah ! Il core mi balzò ! » de Lucia, au moment où elle déchiffre la lettre (fausse) qui attesterait de l’infidélité d’Enrico qu’elle aime ; tout cela est conduit à deux avec une intensité qui prend sa source dans la musique. La tension dramatique s’exprime par les couleurs de la voix, les crescendos-decrescendos, l’emballement du tempo (soutenu par le piano non moins fougueux d’Alessandro Praticó, superbe partenaire).
La même scène à la Scala vue il y a quelques mois (Oropesa avait Boris Pinkhasovich pour partenaire sous la direction de Riccardo Chailly) n’avait pas la même puissance théâtrale et musicale, ne soulevait pas, malgré l’orchestre et la mise en scène, des vagues lyriques aussi terrassantes. Terrassantes aussi pour la soprano qui semble ce soir au bord des larmes.
Non moins expressif le cantabile sur « Soffriva nel piano », d’un romantisme blessé, comme la fusion des deux voix sur « ad altra si dié’ ! », elle frémissante, lui implacable, avec ce timbre qui peut passer du mat au vibrant, et dont l’articulation incroyable se joue de la cabalette « Se tradirmi tu portrai », impérieuse et foudroyante, ne rendant que plus pathétique l’entrée d’Oropesa sur « Tu che vedi il piano mio », avant un contre-ré final tout à fait réglementaire, mais somme toute moins étonnant que tout ce qui vient de se passer là.
Pour se reposer…
Le programme sera émaillé de quelques plages moins exaltées, histoire de reposer les voix et de calmer le jeu… Mais d’une fibre non moins belle. Ainsi la Chanson romanesque de Don Quichotte à Dulcinée (de Ravel et Paul Morand), que Tézier chante en parfait diseur – et on repense un instant à Bacquier et à Van Dam, tant c’est somptueux de timbre et de diction (ah ! la demi-teinte sur « j’étoilerais le vent qui passe »…)
Ainsi la Chanson à Dulcinée de Jacques Ibert (texte d’Alexandre Arnoux) moins immédiatement séduisante que celle de Ravel, mais là encore la gourmandise à mâcher les consonnes, à exalter les sonorités du français (sur fond de simili-flamenco), à jouer d’un parlé-chanté (avant une note finale en voix de tête) dessinent une leçon de mélodie française.
Ainsi l’illustre « Scintille diamant » des Contes d’Hoffmann, qui fait, lui, se ressouvenir d’Ernest Blanc, autre monument du chant français dont Tézier est le continuateur, pour la majesté du phrasé, avec ici les notes les plus hautes de sa tessiture, aussi pleines et sonores que les graves, et allant culminer sur un la bémol 3 (sauf erreur…) impressionnant.
Lisette Oropesa, elle, se détend (c’est relatif) avec la Vocalise en forme de Habanera de Ravel, à peu près contemporaine de l’Heure espagnole (1907), dont elle tire le maximum, avec une jolie collection de trilles, notamment des trilles graves très étonnants, et des montées et descentes chromatiques à donner le vertige et dont elle se joue des périls…
Les filles de Cadix, de Delibes, non seulement sont brillamment envoyées, avec le chic souriant qu’il faut, mais intéressantes par la chaleur de timbre qui s’y laisse entendre. Cet air appartient depuis toujours au répertoire des sopranos légers, ici on l’entend par un soprano lyrique aux coloratures faciles et la couleur n’est pas tout à fait la même, plus charnelle et moins scintillante.
Le bel canto à la française
Et justement, le dernier de ces « intermèdes » et non le moindre, bel exemple de bel canto à la française, la cavatine d’Isabelle, « Robert, toi que j’aime » de Meyerbeer, est particulièrement intéressante si on la compare à d’autres versions du même air qu’elle enregistra il y a quelques années. La voix d’Oropesa semble avoir gagné en longueur, du côté des graves, mais aussi, sans perdre sa limpidité ni ses aigus, donne l’impresson d’avoir gagné en velours, en richesse, en sensualité. Interprétation particulièrement engagée, fervente, exaltée même. Sans parler de la virtuosité, ni du contre-ré final, et d’un français parfait, une langue que Miss Oropesa aime chanter et parle fort bien.
Sur les sommets
Mais revenons à leurs duos, tous plus ébouriffants les uns que les autres.
Ensemble, ils ont triomphé dans le Hamlet d’Ambroise Thomas mis en scène par Warlikowski l’automne dernier à l’Opéra Bastille. Leur maîtrise égale de la diction française les fait se jouer des difficultés du duo du premier acte. C’est une savante construction où s’entremêlent, après une entrée a cappella pour Ophélie, les parties ariosos et l’entêtante mélodie sur « Doute de la lumière, des cieux et de la terre… mais ne doute jamais de mon amour ». La largeur de la voix de Tézier, la noblesse de la déclamation, l’entrée vibrante d’Oropesa, elle aussi d’une largeur étonnante, donnant une densité peu commune au personnage, le crescendo de lyrisme (soutenu par le piano très symphonique d’Alessandro Praticò), les coloratures effusives d’Oropesa venant se poser sur le phrasé majestueux de Tézier, tout cela est très grand genre…
Un duo de Traviata à tomber…
Mais après ce monumentalisme très « grande boutique » que raillait Verdi, quel bain de vrai lyrisme que le duo du deuxième acte de La traviata, moment inoubliable. Scène intime, bouleversante, où l’humanité de Tézier, la sensibilité électrique d’Oropesa et leur musicalité commune dialoguent, s’entrelacent, respirent, vibrent et vivent. Vingt minutes en état de grâce.
Ce qui frappe d’abord, ce sont les couleurs sombres que peut prendre la voix de Lisette Oropesa, la richesse que son timbre a conquise, sans parler d’une projection qui lui permet de rivaliser sans mal avec la puissance tellurique de Ludovic Tézier. Mais elle n’a rien perdu de sa souplesse, elle allège, elle suit les moindres inflexions du texte, les notes hautes (idéales) n’ont rien de décoratif, elles sont d’une justesse de sentiment subtile. On pense sans cesse à certaine interprétation à la Scala en 1955, vous savez bien avec qui…
Le « Pura siccome un angelo » de Tézier, baryton-Verdi s’il en fut, est d’une beauté de ligne formidable, le timbre peut s’épanouir dans toute sa richesse, sur un tempo assez lent, avec une évidence et une grandeur qui rendent encore plus étonnantes l’accélération du tempo qu’impose ensuite Oropesa, fiévreuse, agitée, vibrante, et la palpitation, la mélancolie de « Non sapete quale affetto » jusqu’à la vocalise sur « che a morir preferirò ». Alessandro Praticò suit au quart de tour ses embardées sensibles, totalement libres. Que soulignent l’agitation fiévreuse de ses déplacements et son visage sans cesse changeant.
Quant à Tézier, qui reste massif et statique, c’est par le seul chant qu’il manifeste le trouble intérieur d’un Germont touché par la sincérité de Violetta. Et la voix est si belle qu’elle rendrait convaincant son discours lénifiant (« Soyez de ma famille l’ange consolateur… »)
Le « Ditte alle giovine » de Violetta sera d’une ligne, d’une vibration, d’une émotion enivrantes. Tous deux maîtrisant dans une entente parfaite les subtiles transitions verdiennes et s’écoutant l’un l’autre dans leurs moindres inflexions de tempo.
Le « O generosa » somptueux de Tézier introduira une cabalette (« Morrò ! ») grisante, avant les sommets de lyrisme de leur « Addio ! »
Ivresse du public devant tant d’engagement et de vérité (vérité de théâtre, bien sûr…) des sentiments.
Non moins idéal l’accord des deux voix dans le duo du deuxième acte de Rigoletto. À nouveau, la largeur de la voix d’Oropesa dessine une Gilda plus ample qu’à l’accoutumée, d’un legato impeccable dans son « Tutte le feste al tempio ». Quant à la réplique de Rigoletto par Tézier, c’est un modèle de noblesse et de retenue. Son « Solo per me l’infamia » dessinera d’immenses courbes où viendront se poser les contrepoints aériens de Gilda, avant la stretta, « Sì, vendetta, tremenda vendetta », s’envolant dans un accelerando irrésistible virtuose.
Subtil, leur choix en bis du duetto du Comte et de Suzanne, « Crudel ! perché finora » des Noces de Figaro, comme pour mettre en évidence tout ce que Verdi doit à Mozart, – et notamment cette manière de marier voix de soprano et voix grave masculine. Lisette y est d’une coquetterie légère pleine d’esprit et Tézier idéalement enjôleur et séducteur (cette minuscule inflexion sur « Dunque in giardin verrai… »)
Point final d’un récital en tous points enthousiasmant. Qu’on ne sera pas près d’oublier.