Ce vendredi 2 octobre 2015, le Théâtre des Arts de Rouen attaquait fièrement sa saison avec une vibrante et fougueuse Lucia di Lammermoor en italien. Il est intéressant de rappeler qu’on a souvent rapproché le destin tragique de Madame Bovary à celui de cette Lucia inspirée du sombre roman de Walter Scott. De surcroît c’est ici, dans sa ville natale, que Flaubert situe l’un des plus beaux épisodes de son livre phare dans lequel il décrit minutieusement les folles pensées de son héroïne tandis que, dans un état second, celle-ci assiste au drame de Donizetti qui se joue à l’ancien Théâtre des Arts, magnifique bâtiment, hélas incendié en 1876.
Loin de chercher à reconstituer l’Écosse du XVIe siècle et sans vouloir transposer l’œuvre ailleurs et encore moins la « moderniser », Jean-Romain Vesperini a pris un parti censé exacerber les émotions et favoriser le fantastique tout en évacuant le côté mélo qui frise le ridicule aux yeux du public d’aujourd’hui. La scénographie est bâtie à partir d’un seul élément de décor évoquant de manière abstraite le château de Ravenswood. Il se compose d’un énorme bloc en simili bronze strié et martelé, fiché de guingois dans le sol et tournant sur un axe central ; ce qui, selon le metteur en scène, symbolise un monde qui disparaît. Pouvant être orienté de multiples façons, ce dispositif original présente l’avantage de relancer l’attention en permanence tandis qu’il devient successivement un château, un lieu de rencontre pour le couple d’amoureux, une salle de mariage, une chambre nuptiale, un cimetière. Pour créer d’autres espaces en dehors dans une atmosphère adéquate au fur et à mesure que le drame se déroule, s’ajoute un astucieux jeu de rideaux et de voilages vaporeux permettant des éclairages subtils. Plutôt folkloriques, les costumes assez bigarrés ont au moins le mérite de revendiquer clairement leur appartenance à l’Écosse. Quant à la robe de mariée de Lucia qui s’imbibe du sang s’écoulant des murs, c’est une réussite.
© Théâtre des Arts
La direction en souplesse et très sûre de l’excellent chef Antonello Allemandi — grand amoureux, du répertoire italien — est la colonne vertébrale de cette production brûlante, irréaliste, mais respectueuse de l’œuvre. Avec lui, même en ce soir de première, l’orchestre sonne avec le maximum de justesse. Les solos de harpe, flûte et cor sont en valeur, tandis que le chant bénéficie d’un bel habillage instrumental favorisé par une fosse profonde et une exécution soigneusement équilibrée. Par ailleurs, les chœurs bien préparés, intelligemment disposés et subtilement éclairés selon les besoins de l’action, intensifient le suspense. Notons le moment où les têtes des choristes semblent flotter dans l’air, tels des esprits aux aguets.
Dans le rôle-titre Venera Gimadieva, belle, passionnée et sensuelle, illumine une distribution de jeunes chanteurs talentueux et engagés. Si la diction italienne laisse encore à désirer, la chanteuse russe semble électriser ses partenaires — tant dans l’amour fou que dans la révolte et la violence. Son excellente technique et la pureté de son timbre de grand soprano lyrique l’autorise à passer aisément du suraigu au bas médium ; elle charme, elle émeut, autant qu’elle impressionne par ses roulades et ses vocalises jusqu’au climax de sa dernière apparition hallucinée où, à défaut de satisfaire Éros, elle se jette passionnément dans les bras de Thanatos.
Tous les rôles masculins sont tenus avec compétence par rapport aux exigences de la partition. Formé à Saint-Pétersbourg et à l’aube d’une carrière prometteuse, le jeune baryton russe Boris Pinkhasovich est un solide Enrico ; il se révèle surtout dans l’intense duo avec sa sœur « Se tradirmi ».
Encore peu connu en France, le ténor Rame Lahaj, né en 1983 au Kosovo, a déjà largement fait ses preuves dans le répertoire italien (Notamment, Alfredo, Mantoue, Pinkerton). Avec ses aigus faciles, son medium puissant et son excellent phrasé qui rend le texte limpide, il est un Edgardo séduisant vocalement autant que physiquement dans la passion amoureuse comme dans désespoir. Ses duos avec Lucia sont des moments particulièrement émouvants.
Répondant au souhait du metteur en scène qui veut faire de lui un précepteur confident secrètement amoureux de Lucia, la basse Deyan Vatchkov campe un intéressant Raimondo déjà interprété à La Scala avec succès. Les trois rôles secondaires, Enrico Casari (Normanno), Carlos Natale (Arturo) et Majdouline Zerari (Alisa) sont à l’unisson de cette production audacieuse inscrite sous le signe de la jeunesse.
Rouen : 2, 4, 6 et 8 octobre – Limoges : 1er, 3, 5 novembre – Reims : 27, 29 novembre – 1er décembre.