En 1677, Philippe Quinault est contraint à l’exil : son dernier livret écrit pour Lully, Isis, a été perçu à la Cour de manière trop évidente comme une transposition mythologique des déboires de Madame de Montespan avec certaines des autres favorites du roi. Quinault est autorisé à revenir peu de temps après et écrit pour Lully en 1680 le livret de Proserpine. Cette tragédie lyrique rapporte l’épisode bien connu de l’enlèvement de Proserpine par Pluton, en accordant une place prépondérante à la figure de Cérès, la mère de Proserpine, qui apparaît dès le premier acte délaissée par le père de son enfant, Jupiter. Audacieux choix, puisque là encore, la figure de la femme délaissée par « le plus puissant des dieux » pouvaient évoquer des intrigues d’actualité… On ne s’étonnera pas cependant qu’une œuvre sur le thème de l’amour maternel ait pu faire dire à Madame de Sévigné, dans une lettre adressée à sa fille le 9 février 1680 : « [cet] opéra est au-dessus de tous les autres ».
Peuplée d’une multitude de personnages, l’action est traversée d’intrigues secondaires qui, si elles peuvent parfois brouiller la lisibilité du drame, composent une véritable carte du Tendre. Chaque détour offre une variante du sentiment amoureux, de ses douceurs comme de ses violences, et forme un florilège du discours galant. Le fleuve Alphée aime avec constance la nymphe Aréthuse malgré ses réserves – elle l’aime en retour, mais ne peut lui avouer. Le fleuve lui annonce alors qu’il préfère soupirer à présent pour Proserpine, ce qui ne manque pas de blesser et désespérer Aréthuse, qui finira par avouer ses sentiments à Alphée de manière détournée. Dans le même temps, la nymphe est poursuivie par Ascalaphe, qui sera finalement changé en hibou par Proserpine. Quant à Pluton, sa passion est brutale : il tombe sous le charme de Proserpine dès qu’il l’aperçoit, l’enlève sans ménagement, puis tente de la retenir aux Enfers à coups de menaces voilées et de chantages mesquins. L’amour maternel et filial qu’entretiennent Cérès et Proserpine complète cette cartographie du sentiment et des inclinations, menée de manière très subtile par Quinault, chaque situation donnant lieu à la formulation d’une maxime édifiante telle que « c’est quelquefois un grand malheur que d’être trop aimable » ou « c’est toujours un bien de changer de peine ».
La partition de Lully ménage quelques beaux moments, mais il n’est pas certain qu’elle fasse partie des plus inoubliables du compositeur. C’est surtout dans les scènes entre Alphée et Aréthuse que le compositeur déploie son art musical, si étroitement lié à l’expression dramatique. La mélodie et l’expression vocale y soutiennent le texte avec une grâce qui suscite un intérêt constant. L’orchestre se déploie dans les danses, les divertissements et les ensembles, mais Lully commence aussi à s’émanciper de l’alternance stricte entre le continuo et l’orchestre. Les scènes les plus frappantes du livret, comme la chute des Géants à la fin de l’acte I ou l’incendie des récoltes par Cérès à la fin de l’acte III, devaient gagner en force grâce aux machineries déployées sur la scène, la musique n’étant pas forcément des plus évocatrices en l’occurence. On retiendra surtout, outre les duos Alphée-Aréthuse déjà cités, un prologue éclatant et glorieux, un chœur avec échos au troisième acte, les lamentations de Cérès dans le même acte et le divertissement du quatrième, plein de charmes.
Dans la fosse, Christophe Rousset et ses Talens lyriques déploient comme à leur habitude dans cette musique une splendeur de timbres et de couleurs qui chavirent assurément l’auditeur. L’attention est portée à la caractérisation de chaque scène et les instrumentistes sont irréprochables. Pourtant, cette excellence plastique dans l’exécution musicale tend parfois plus vers la contemplation que vers la tension dramatique : oserait-on dire que tout cela nous a semblé parfois un peu trop beau, et pas assez théâtral ? De même, bien qu’il s’agisse de partis pris interprétatifs toujours discutables et liés à des sensibilités particulières plutôt qu’à une quelconque vérité historique, on notera que les chanteurs de la distribution ont une tendance à un peu trop « chanter », à couvrir excessivement leur émission vocale plutôt qu’à laisser le texte vibrer à fleur de lèvres, aspirant plus au « beau chant » qu’à l’immédiateté théâtrale de la tragédie en musique.
Ses quelques réserves émises, on ne peut que saluer l’excellence d’ensemble de cette distribution. Marie Lys offre à Proserpine une voix charnue, qui charme d’emblée par la pulpe du timbre et le mordant de l’expression. Que la chanteuse célèbre d’abord les plaisirs de la vie bucolique puis exprime aux Enfers sa douleur déchirante, le portrait est toujours brossé avec justesse. C’est surtout dans les imprécations adressées à Ascalaphe à l’acte III, le condamnant à être métamorphosé en hibou, que l’interprète atteint des sommets : grâce à un usage audacieux et expressif de la voix de poitrine, elle confère à la jeune fille la densité d’une figure autoritaire et tragique. Véronique Gens, qui a marqué de son empreinte tant de grands rôles de la tragédie lyrique, ne semble pas très inspirée par le personnage de sa mère, Cérès. On redoute d’abord une méforme, tant sa voix paraît éteinte et atone dans la première partie. Heureusement, elle retrouve en deuxième partie l’éclat de sa projection, le sens de son phrasé et sa noblesse déclamatoire, sans pour autant parvenir à faire palpiter pleinement son personnage de femme outragée et de mère abandonnée. Tout cela manque du feu que Cérès répand sur les récoltes à la fin de l’acte IV. La troisième héroïne féminine de l’œuvre est la nymphe Aréthuse, incarnée avec une grande sensibilité par Ambroisine Bré. Le timbre si singulier de la chanteuse confère d’emblée dans le prologue une présence glorieuse et émouvante à la figure allégorique de la Paix. Les reflets moirés de la voix apporte ensuite un caractère vibrant à son Aréthuse, d’autant plus qu’elle ne perd jamais de vue la justesse de l’incarnation et la saveur des mots.
Son soupirant Alphée est interprété par Laurence Kilsby, lumineux de timbre et de présence scénique. Le phrasé est ciselé dans un français cristallin, avec ce qu’il faut de retenue et d’élan pour donner sa chance au personnage d’enfin séduire Aréthuse. Comment lui résister ? Le Pluton d’Olivier Gourdy offre un parfait contraste à cet Alphée, présentant un soupirant plus violent et autoritaire. La voix est puissante et le chanteur impressionne par sa fougue et son assurance. De son côté, Olivier Cesarini est un Ascalaphe plus discret, un peu pâle de timbre et timide de projection, mais l’artiste mériterait d’être entendu en une autre occasion. Quant à Jean-Sébastien Bou, sa ligne de chant est un peu débraillée par endroits mais l’interprète est plein de verve, accordant une présence affirmée au personnage de la Discorde et à ses récitatifs tortueux. On l’aperçoit hélas assez peu en Crinise dans la suite de l’œuvre. Enfin, Nick Pritchard en Mercure délicat, David Witczak en Jupiter providentiel, Apolline Raï-Westphal en Cyané émouvante et Thibaut Lenaerts dans divers petits rôles complètent avec bonheur cette distribution.
Le Chœur de Chambre de Namur est idéal d’équilibre, de présence et de musicalité d’ensemble. Les choristes donnent à la fin de l’ouvrage un élan irrésistible, glorieux et lumineux dans leurs habits de divinités infernales et terrestres enfin réconciliées, scandant cet ordre : « Que l’on enchaîne pour jamais / la discorde et la guerre / dans les enfers, dans les cieux, sur la terre, / tout doit jouir d’une éternelle paix. » Puisse-t-il être mieux entendus d’ici que ce concert soit repris, à Namur le 3 et à Beaune le 5 juillet prochains ! Ce très beau concert nous aura en tout cas offert une parenthèse heureuse dans un monde où la Discorde n’a toujours pas été terrassée.