Après dix ans d’absence à l’Opéra national du Rhin, Madama Butterfly est à nouveau à l’affiche à Strasbourg, dans une production très conceptuelle et minimaliste signée Mariano Pensotti, le metteur en scène remarqué (et primé) de Beatrix Cenci, également créée dans la capitale européenne. Le dramaturge a cette fois conçu le spectacle tel une mise en abyme borgésienne, en additionnant une histoire parallèle, celle de Maiko Nakamura, qui reçoit pour la énième fois la commande d’une mise en scène de l’opéra de Puccini qu’elle a l’habitude de monter, ainsi que le font tant d’autres, avec geishas, ombrelles et arbres en fleurs. Originaire de Nagasaki comme l’héroïne de l’opéra mais installée dans l’hexagone pour y vivre avec un Français dont elle a un fils, elle traverse une grave crise tant identitaire qu’artistique et décide d’expurger l’opéra de tous les clichés exotiques. Le parcours de Cio-Cio-San devient ainsi un jeu de miroirs avec l’existence de cette Maiko imaginaire. Si l’on ne voit rien des répétitions ou de la vie de l’artiste sur scène, on en lit les péripéties, lors des passages purement instrumentaux, sur un écran qui surmonte le plateau, dissocié cependant des surtitres. L’effet miroir est total : on l’aura deviné, Maiko Nakamura se suicide avant la première à laquelle on est en train d’assister, le spectacle reprenant ses idées au plus près. L’idée est intéressante et permet, à travers cette fiction distanciée, d’interroger la création, de poser des questions existentielles, d’aborder notre rapport à la domination ou au colonialisme et bien sûr, de réfléchir à la condition féminine.
Mais à force de cérébralité et surtout d’altérité, on finit par mettre une réelle distance entre le spectateur et les protagonistes. Alors que Puccini est un maître en matière de gestion de la dramaturgie et de la capacité à distiller les effets au moment précis où ils toucheront les auditeurs en plein cœur, chaque instant, laissé apparemment libre pour mieux faire infuser la compassion chez le spectateur, est ici investi et le regardeur est sollicité en permanence. En effet, la seconde histoire plombe en quelque sorte la première, avec deux destins tragiques à gérer… Une double peine, quoi ! Chacun se fera son opinion et réagira en fonction de sa sensibilité propre, mais ce suicide jumelé, qui crée une sorte de chape de plomb en forme d’épée de Damoclès (la pointe renversée du décor final n’arrange rien à l’affaire), le drame surajouté au drame a tendance à produire l’effet inverse de celui escompté : les larmes que l’on verse si facilement (avec une intense volupté qui ravissent les sens et permettent la catharsis, cette consolation purificatrice intimement liée depuis toujours au théâtre), ma foi, ces larmes ont ici bien du mal à couler. Au sortir d’un confinement et avec le bonheur retrouvé de vivre enfin une « vraie » représentation avec des voisins en chair et en os, c’est un comble. Mettons cela sur le compte de la difficulté à revenir à une vie normale après cette longue attente, car enfin, le spectacle ne manque pas d’atouts, loin de là.
Avant d’en venir aux voix, attardons-nous d’abord sur les décors et les costumes de Mariana Tirantte : réduit à un arbre mort suspendu à l’envers, deux souches (belles synecdoques antonymiques visuelles pour évoquer le déracinement), un tronc et une façade triangulaire (sorte de fusion entre un pavillon de banlieue occidental, un panneau coulissant de demeure traditionnelle japonaise et un abri pour insectes), le décor en noir et blanc avec gradations grisées est sublimé par la lumière (remarquable travail d’Alejandro Le Roux). C’est magnifique, mais froid comme la mort. Intemporel, le plateau évoque cependant fortement les cendres des bombes atomiques et un univers post-apocalyptique. De nombreuses références cinématographiques sont repérables : celle d’Alain Resnais et d’Hiroshima mon amour, explicitement évoquées par le metteur en scène (ou plutôt son double de fiction, notre Maiko dont les parents l’ont peut-être conçue sur le tournage du film), mais aussi quantité de correspondances avec les mangas ou certaines œuvres marquantes telles le Shokusai de Kiyoshi Kurosawa, cinéaste qui fouille les failles de la société japonaise dans des portraits de femmes souvent aussi terrifiantes que les fantômes, ces yôkai du folklore nippon. Les costumes sont plutôt réussis, surtout pour Cio-Cio-San, mieux qu’élégante dans sa robe de mariée chrysalide dont elle s’extrait, superbe métaphore.
© Klara Beck
Brigitta Kele est une merveilleuse Cio-Cio-San. Son maquillage est tellement évocateur (très japonisant, il fait tout autant songer à l’univers de Benjamin Lacombe), qu’on la prend véritablement pour une geisha quand elle fait son entrée. De cette grâce subtile et raffinée qui caractérise le moindre geste et l’occupation de l’espace des Japonais, elle semble avoir tout compris. Sa silhouette de gravure de mode comme ses mains effilées et expressives achèvent d’emporter l’adhésion. Sa voix possède tous les atouts qui permettent d’aborder le rôle si exigeant de Butterfly. Sans doute n’a-t-elle pas les accents de l’innocence de la jeune fille de 15 ans, mais cela semble correspondre avant tout à un choix du metteur en scène dont elle est tributaire. Dans le texte qui raconte la vie de Maiko Nakamura (et que l’on retrouve in extenso dans le programme), il est bien spécifié que pour la metteure en scène, la jeune geisha n’aime pas Pinkerton, mais qu’elle « aime son désir d’être quelqu’un d’autre » (p. 60). Qu’importe : la soprano roumaine, derrière le fard de morte-vivante, incarne un personnage d’une grande complexité et d’une présence tant radieuse qu’impérieuse. Leonardo Capalbo met tout son art au service du rôle finalement assez court mais extrêmement dense et habité de Pinkerton, bellâtre évaporé et séducteur impénitent puis traître repentant avec un égal charisme transcendé par une réelle ferveur. S’il donne l’impression d’être constamment à la limite de ses moyens, il semblerait que ce ne soit que le reflet d’une vraie générosité vocale où tout est donné à chaque instant. La mezzo strasbourgeoise Marie Karall est moins gâtée que le rôle-titre : costume et apparence de faire-valoir de sa maîtresse, elle réussit toutefois très bien à tirer son épingle de ce jeu de papillons. Timbre noble et fleuri comme d’intenses tubéreuses, ses duos avec Cio-Cio-San sont splendides. Le reste de la distribution est à l’avenant, avec une mention spéciale pour le baryton grec Tassis Christoyannis, majestueux, voire souverain Sharpless. La séduction de ce timbre n’a d’égale que son beau profil à l’antique dont l’impeccable barbe blanche n’est pas un postiche… Peu sollicité, le chœur de l’Opéra national du Rhin n’en est pas moins épatant, à son habitude. Le célèbre chœur à bouche fermée est particulièrement réussi, pour ne pas dire sublime, encore magnifié par des jeux de lumière autour d’une sculpture fascinante, mi-bouddha, mi-marbre à l’antique. Pour couronner le tout, Giuliano Carella parvient à tirer le meilleur de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, pourtant en effectif tronqué de près de la moitié s’appuyant sur la version réduite par Ettore Panizza pour correspondre à de petits théâtres, ce qui se remarque à peine, louable performance.
Au final, ce Madama Butterfly est un spectacle vocalement parfaitement équilibré dont la mise en scène, quoi qu’on en pense, est cohérente, quand bien même on ne partagerait pas les interprétations et analyses de Mariano Pensotti. Ce dernier a tout dirigé depuis l’Argentine et au cours de la Première, n’est pas venu saluer, sans doute bloqué dans ses terres par la situation sanitaire. Et quand on y pense, tant de beaux moments ont ponctué cette soirée qu’il ne serait pas du tout étonnant que dans la durée, cette production ne laisse un souvenir très précis et fécond, celui d’une effective réussite.
Voici le lien vers la bande annonce proposée par l’ONR