À 36 ans, Pietro Mascagni connait le triomphe avec son tout premier opéra, Cavalleria Rusticana (1890). Malheureusement pour lui, cet accueil critique et populaire ne se renouvellera pas et, sur une quinzaine d’ouvrages ultérieurs, aucun n’aura une destinée comparable. Certains titres connurent un succès relativement durable, encore qu’on ne les donne plus aussi régulièrement aujourd’hui : L’Amico Fritz (et son aimable Duo des cerises) ou encore récemment Il Piccolo Marat (quasi inchantable pour les ténors actuels). D’autres subirent en revanche des chutes mémorables, ainsi d’I Maschere, comédie créée simultanément à la Scala de Milan (avec Caruso, excusez du peu), Gênes, Parme, Rome, Venise, Vérone (au Teatro Filarmonico) et, deux jours plus tard à Naples. Comme quoi il ne suffit pas toujours d’une bonne idée markéting pour vendre le produit. Mascagni est donc aujourd’hui l’homme d’un seul opéra. Il partage cette étrange fatalité avec son collègue Leoncavallo : le compositeur d’I Pagliacci, ouvrage régulièrement couplé avec Cavalleria rusticana (sauf dans les théâtres qui veulent faire leur intéressant (1)), eut même encore moins de succès dans la suite de sa carrière de compositeur.
Si Cavalleria rusticana reste un archétype de l’opéra vériste, Mascagni toucha à d’autres genres, comme on l’a vu avec I Maschere. Il Piccolo Marat est un drame historique, Sì une opérette… Iris fait partie de la veine symboliste. Le livret lui en a été proposé par Luigi Illica après le refus d’Alberto Franchetti (qui dédaignera aussi le livret de Tosca !). À l’époque, on lui doit déjà de spendides réussites, seul ou accompagné : La Wally, La bohème (écrit avec Giuseppe Giacosa) ou Andrea Chénier, et plus tard Tosca et Madama Butterfly avec Giacosa dans les deux cas). Quand il travaillait en duo avec Giacosa, Illica se consacrait d’abord à l’architecture du livret, à sa progression dramatique, à son découpage, tandis que son acolyte intervenait ensuite pour reformuler les dialogues et offrir une versification plus harmonieuse, propice à la composition. Ces succès étaient de bon augure, mais, comme on dit à la Bourse, « Les performances passées ne préjugent pas des performances futures ».

L’ouvrage commence par un saisissant prologue choral. Cette page est communément et improprement connue comme l’Inno al sole (l’Hymne au soleil) alors qu’il s’agit en fait de l’Hymne du soleil, l’astre étant ici symbolisé par le chœur. Iris est la très jeune fille d’un vieil aveugle. Simple et heureuse, elle en est encore à l’âge des poupées. Alors qu’elle vient de faire un affreux cauchemar où, justement, sa poupée allait périr, elle remercie le soleil d’avoir dissipé son terrible songe. Sans le savoir, elle a attiré l’attention d’Osaka, jeune homme d’une riche famille noble. Osaka exige de son âme damnée Kyoto qu’il lui obtienne la jeune fille. Kyoto est un proxénète à la tête d’une maison de geishas. Un chœur de lavandières se fait entendre. Iris chante les fleurs de son jardin. En dépit de son infirmité, son père remercie les divinités qui lui ont donné Iris pour le soutenir dans son malheur. Osaka et Kyoto, déguisés en comédiens ambulants, paraissent dans la rue, accompagnés d’un cortège de musiciens, de geishas et d’acrobates. Kyoto invite la foule à assister à leur spectacle de marionnettes : le Fils du soleil y viendra au secours d’une belle et malheureuse jeune fille, Dhia. La représentation commence. Dhia a perdu sa mère. Elle a la voix d’une des geishas de Kyoto. Elle est tourmentée par son père qui la maltraite et qui veut la vendre au marché (voix de Kyoto). Celle-ci est désespérée. Jor, le « Figlio del sole », apparait et lui lance, avec la voix d’Osaka : « Veux-tu mourir ? Je te ferai mourir, mais je te ferai mourir embrassée par le soleil, puis je te conduirai à la terre éternelle où, ô ma fille, tu seras aimée ! ». Iris est débordée par l’émotion. Osaka prend la place de la poupée pour le dénouement final. Au milieu des danses, la jeune fille est enlevée par un comparse déguisé en vampire. Iris, pensant vivre un rêve, ne se débat même pas. Kyoto laisse au père aveugle une note (écrite !) accompagnée de quelques pièces, lettre dans laquelle il lui laisse croire que sa fille l’a abandonné de son plein gré. Le père maudit sa fille. Acte II : à Yoshiwara, le quartier tokyoite des geishas et des prostituées, « où le soleil ne pénètre jamais ». On entend la voix d’une geisha qui chante une triste mélopée sans parole. Elle est interrompue par Kyoto. Le proxénète séquestre Iris dans sa maison de geishas. Kyoto et Osaka observent Iris dans son sommeil. Le jeune homme chante son amour pour la jeune fille. Iris se réveille et son chant confus démontre que la jeune fille est convaincue qu’elle est morte et qu’elle est au paradis. Osaka tente vainement de la séduire. Malheureusement pour lui, Iris associe sa voix à celle de Jor, le Fils du soleil : elle refuse les avances du jeune homme qu’elle persiste à confondre avec ce « Figlio del sole ». Elle demande à revoir son père, sa maison et son jardin. Dans l’aria della piovra (l’air de la pieuvre), elle se rappelle avoir vu, alors qu’elle n’était qu’une toute jeune fille, des dessins dans un temple représentant une enfant se faisant violer et tuer par un poulpe (étonnante allusion à une forme typique de pornographie japonaise, les tentacules érotiques, où les pires horreurs sont montrables dès lors que l’un des participants n’est pas totalement humain). Osaka embrasse la jeune fille, s’attendant à ce qu’elle se livre à lui, mais la jeune fille ne demande à nouveau qu’à retrouver son père, sa maison et ses fleurs. L’impatient jeune homme finit par se lasser et, considérant le cas d’Iris comme désespéré vis-à-vis de ses projets, il exige de Kyoto que celui-ci le débarrasse d’Iris. Le souteneur choisit de revendre la jeune fille pour en tirer bénéfice. Avec violence, il a vite fait de la mettre au pas. La malheureuse enfant est mise à l’encan, exposée sur le balcon de la maison de geishas. Pris de remords, Osaka revient sur les lieux et clame son amour pour elle. Simultanément, venu retrouver sa fille, son père la reconnait à sa voix, la maudit, et lui jette de la boue à la figure (!). Iris, qui se croit toujours au paradis, est désemparée par cette réaction. Elle se jette dans le puits des égouts. Acte III : dans l’égout, des chiffonniers dépouillent Iris de ses riches vêtements. Elle revient à elle, la raison définitivement perdue (mais a-elle jamais été très nette ?). Elle croit entendre Osaka, Kyoto, puis son père, se moquer d’elle sur un ton égoïste. L’aurore commence à poindre. Iris se réjouit de sentir sur elle les chauds rayons du soleil levant. Elle meurt. Sous le baiser du soleil, son corps est transformé en iris. Une myriade de fleurs élèvent alors son âme au paradis (y retrouvera-t-elle un pote âgé ?), tandis que retentit à nouveau l’Hymne au soleil.

A côté de celui d’Iris, le sort de Madama Butterfly ferait donc presque figure de partie de plaisir. Le drame d’Iris, c’est que sa candeur, sa jeunesse, sa bonté naturelle, sa douce passivité, libèrent de fait les barrières mentales de ses bourreaux, à la manière de Claggart envers Billy Bud. Dans son retour en rêve, Osaka lance d’ailleurs à Iris : « Il tuo gentile vezzo (…) è un’umana tortura » (« Ton doux charme est une torture pour les hommes » ). Dans cet opéra à la charnière du vérisme et du symbolisme, l’héroïne incarne la pureté, la nature, et elle est associée à la lumière et au soleil. Elle est comme tombée accidentellement dans un monde qui n’est pas le sien. Osaka et Kyoto symbolisent la civilisation moderne, urbaine, la corruption et la nuit. On supposera que c’est à dessein que ces patronymes ont été choisis parmi des noms de grandes villes : Osaka est un nom de famille rare, et Kyoto encore plus (une centaine de personnes) et par dessus le marché il se prononce… Miyakoto ! Comme nous l’avons vu plus avant, Yoshiwara est désigné par Illica, dans les commentaires un brin pompeux qui accompagnent le livret, comme le quartier « où le soleil ne pénètre jamais ». Le père aveugle, dépourvu de la moindre compassion pour sa fille, pourrait aussi se rattacher à ce monde de la nuit. Sa voix se joint d’ailleurs à celles d’Osaka et Kyoto au dernier acte, chacun des trois hommes s’exprimant égoïstement dans le dernier rêve d’Iris. En dépit de sa mort, immolation d’une âme pure, Iris n’est pas non plus une figure christique : sa fin ne sauve personne. Pire : à l’acte III, elle est déjà complètement oubliée, la nuit une fois passée. Personne n’est venu à son secours. Elle meurt invisible de tous, dans un sacrifice vain et caché et seul le chœur lui répond. On est pourtant loin du miracle déchirant qui clôt Suor Angelica. Sa transmutation finale est d’une beauté essentiellement formelle : venue de la lumière, elle retourne à la lumière après son court passage terrestre. Iris n’était simplement pas de ce monde, de notre monde.

Il est probable que Mascagni ne voulait pas se contenter de variations faciles sur son premier succès et qu’il souhaitait au contraire diversifier sa palette, ce qui est tout à son honneur. Il est probable aussi que le public attendait strictement l’inverse : Iris fut un relatif succès à sa création, notamment critique, et fut repris dans quelques villes, mais l’œuvre ne tarda pas à disparaitre de l’affiche. En dépit d’une indéniable richesse mélodique, l’absence de grands airs immédiatement mémorisables eut probablement un impact négatif sur l’accueil à long terme du grand public. Illica se refuse aux effets dramatiques faciles. De fait, l’opéra ressemble parfois à un oratorio. Il ne se passe étrangement rien ou presque au premier acte, l’enlèvement intervenant au bout de près de quarante-cinq minutes sur les cinquante de la première partie. Encore est-il suivi de la réaction assez apathique du père, qui appelle longuement et mollement sa fille disparue avant d’apprendre les raisons (mensongères) de ce départ : on est très loin du climax verdien à la fin de l’acte II de Rigoletto (mais peut-être cette absence d’effet est-elle due au format concertant de la représentation). Alors qu’à l’entracte on se demande un peu ce qu’on fait là, l’ouvrage se met en place en seconde partie et devient captivant, notamment dans le contraste avec son démarrage, jusqu’à une scène finale prenante sur laquelle nous reviendrons. La partition est par ailleurs d’un grand intérêt musical. Mascagni s’était lancé préalablement dans l’étude de la musique japonaise, mais il sait éviter toute contrefaçon japonisante, contrairement à Puccini. Au passage, on se demande quelques fois si ce dernier ne se serait pas servi de quelques motifs de Mascagni pour des ouvrages ultérieurs. La musique offre de nombreuses originalités : le duo d’Iris et de son père aveugle (l’une chantant, l’autre déclamant) ; le faux duo d’amour qui est plutôt une suite de courts airs indépendants ; le sinistre air de la pieuvre d’une étrange animation ; des danses qui préfigurent étonnamment celles de Salome sept ans plus tard ; les interventions rêvées chantées en coulisse ; le prélude aux cordes de l’acte III ; et, finalement, le puissant chœur initial, dont la reprise créée l’émotion qui nous est refusée dans la mort de l’héroïne. Pour l’anecdote, on signalera que l’hymne a été utilisé à l’occasion de l’ouverture des Jeux Olympiques de Rome en 1960 et que le Met l’avait choisi pour mettre en valeur ses forces chorales à l’occasion de son gala du centenaire.

L’ouvrage réserve l’essentiel de la musique à Iris. Ermonela Jaho offre ici une magnifique composition dramatique, évoquant avec justesse les différentes émotions de la jeune fille : sa joie simple et pure initiale, la terreur (culminant dans l’air de la pieuvre, longuement applaudi), le désespoir et finalement la résignation. La projection n’est pas très puissante, mais Mascagni épargne le plus souvent à son héroïne les déchainements d’un orchestre par ailleurs puissant, et cette fragilité convient bien à l’héroïne. Bien utilisé, le léger vibrato de la chanteuse apporte même un surcroit d’émotion. Le timbre, chaud et coloré, est idéal, les piani et pianissimi sont de toute beauté, dramatiquement en situation, au service d’une interprétation frémissante. Le rôle d’Osaka correspond parfaitement à la vocalità actuelle de Gregory Kunde. On pourrait même parler d’une promenade de santé tant le ténor américain semble dominer sans effort cette tessiture tendue, avec une voix d’une incroyable jeunesse. Le haut médium est très sollicité et les aigus spinto du ténor font vibrer les murs. Alors que le personnage est totalement antipathique, le chanteur essaie de l’adoucir par son jeu, suggérant un amour et un remords sincères. Germán Enrique Alcántara offre un Kyoto au chant agréablement naturel, avec une voix chaude et puissante. Le baryton argentin campe un souteneur plus amoral que maléfique, oscillant entre l’espiègle et l’inquiétant. Jongmin Park déploie une impressionnante voix de basse, au timbre riche et profond et au noble phrasé. Après sa courte intervention à l’acte II (il lit le message pour le père d’Iris). Pablo García-López a davantage l’occasion de briller dans l’assez longue intervention du chiffonnier au début de l’acte III, avec une voix bien posée, un aigu facile et un bon phrasé. On aura également apprécié la voix chaude et bien conduite de Carmen Solís, en particulier le mélancolique air de la geisha. Le Chœur du Teatro Real est impressionnant, homogène, sonore tout en restant musical. Les différents plans de la polyphonie de l’Hymne au soleil sont rendus avec précision et clartés. Deux artistes du chœur, Iñigo Martín et Alexander González, interviennent en tant que solistes dans les rôles de deux autres chiffonniers avec des voix bien timbrées et qui passent la rampe malgré leur éloignement en fond de scène. Sous la baguette attentive et dévouée de Daniele Callegari, l’Orchestre du Teatro Real rend parfaitement justice à la luxuriante orchestration de Mascagni et son éventail de couleurs. Le chef italien sait être attentif aux chanteurs et privilégie ici la douceur et la poésie sur les accents plus vifs ou dramatiques.
En dépit de la rareté de l’œuvre, somme toute assez difficile, surtout en concert, le spectacle affiche complet ou presque. Le public est attentif et connaisseur, applaudissant par exemple les quelques airs aux bons endroits, et réserve un accueil chaleureux aux artistes au rideau final, dont une standing ovation bien méritée pour Ermonela Jaho.

Quelques heures plus tôt, près du Théâtre Royal, dans la rue Hileras, un ancien bâtiment en cours de transformation en hôtel s’est effondré. Près de 40 ouvriers travaillaient sur le chantier et plusieurs d’entre eux ainsi que l’architecte du projet étaient recherchés sous les décombres. Les causes de l’accident ne sont pas encore connues et le bilan est actuellement de quatre morts. Avant le début du spectacle, un message de solidarité a été lu : « Les artistes et les employés du Théâtre Royal qui participent au concert de ce soir expriment leur solidarité avec toutes les personnes touchées par l’accident survenu dans la rue Hileras. Merci beaucoup. »
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L’initiative en revient au Metropolitan Opera. Il faut dire que leurs autres couplages laissent songeurs. Cavalleria rusticana fut créé par la compagnie dès 1891 à l’occasion d’une tournée à Chicago, en première partie... du premier acte de La Traviata ! L'ouvrage fut ensuite associé à Orfeo ed Euridice, à la création locale de Philémon et Beaucis de Gounod, et enfin à I Pagliacci (le 22 décembre 1893) sans que ce couplage ne s’impose d’ailleurs immédiatement : ultérieurement, il fut encore joué avec Philémon et Beaucis (avec la scène de folie d’Hamlet en bonus), l’acte II de L’Amico Fritz, La Traviata (complète cette fois), Lucia di Lammermoor, les deux premiers actes de Carmen... De son côté, I Pagliacci y pouvait être associé à Orfeo ed Euridice, Lucia di Lammermoor, La Fille du Régiment ou donné tout seul. Ces couplages divers, parfois complètement baroques, avec des opéras ou des ballets, ont bien sûr eu lieu à travers le monde et pas seulement au Metropolitan qui offre le mérite d'avoir des archives en ordre !