Les mythes innervent toute la programmation de l’Opéra Grand Avignon pour cette saison anniversaire qui voit l’institution fêter son bicentenaire. Parmi les cent-trente levers de rideau (!), trois soirées sont consacrées à une ambitieuse création de Don Giovanni dans une version apparemment classique enrichie de distorsions contemporaines.
La superbe scénographie de Bruno de Lavenère nous place à un carrefour – celui du destin du héros sans doute – dans un urbanisme classique dont les nobles arcatures ne sont pas sans évoquer les voûtes en plein cintre de l’Aumône Générale d’Avignon.
Mais le bel ordonnancement XVIIIe semble menacé d’effondrement, les façades penchent dangereusement. Condamnées et étayées, elles s’ouvrent au second acte pour permettre de très beaux échanges d’une fenêtre à l’autre dans un cadre singulièrement décati. Le mobilier d’époque qui gît épars, renversé, éventré, comme mis au rebus en pleine rue, ajoute à l’ambiance délétère.
Dans un coin, une cabine téléphonique actualise l’action. C’est là que le Commandeur trouve la mort, que devenu mendiant ou zombie, il se réfugie. C’est là également qu’à plusieurs reprises, les personnages se dissimulent ou s’adonnent aux ébats les plus débridés.
Les costumes très réussis de Lionel Lesire reprennent la même dichotomie avec pour Donna Anna, Ottavio, Don Giovanni, des tenues nettement XVIIIe tandis que Leporello, Elvira, Zerlina et Masetto, eux, se voient projetés dans la modernité. Hormis le chœur affublé de couleurs chatoyantes, tous déploient une palette très sobre du noir au blanc comme si dans chaque âme, la pureté se trouvait contaminée, salie. Les oripeaux d’Elvira – du trench transparent au tie and dye gris et blanc de sa robe – semblent, à cet égard, particulièrement signifiants.
Ainsi un cadre clair est posé, et l’excellente direction d’acteur de Frédéric Roels, toute d’énergie et de vivacité, suggère parfaitement le tourbillon dans lequel Don Giovanni entend s’étourdir.
Habitué de la scène avignonnaise, Armando Noguera incarne fantastiquement cet homme pris de vertige, autour de qui tout vacille. Le charisme est proverbial, la séduction délicieusement trouble, la voix toute de velours soyeux, les couleurs multiples, la palette sensible comme dans « Deh vieni alla finestra ». Chaque intervention est ciselée avec autant d’intelligence que de maîtrise sereine. Le baryton s’offre même le luxe d’y ajouter les castagnettes dans le magistral « Fin ch’han del vino ».
Leporello, son double, trouve en Tomislav Lavoie un interprète au diapason, alliant présence, projection et souplesse de la ligne. Quelle excellente idée que de faire de lui le paparazzi des frasques de son maître, documentant ses conquêtes au téléobjectif et transformant l’air du catalogue en un cruel diaporama.
Chez les dames, c’est la Zerlina d’Eduarda Melo qui domine la distribution par son abattage, l’épanouissement total d’une vocalité aussi brillante que percussive. La mise en scène fait d’elle une rouée sans illusion, sensuelle adepte d’expériences sado-masochistes. Elle ne se leurre aucunement sur les intentions de Don Juan mais entend bien pousser au mieux ses pions sur l’échiquier social. Sous la robe fluide et virginale se laisse deviner un harnachement tout en cuir et cuissardes : Voilà une figure qui n’entend pas se poser en victime.
Malheureusement, la proposition de Gabrielle Philiponet en Donna Anna laisse plus dubitatif. Méforme, sans doute, la justesse s’avère problématique et ce, de manière récurrente. Le focus fait défaut dans « Fuggi, crudele, fuggi » mais s’améliore heureusement avec le beau « Or sai chi l’onore ». Les lumières de Laurent Castaingt viennent alors souligner l’ambivalence de la jeune femme qui relate son histoire entre ombre et clarté.
Car Frédéric Roels tord plus encore le livret avec ce personnage qui accueille favorablement les assauts de Don Giovanni, qui se fait complice du meurtre du Commandeur (!), perçu comme l’incarnation d’une autorité paternelle dont, grisée de sensualité et de liberté, elle entend s’affranchir. Ce présupposé ne simplifie par l’interprétation dans la suite de l’œuvre puisqu’il est alors assez incohérent que la jeune femme pourchasse son séducteur d’une ire aussi vindicative.
L’Elvira d’Anaïk Morel bénéficie de son beau timbre plein et chaud, d’une diction limpide. La soprano convainc dans « Ah fuggi il traditor », émeut dans « Mi tradì quell’alma ingrata » en dépit d’une toux que la chanteuse brave courageusement.
Les ensembles sont très réussis, en particulier le final du premier acte « Presto, presto ». Nets, timbres clairs, Lianghua Gong en Ottavio et Aimery Lefèvre en Masetto complètent avantageusement la distribution, tout comme Mischa Schelomianski en Commandeur à l’autre bout de l’ambitus.
Débora Waldman, à la tête de l’Orchestre national Avignon-Provence, en dépit d’une battue limpide, n’empêche pas un certain nombre de décalages. On voudrait une rythmique plus nerveuse, en particulier dans l’Ouverture, des longues moins traînantes, la même énergie que lors des impeccables interventions du chœur ou dans la scène finale.