Orphée aux enfers connut un début mitigé à sa création (*). Public et critiques se sentaient dépaysés par la parodie de la « sainte et glorieuse antiquité », mettant à nu les assises de la société du Second Empire… La polémique ayant tourné à l’avantage du compositeur et de Crémieux encouragea le succès, qui s’amplifia au cours des représentations. Depuis, jamais il ne s’est démenti. Ainsi, l’Opéra de Baugé, qui l’avait déjà offert en 2018 à son public, reprend-il l’ouvrage. La mise en scène s’est renouvelée, la distribution aussi pour ce crû 2025. Le choix s’est porté sur la malicieuse version en deux actes (1858) enrichie d’emprunts à la faveur d’une réorganisation, sensible au second, comme il est fréquent.
Oublions le décor, simple sinon simpliste, et ses changements à vue. Les costumes, par contre, nous plongent efficacement dans cette action débridée, censée se dérouler dans une antiquité factice. L’ouvrage, parodique, appelle d’aussi bons chanteurs que comédiens. Diction et sourire sont essentiels. Aussi le choix des premiers rôles s’est-il porté sur des voix francophones familières d’Offenbach, de sa verve, de son ironie, de sa bouffonnerie comme de sa légèreté et de sa grâce. Une authentique troupe dont la complicité est manifeste a été constituée pour la circonstance.
La direction communique une dynamique constante au chant et à l’orchestre, endiablée, fiévreuse, accentuée comme tendre, toujours efficace et attentive à chacun. Le chef, Nicolas Bercet, lui-même chanteur professionnel, connaît très bien l’ouvrage. Entre l’énergie captivante et le dévergondage assorti d’une mélancolie souriante, l’équilibre est réalisé. Les nombreux dialogues et mélodrames qui assurent la continuité de l’histoire sont truffés de calembours, d’allusions, de jeux de mots : l’ironie, l’outrance y règnent en maître. Autant le premier tableau, respectueux de la version originale, réjouit, autant la suite est-elle moins évidente, faisant un sort à plusieurs passages parlés. Les numéros chantés, réordonnés, s’enchaînent avec des liaisons qui, parfois, fleurent l’artifice.
La plus sollicitée musicalement, Eurydice, « la femme dont le cœur rêve », est confiée à Marion Auchère. La voix est gourmande, corsée, impertinente. L’agilité est manifeste aux vocalises sur l’air final « Bacchus ! mon âme légère », archétype du futur can-can. Chacun de ses nombreux airs appellerait un commentaire, de ses couplets du berger joli à sa bacchanale dyonysiaque (elle finira transformée en bacchante par Jupiter), en n’oubliant pas la redoutable invocation à la mort où l’orchestre se montre sous son jour le meilleur. L’agilité, les aigus aisés et un engagement scénique constant sont bien là. Orphée, essentiel au premier acte, se fait beaucoup plus discret ensuite. Charles Mesrine y déploie tout son talent de chanteur et de comédien, dont la diction est d’une rare qualité. Le duo du concerto rend le personnage sympathique. D’Olivier Trommenschalger, Jupiter, on retiendra l’abattage et le savoureux duo de la mouche. La voix est solide pour imposer le dieu volage, et son dialogue avec Pluton (qui lui a ravi Eurydice) réjouissant. Pluton / Aristée est irrésistible au travers du chant et du jeu d’Hoël Troadec, voix sûre, bien colorée, claire, projetée et toujours intelligible. Le registre de fausset, sonore, est exploité avec bonheur dans la chanson d’Aristée. Le Pluton dissimulateur, dans son dialogue avec Jupiter, n’appelle que des éloges. L’Opinion publique, parodie du chœur antique, est Anouk Molendjik, beau mezzo assorti de solides graves, chaleureux, qui brille dans ses couplets, même si son ampleur ne peut que gagner. « Ne regarde pas en arrière », avec le chœur en fait la preuve, parfaitement chanté. Jean-Philippe Poujolat est John Styx, dont les couplets « Quand j’étais roi de Béotie » démontrent les qualités vocales et celles du jeu. Son dialogue avec Eurydice est remarquable. Du trottinant Mercure (Alexandre Nervet-Palma) on retiendra le rondo-saltarelle « Eh hop ! Place à Mercure », enlevé comme il se doit. Karlene Moreno-Hayworth, fidèle à Baugé, nous vaut un délicieux Cupidon. Le faux trio qu’elle forme avec Mars (Gheorge Palcu) et Vénus (Ruth Harley) est un bonheur musical comme scénique… Au risque d’être injuste, nous n’énumérerons pas tous les dieux, demi-dieux et figures allégoriques qui participent à cette cohorte impressionnante composant de beaux tableaux, en plus d’illustrer de leur chant et de leur jeu un ouvrage plus sérieux qu’il n’y paraît. Les ensembles, parfaitement réglés sont un régal, le chœur « Vive le vin », puis l’ultime menuet et galop infernal, où Diane (Béatrice de Larragoïti) vocalise fort bien, en sont les meilleurs exemples. Le chœur, auquel participent tous les personnages allégoriques, se montre irréprochable d’entrain et de précision. Les six danseuses, certainement non-professionnelles, font de leur mieux, avec bonheur.
Une soirée qui a enflammé le public ravi de l’Opéra de Baugé, dont les rappels sont incessants.
(*) cf. Siegfried Kracauer, Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire, Klincksiek, pp. 188 sqq.