L’opéra national d’Estonie crée cinq nouvelles productions chaque année sur les vingt et une proposées au public chaque saison en près de deux cent vingt levers de rideaux ! Un modèle inhabituel – surtout pour un pays de cette taille – mais fonctionnel au vu de la salle enthousiaste venue applaudir Orphée aux Enfers dans ce spectacle datant de 2022.
Nous le disions dans notre article consacré à Roméo et Juliette, la Maison estonienne est fort francophile avec cinq œuvres hexagonales actuellement à son répertoire dont deux cette semaine, à Tallinn.
Membre d’Opera Europa, l’opéra coproduit également des ballets comme Pulcinella et l’Heure Espagnole avec l’Opéra Comique à Paris. Madame Butterfly a été l’objet d’une coproduction internationale avec Brescia, Côme, Pavie, Crémone, Bergame et Lucques.
En l’espèce, cette matinée offre une version survitaminée et particulièrement bien rythmée du chef-d’œuvre d’Offenbach dont l’impertinence et l’humour ne sont pas sans évoquer la série Kaos. Liis Kolle met en scène avec un souffle proverbial. Chaque personnage, même parmi le chœur, jouit de sa propre personnalité, d’émotions individuelles rendant l’action foisonnante et éminemment vivante.
Les costumes de Reili Evart, tous réalisés dans les ateliers de l’opéra, participent à caractériser chacun. Plein d’esprit et de clins d’oeil truculents, ils composent une harmonie foutraque parfaitement offenbachienne. Poseidon emmène les nymphes en balade sur sa bouée dauphin dorée, Mercure porte une coiffe de bananes à distribuer, Vénus est meneuse de revue, John Styx porte une livrée squelette, un biker emplumé proclame « fuck god, believe in yourself » et la robe de Thalie/Euterpe reprend le tondo du plafond de l’opéra.
La scénographie de Jaagup Roomet est à l’avenant et mérite une mention spéciale pour l’entrée de l’Olympe en toboggan.
Les danseurs de la troupe, encadrés par Dmitri Harchenko – un homme qui sait faire danser les meules de foin – proposent des chorégraphies enlevées et amusantes malgré quelques décalages.

L’oeil se régale et s’amuse, donc, tandis que l’oreille s’habitue étonnement bien à entendre la partition… en estonien. La prosodie a été particulièrement soignée et ne nuit aucunement à la musicalité d’autant plus que l’ensemble du plateau s’avère d’excellente tenue.
Il met à l’honneur deux célébrités locales qui doivent leur notoriété nationale à la télévision: Elina Nechayeva et Reigo Tamm. La première campe une Eurydice hystéro-bimbo qui s’amuse de sa propre caricature. Surtout, c’est une colorature pyrotechnique qui multiplie les ornements en contre-notes avec une aisance bluffante jusqu’au contre-sol.
Elle cède bien volontiers au bourdonnement d’Aristée/Pluton dont l’abattage n’a d’égal que la suavité vocale. Délicieusement méphistophélique, le baryton est hilarant et joue des couleurs de son timbre clair avec brio. Face à ce couple illégitime, voix bien campée, l’Orphée d’Oliver Kuusik est tout aussi fluide scéniquement.
Les Dieux de l’Olympe dessinent un tableau réjouissant. L’esprit de troupe favorise sans doute l’osmose entre ces chanteurs qui passent toute leur carrière côte à côte. A tout seigneur tout honneur, Zeus trouve en la personne de Tamar Nugis une parfaite incarnation. Grimé en Ziggy Stardust il dégage une belle autorité vocale et scénique jusque dans ses ridicules.
Aule Urb est tout aussi convaincante en épouse jalouse qu’il y a deux jours en Gertrude chez Gounod. Les graves sont veloutés, les aigus faciles.
Kadri Nirgi, au soprano pétillant comme du champagne, campe un impeccable Amour, ado rebelle faiseur de grève : « Marre de l’ambroisie, on veut des patates » clament les banderoles. Sa mère, Karis Trass, est une Venus au timbre rond et chaud.
Jakob Tomson en Mercure, Merit Kraav en Minerve, Mart Laur en Mars complètent avantageusement ce panthéon. N’oublions pas le très touchant John Styx de Mart Madiste ni la belle voix charnue de l’autoritaire femme à barbe/Opinion publique de Juuli Lill.
Dans la fosse, Jaan Ots est le garant de l’esprit français de l’œuvre. Le choeur et l’orchestre de l’Opéra National d’Estonie sont parfaitement en phase. Les musiciens aquarellent leur jeu d’une belle transparence dès la première partie de l’ouverture et nuancent perpétuellement leur jeu, évitant le plafonnement sonore jusqu’au French cancan le plus endiablé.
Les choristes s’amusent manifestement ; capables de la plus exquise délicatesse dans la scène du réveil de l’Olympe, ils savent faire trembler les murs si nécessaire et déploient, comme l’ensemble du plateau une énergie communicative.
Un spectacle à découvrir en même temps que la charmante Tallinn en juin 2026.